Italie – Argentine : le primat du cœur
Existe-t-il une terre plus marquée par l’Italie que l’Argentine dans le monde ? Pour le voyageur ou l’étudiant qui arrive à l’aéroport de Buenos Aires, force est de constater que si les trottoirs ressemblent furieusement à ceux de Madrid et que certains immeubles de style haussmannien rappellent invariablement Paris, il flotte toujours un air d’Italie sur cette terre du bout du monde. Unies par le sang, les relations italo-argentines sont autant affectives que distantes, plus de 11 000 km séparant Rome de Buenos Aires ! Ce double facteur d’intimité et d’éloignement géographique structure encore aujourd’hui les relations entre les deux pays. Bien loin d’être le fruit de « deux nations sœurs », les relations italo-argentines s’élaborent en fonction de visions propres à chacun, qu’il nous faut ici éclaircir pour éviter un déterminisme commode. Car l’étude des rapports bilatéraux s’apprécie aussi en fonction de ce qu’ils ne sont pas !
À ce propos, signalons d’emblée le différentiel d’échelle géographique entre une étroite péninsule italienne délimitée par les Alpes et la Méditerranée, et une Argentine qui n’en finit plus de s’étirer vers le sud, jusqu’à cette mythique Terre de Feu qui fait d’elle le huitième pays le plus grand du monde par sa superficie. Traditionnellement urbains et agricoles, les deux pays sont pourtant très diversement peuplés. Avec 16 habitants/km2 l’Argentine est l’un des pays les moins peuplés du monde, quand l’Italie est depuis l’Antiquité marquée par l’urbanité avec 200 habitants/km2. Ce rapport à l’espace structure tout autant leur vision au monde. Rome aime se draper dans le prestige de l’Empire romain dont elle est l’héritière et qui jadis la plaçait au centre du monde connu. Berceau de la papauté et de la Renaissance, foyer de multiples révolutions artistiques, l’Italie a conscience de l’importance de sa contribution à la civilisation occidentale et de sa centralité dans les relations internationales en appartenant à l’Union européenne. Pour l’Argentine la vision est somme toute inversée, Jorge Mario Bergoglio, plus connu sous le nom de pape François, observant le jour de son élection pontificale que le Vatican était aller chercher « un pape du bout du monde ». Cette opposition entre le centre et la périphérie est tout à fait prégnante dans la qualité des rapports italo-argentins. Il convient de la garder à l’esprit pour mieux les apprécier.
Questionnons aussi un instant « l’italianité » tant de fois célébrée de l’Argentine. Un bref regard sur la carte administrative de l’Argentine fait apparaître que huit de ses vingt-trois provinces portent un nom hérité d’une langue indigène1. De même, le pays a été possession de la couronne d’Espagne pendant près de trois siècles et en a adopté sa langue. Mentionnons enfin que les Italiens, peuple d’émigration souvent volubile, se distinguent nettement de flegmatiques Argentins malgré tout marqués par leur passé colonial comme tous les peuples des Amériques. Cette distorsion dans l’expérience coloniale est très certainement responsable d’une capacité d’assimilation argentine bien supérieure à celle des peuples européens, les Argentins étant le produit d’Espagnols et d’Italiens, mais aussi d’Allemands, de Français, de Russes, de Gallois ou de Libanais2.
Ces considérations établies, nous pouvons maintenant poser le cadre historique, présenter la relation bilatérale et ébaucher une approche prospective des rapports entre l’Italie et l’Argentine autour de l’accord de libre-échange Union européenne-Mercosur.
L’Italie a profondément marqué l’identité culturelle argentine. Ci-contre le monument à Giuseppe Garibaldi trônant au milieu de la Plaza Italia dans le quartier résidentiel de Palermo à Buenos Aires. (© Wikipédia)
L’Argentine : un pays italo-espagnol
« L’Argentin est un Italien qui parle espagnol, pense en français et voudrait être Anglais ». Cette phrase de Jorge Luis Borges (1899-1986), le plus célèbre des écrivains argentins – lui-même issue d’une famille anglo-hispano-portugaise ! -, dit tout de l’éternel dilemme identitaire des Argentins ! Elle nous rappelle aussi les influences culturelles qui se sont exercées sur l’Argentine. Historiquement, l’Argentine était un vaste espace peuplé de diverses tribus indigènes, les Guaranis au Nord et les Mapuches au Sud étant sans doute les mieux connues. Guaranis comme Mapuches seront toujours rétifs à la domination espagnole qui s’ancre d’abord sur les rives du Río de la Plata avant de difficilement progresser vers l’intérieur des terres tout au long de l’époque coloniale (XVIe-XIXe siècles). À l’indépendance de l’Argentine en 1816, l’Espagne n’aura finalement jamais soumis ces populations indigènes farouchement attachées à leur liberté. Une explication politique peut être avancée pour expliquer cet état de fait ; Madrid ne prêtant que très tardivement attention à cette vice-royauté du Río de la Plata (1776-1816) – dont allait émerger la Bolivie, le Paraguay, l’Uruguay et l’Argentine -, lui préférant les richesses aurifères du Pérou et la centralité du port de Lima dans son commerce avec les Amériques. Buenos Aires est ainsi longtemps cantonnée à un rôle de port de transit secondaire pour écouler les richesses minières venues du Paraguay.
Les Espagnols partis, il restait pour ses pères fondateurs à bâtir la nouvelle Argentine. Manuel Belgrano (1770-1820), italo-argentin d’avant l’heure et créateur du drapeau national, en est ainsi l’un de ses tout premiers dirigeants. Les Argentins suivent également les exploits de Giuseppe Garibaldi dans la guerre civile uruguayenne (1839-1851)3.
À la tête de seulement 3 millions d’habitants en 1860, le gouvernement argentin entend attirer l’immigration européenne pour développer son immense territoire. La période qui s’ouvre entre 1870-1925 voit l’arrivée de 2,5 millions d’immigrés italiens sur les quais du port de Buenos Aires. Les Italiens forment alors la première communauté étrangère en Argentine, devant les Espagnols. S’ils sont dans un premier temps originaires du Nord de la péninsule (Piémont, Vénétie, Émilie-Romagne et surtout Ligurie), ils sont bientôt rejoints par leurs compatriotes du Sud (Campanie, Calabre, Pouilles, Basilicate). Nombre d’entre eux habitent La Boca, quartier pittoresque du sud-est de la capitale argentine aujourd’hui muséifié, où ils représentent près du tiers des habitants en 1904. Les motivations de ces Italiens venus chercher fortune outre-Atlantique sont multiples. Il s’agit souvent d’hommes seuls, analphabètes, en âge de travailler, et qui espèrent faire venir leurs familles après avoir réussi économiquement. Déracinés, vivant parfois dans le dénuement le plus extrême, ces hommes sont en partie ce que l’on appellerait aujourd’hui des opposants politiques. Unifiée sous l’égide du royaume de Piémont-Sardaigne en 1861, la toute jeune monarchie constitutionnelle italienne n’offre plus un cadre politique idéal pour des Italiens acquis au républicanisme de Giuseppe Mazzini4. Persécutés par le pouvoir, ces derniers s’en vont depuis le port de Gênes vers le Nouveau Monde. À ces motifs politiques, il faut ajouter les traditionnelles raisons économiques. Moins favorable à l’unité italienne, le Mezzogiorno a vu son tissu industriel largement déstabilisé par le Risorgimento au profit des régions septentrionales. Une situation sanitaire préoccupante parachève enfin ce contexte péninsulaire dégradé, l’Italie étant la proie de plusieurs épidémies de choléra dans les années 1850-1860.
Les Italiens d’Argentine ne sont pas pour autant tous des nécessiteux. Si beaucoup d’entre eux vivent à Buenos Aires et dans sa province, d’autres s’établissent dans l’intérieur, principalement dans les provinces de Santa Fe et de Córdoba où ils se dédient aux travaux des champs. Dans la capitale, on retrouve nombre d’Italiens employés dans des ateliers et fabriques diverses, mais aussi dans la métallurgie naissante. Les plus aisés d’entre eux parviennent jusqu’à l’université où certains professeurs exercent une influence durable sur la culture politique argentine. À ce sujet, l’histoire du socialisme et de l’anarchisme argentin est particulièrement tributaire des apports transalpins tout comme le syndicalisme5. Fraîchement venus d’une Europe en pleine ébullition politique, les Italiens prennent toute leur part dans le débat politique et animent le Parti socialiste argentin avec d’autres immigrés, allemands et français notamment. Cet activisme politique ne tarde pas à faire réagir les autorités locales qui voient dans les idées socialistes et anarchistes un ferment des luttes sociales qui agitent le pays. Impliqués dans les mouvements syndicaux, adeptes de la grève, les Italiens deviennent une menace pour « l’identité nationale » et l’unité du pays. Sans plus tarder, le législateur fait passer deux mesures discriminatoires qui permettent d’expulser plus facilement les étrangers, et, in fine, de tarir peu à peu une immigration italienne dont on redoute la présence de potentiels anarchistes dans ses rangs.
La « Loi de Résidence » (1902) et la « Loi de Défense Sociale » (1910) sont aussi un instrument de contrôle politique. Par leur caractère répressif, elles facilitent l’intégration des immigrés dans la Nation argentine. Pour les Italiens c’est un crève-cœur, eux qui se retrouvent obligés de choisir entre la nationalité de leur terre d’accueil ou celle de leur patrie d’origine. En réalité, comme pour tout immigré, la question de la nationalité faisait depuis longtemps débat parmi les Italiens. Faut-il devenir Argentin ? Répondre par l’affirmative, revenait pour beaucoup à faire le deuil de leur nationalité italienne. Les plus critiques allant jusqu’à pointer leur « abandon » de la mère patrie s’ils consentent à devenir Argentins.
Plus qu’une logique d’affrontement entre deux cultures écartelées des deux côtés de l’Atlantique, c’est finalement la volonté de s’intégrer dans son pays d’accueil qui l’emporte très largement. Si les Italiens ont déployé une grande énergie à se constituer des cercles de sociabilité bien à eux, on ne compte plus le nombre d’hôpitaux, de centres culturels, d’écoles ou de journaux en langue italienne qui coexistent avec les lieux de la culture argentine, ils mettent un point d’honneur à apprendre l’espagnol, une langue qu’ils vont rapidement adopter. Bien plus, beaucoup voient d’un mauvais œil des compatriotes qui s’expriment dans un espagnol mâtiné d’italien, un « italognol » avant la lettre. C’est ainsi que le lunfardo, argot de Buenos Aires très influencé par l’italien, est toujours parlé aujourd’hui. Au fil du temps, le lunfardo est devenu une composante incontournable du paysage culturel porteño6. Langue officieuse du tango, il dispose de son Académie et de son dictionnaire.
Multiculturelle, la société argentine d’hier et d’aujourd’hui doit beaucoup au génie de ces Italiens des « Deux Mondes », pour reprendre le surnom de Garibaldi. Bartolomé Mitre, président de la République (1862-1868), fondateur du journal La Nación et traducteur de Dante ; Astor Piazzolla (1921-1992), célèbre compositeur de tango ; Juan Manuel Fangio quintuple champion du monde de Formule 1 (1911-1995) ; les footballeurs Alfredo Di Stefano (1926-2014), Diego Armando Maradona (1960-2020) ou Lionel Messi, ne sont que quelques exemples du génie argentin « à l’italienne ». De quoi nouer de solides relations diplomatiques entre les deux pays ?
Médiatisé, le dialogue italo-argentin peine à déboucher sur des réalisations concrètes. (© Wikipédia)
De Rome à Buenos Aires : des relations désenchantées ?
S’il n’existe donc pas de terre plus « italienne » que l’Argentine dans le monde – pas même les États-Unis ou le Brésil, deux autres pays où les Italiens émigrèrent massivement -, il faut se garder d’essentialiser les rapports italo-argentins. En dépit de liens affectifs forts, les relations entre Rome et Buenos Aires sont assurément en deçà des expectatives qu’elles suscitent à chaque visite présidentielle ou ministérielle des deux côtés de l’Atlantique. Après une phase de sympathie assumée de l’Argentine de Juan Domingo Perón (1895-1974) pour l’Italie mussolinienne, – qui laissa toutefois au Brésil de Getúlio Vargas (1889-1945) le soin de s’engager dans la campagne d’Italie (1943-1945) aux côtés des Alliés – et l’éclipse des relations diplomatiques sous la dictature argentine (1976-1983), les relations se sont depuis normalisées avec le retour de la démocratie.
Très conscient de l’isolement international du pays et de la problématique de la dette héritée de la dictature militaire, le président Alfonsín conclut lors de sa venue en Italie en 1987, le traité Alfonsín-Goria, plus connu sous son acronyme RAPIA, qui ambitionnait de refonder les relations italo-argentines sur un partenariat stratégique aussi durable que prioritaire entre les deux pays. Quand Carlos Menem, président de l’Argentine de 1989 à 1999, se rend à nouveau en Italie en 1997 pour réaffirmer la centralité de la relation italo-argentine qui débouche sur la signature d’un nouveau traité bilatéral en 1998, force est de constater que les objectifs sont loin d’être atteints pour les deux pays. Sur la période 1992-2002, les investissements directs italiens ne représentent par exemple que 4% des IDE en Argentine. Cette situation s’explique par les contraintes internes comme externes qui s’imposent à Rome comme à Buenos Aires. L’Italie a refondé son système politique en 1992 avec son opération « Mains propres » qui a mis en évidence la corruption généralisée et le financement illicites de ses partis politiques, au point de parler depuis lors de « Seconde République italienne ». Côté argentin, la crise de la dette a engendré un défaut de paiement en 2002 qui a fait date. Partiellement détenus par de petits épargnants transalpins, les bons du trésor argentin empoisonnent pour un temps les relations italo-argentines, ces épargnants se sentant parfois trahis par leurs « cousins » du bout du monde. En partie discréditée aux yeux des Italiens, l’Argentine devient un pays peu digne de confiance pour y faire des affaires. Certains groupes transalpins se désengagent du pays, à commencer par la Banca Nazionale del Lavoro. Cet héritage de la dette pèse indubitablement dans la qualité d’une relation bilatérale qui ne s’est revitalisée que très récemment avec la triple visite du président de la République italienne Sergio Mattarella (2017), des présidents du Conseil Matteo Renzi (2016) et Giuseppe Conte (2018) en Argentine. Dans une double tournée européenne (2020-2021) qui l’aura vu s’arrêter à Paris, Berlin, Madrid et Lisbonne, le nouveau président argentin, Alberto Fernández, s’est également rendu à Rome pour s’assurer du soutien italien dans sa tentative de renégocier la dette argentine auprès du FMI7 8.
Plus largement, en dehors des considérations économiques, l’Argentine n’a jamais figuré au centre de l’agenda diplomatique de la Farnesina – l’équivalent italien de notre Quai d’Orsay -, au même titre que Buenos Aires regarde invariablement vers le Brésil, la Chine et les États-Unis, trois de ses plus gros partenaires commerciaux. Très attachée à son triptyque diplomatique forgé depuis la Seconde Guerre mondiale par l’Union européenne, l’OTAN et son tropisme méditerranéen, l’Italie ne perçoit dans l’Argentine et dans l’Amérique latine en général, qu’une région périphérique de sa politique étrangère9. Quant à l’Argentine, son économie est largement dépendante de ses échanges avec le Mercosur, bloc économique institué en 1995 autour du Paraguay, de l’Uruguay, du Venezuela (suspendu depuis fin 2016) et surtout du Brésil.
Malgré ces préférences régionales légitimes, des lignes de synergie méritent d’être évoquées entre l’Italie et l’Argentine tant elles peuvent à l’avenir constituer d’authentiques paradigmes de leurs relations bilatérales. L’Italie et l’Argentine sont d’abord deux grandes puissances de l’industrie agro-alimentaire mondiale. Même si Rome ne pesait que 2,5 % des importations argentines en 2016, l’Italie peut s’appuyer sur la réputation de sa gastronomie, très appréciée outre-Atlantique, pour conquérir de nouvelles parts de marchés. L’Argentine est pour sa part le cinquième producteur mondial – le sixième en comptant l’Union européenne – de viande bovine en 2019, seulement devancée par le Brésil en Amérique du Sud10. Plus encore, l’Argentine est très demandeuse de produits à haute valeur technologique pour développer un pays qui s’enfonce dangereusement dans la pauvreté11. Elle compte par exemple sur le savoir-faire italien en matière d’autoroutes et de chemins de fer – la FIAT a longtemps équipé l’Argentine en locomotives – pour moderniser un réseau largement obsolète. Elle importe également des produits chimiques en provenance de la péninsule et espère exporter ses biocarburants vers l’Europe – un secteur d’excellence de son économie – si l’accord UE-Mercosur finissait par se concrétiser.
Au début des années 2020, la coopération économique Italie-Argentine reste cependant modeste. Alors que l’Italie était traditionnellement engagée dans l’aide au développement en Argentine, elle a fermé son agence régionale à Buenos Aires en 2007 et ne l’a pas rouverte depuis. Les difficultés économiques traversées par les deux partenaires peuvent justifier cet état de fait. Par ailleurs, le relatif isolement international qui a caractérisé l’Argentine protectionniste de Cristina Fernández de Kirchner entre 2007 et 2015, n’a pas permis une plus grande ouverture d’un marché économique argentin largement dominé par le Brésil, la Chine et les États-Unis. Portée par ses grands groupes (FIAT, Pirelli, Ferrero, Enel, Generali), l’Italie reste néanmoins en 2020 le deuxième investisseur européen en Argentine après l’Allemagne, mais devant des partenaires historiques comme l’Espagne, la France et le Royaume-Uni.
Relativement marginalisée sur le plan économique, l’Italie entend garder la main sur le terrain de la diplomatie culturelle. Disposant de la plus grande communauté d’Italiens établis à l’étranger avec 842 000 concitoyens résidant en Argentine en 201812, Rome maintient un réseau culturel dense, aussi bien à Buenos Aires que dans la province de Córdoba. L’Institut culturel italien de Buenos Aires abrite la deuxième plus grande bibliothèque italienne hors d’Italie, après celle de Paris. Dans un monde toujours plus plurilingue où peser dans la compétition linguistique internationale est aussi devenu un enjeu de puissance, Rome défend et promeut l’apprentissage de la langue italienne avec ferveur13. L’Argentine serait ainsi le pays le plus italophone du monde après l’Albanie. S’adressant à des étudiants de l’université de Buenos Aires en 2018, Giuseppe Conte a rappelé combien la coopération universitaire italo-argentine était fondamentale pour son pays. Implantée depuis 1998 à Buenos Aires, la délégation de l’université de Bologne constitue en ce sens un pont culturel appréciable entre l’Europe et l’Amérique latine.
Enfin, la coopération scientifique est particulièrement nourrie et ambitieuse. L’Italie et l’Argentine entretiennent une étroite collaboration spatiale qui s’est concrétisée par le lancement de six satellites d’observation météorologique. Présenté comme une première mondiale à son lancement en 2007, ce programme vise à prévenir les risques sismiques et autres catastrophes naturelles14.
Pleine de bonnes intentions et parfois de réussites tangibles, la relation Italie-Argentine peut aussi se mesurer à l’aune des négociations sur l’accord de libre-échange entre le Mercosur et l’Union européenne. Parviendra-t-elle à infléchir le cours d’un traité au devenir toujours plus incertain ?
Principaux leaders européens et sud-américains après la signature de l’accord de libre-échange entre le Mercosur et l’Union européenne. L’Italie et l’Argentine sont toutes les deux favorables à cet accord – 28 juin 2019, G20 d’Osaka (Japon). (© Wikipédia)
L’Italie, l’Argentine et la logique des blocs régionaux
Lors de sa visite en Argentine en 2017, le président italien Sergio Mattarella a souligné l’importance de conclure l’accord de libre-échange entre l’Union européenne et le Mercosur dont les négociations courent depuis 2000. L’Italie a réaffirmé cette position dans une lettre adressée à la Commission européenne à l’automne 2020 et conjointement signée par plusieurs pays de l’Europe méditerranéenne (Espagne, Portugal, Italie) et de l’Europe baltique (Suède, Finlande, Danemark)15. Si Bruxelles n’a de cesse de vanter les opportunités économiques qu’un tel accord pourrait générer en matière d’emploi et de débouchés commerciaux pour plus de 700 millions de consommateurs potentiels, bien des résistances restent à dépasser pour parvenir à la ratification. La France d’Emmanuel Macron reste fermement opposée à un accord qui accentuerait selon elle la déforestation de l’Amazonie. Premier pays agricole de l’Union européenne, elle entend protéger ses éleveurs de la viande bovine argentine et brésilienne comme des biocarburants produits par ces pays. D’abord encline à un accord qu’elle considérait favorable à son industrie automobile, l’Allemagne d’Angela Merkel a également fait machine arrière. Restent donc le Portugal et l’Argentine, tous deux présidents de l’Union européenne et du Mercosur au premier semestre de l’année 2021, pour défendre un accord qu’ils perçoivent comme un instrument d’une relance économique exigée par la pandémie mondiale de coronavirus et dont la ratification – qui passe par l’unanimité des 27 États membres de l’Union européenne, des 4 États du Mercosur, du Parlement européen et des parlements nationaux ! – paraît pourtant fort compromise. Plus globalement, l’imminence des élections présidentielles en France comme au Brésil, prévues en 2022, dans la foulée des élections fédérales allemandes de septembre prochain, ne plaide pas en faveur d’avancées diplomatiques majeures entre les deux blocs régionaux.
L’incapacité de l’UE et du Mercosur à sceller un accord robuste illustre en outre le manque de vision stratégique commun aux deux organisations. Dans un monde toujours plus « réaliste » marqué par l’unilatéralisme de la présidence Trump, l’ascension commerciale chinoise et la résurgence de la puissance russe, l’Europe comme l’Amérique latine peinent à peser sur la scène internationale. Sommes-nous en présence de deux espaces « sortis de l’Histoire » ? S’il est vrai que l’UE traverse bien des crises régionales menaçant sa sécurité intérieure (Ukraine, Biélorussie, Libye, Syrie, Afrique sahélienne, attentats terroristes) ou sa cohésion (Brexit), son entêtement à défendre ses valeurs plutôt que sa vision du monde n’est pas pour accroître son poids géostratégique à l’international. Une éventuelle non-ratification de l’accord avec le Mercosur l’affaiblirait incontestablement au moment même où la Chine n’en finit plus d’accroître son influence en Amérique latine16. De son côté, l’Amérique du Sud doit faire face à la pire crise économique de son histoire, devant celle de 1929, provoquée en partie par une gestion calamiteuse de la crise sanitaire de la Covid-19. Les pays du Mercosur sont eux-mêmes en proie à l’instabilité économique (Argentine) et politique (Brésil, Venezuela). Le lobby hispano-portugais17 sera-t-il finalement en mesure d’infléchir une politique commerciale européenne – mais aussi latino-américaine – paradoxalement tournée vers l’Asie-Pacifique18 ?
Entre un imaginaire collectif émotionnel très prégnant et la réalité d’une coopération par bien des aspects encore inaboutie, cet exposé a montré la singularité des relations italo-argentines. Italiens et Argentins se retrouvent certes dans de nombreux cénacles internationaux, du G20 au mouvement Uniting for Consensus qui s’oppose à un élargissement du Conseil de sécurité de l’ONU s’il ne fait pas l’objet d’un consensus préalable entre les puissances, mais rien ne pourra remplacer le primat du cœur dans leur longue histoire commune. Ce même cœur qui pousse toujours plus de jeunes italiens à franchir el otro lado del charco, l’autre côté de l’océan Atlantique, pour y faire leur vie. L’Argentine n’est-elle pas ce pays « scandaleusement riche, où, en dépit de tout ce qui s’y est passé, il reste tout à faire19 ? ».
Alexis Coquin
- Il s’agit par ordre alphabétique des provinces de Catamarca (du quechua), du Chaco (des langues indigènes du nord-argentin et du Paraguay), du Chubut (du tehuelche), de Jujuy (du aymara ou du quechua), de La Pampa (des indiens Querandí appelés Pampas par les Espagnols), de Neuquén (du mapuche), de Salta (origine incertaine), de Tucumán (du lule).
- Signalons toutefois la très polémique conquête du désert (1878-1885) entreprise par le gouvernement argentin pour assimiler les peuples autochtones à la « civilisation occidentale », en particulier les Mapuches, qui déboucha sur l’intégration de la Pampa et de la Patagonie au reste de l’Argentine.
Lire : BARTOLOMÉ Miguel Alberto, « Los pobladores del “desierto” », Amérique Latine Histoire et Mémoire. Les Cahiers ALHIM, 10 | 2004, 21 février 2005. http://journals.openedition.org/alhim/103
- Garibaldi passe près de 13 ans de sa vie en Amérique du Sud (1835-1848). Il s’y implique dans deux guerres civiles. D’abord dans la guerre des Farrapos (1835-1845), rébellion séparatiste du sud-brésilien à l’autorité de l’empereur Pedro II, puis dans la guerre civile uruguayenne (1839-1851) à partir de 1841. En Uruguay, il contribue avec sa légion de volontaires italiens à la victoire des Colorados (libéraux) sur les Blancos (conservateurs). Ce bipartisme entre Colorados et Blancos a perduré jusqu’à nos jours à Montevideo. Les deux partis ont ainsi gouverné le pays sans interruption de 1830 à 2005 ! Après l’intermède de la coalition de gauche du Frente Amplio (2005-2020) les Blancos sont à nouveau au pouvoir.
- L’Argentine des immigrés italiens du second XIXe siècle regroupe un certain nombre de républicains mazzinistes, de carbonaristes (sociétés secrètes acquises aux idéaux révolutionnaires) et de libéraux qui sont autant de déçus d’une unité italienne qui s’est faite par « le haut » (les élites) et non par « le bas » (le peuple) comme le souhaitait Mazzini (1805-1872). On retrouve l’influence mazzinienne dans les milieux culturels et littéraires argentins mais aussi en politique où la propagande mazzinienne véhiculée par la presse de langue italienne participe à la diffusion des idéaux républicains dans la société de l’époque.
- L’anarchiste Errico Malatesta (1853-1932) séjourne en Argentine de 1886 à 1889. On lui doit la création du syndicat des boulangers, tout premier syndicat argentin, dont il rédige les statuts. Il reprend aussi le journal anarchiste de langue italienne La Questione sociale dont il se sert pour attiser la colère sociale ouvrière et appeler à la grève générale. Pour une rapide chronologie de l’anarchisme argentin lire : AMATO Alberto, « Antecedentes históricos. El anarquismo argentino, una idea nacida al calor de las huelgas y la marca de Malatesta », Clarín, 15 novembre 2018. https://www.clarin.com/politica/anarquismo-argentino-idea-nacida-calor-huelgas-marca-malatesta_0_Vb1ClORyW.html
- Les porteños, littéralement « habitants du port » en espagnol, désignent les habitants de Buenos Aires et par extension tout ce qui s’y rapporte.
- Lire : « Alberto Fernández aseguró que Italia se comprometió a apoyar a la Argentina en su renegociación de la deuda », Infobae, 31 janvier 2020. https://www.infobae.com/politica/2020/02/01/alberto-fernandez-aseguro-que-italia-se-comprometio-a-apoyar-a-la-argentina-en-su-renegociacion-de-la-deuda/ et ARCINIEGAS Yurany « Argentina: Fernández termina su gira por Europa con respaldo para renegociar la deuda con el FMI », France 24, 14 mai 2021. https://www.france24.com/es/américa-latina/20210514-argentina-fernandez-gira-europa-respaldo-renegociacion-deuda-fmi
- Lire : NEMIÑA Pablo et VAL María Emilia, « La renegociación de la deuda argentina durante la pandemia COVID-19. Implicancias y perspectivas para los países en desarrollo », Documentos de Trabajo n° 38 (2a época), Madrid, Fundación Carolina, 2020. https://www.fundacioncarolina.es/wp-content/uploads/2020/11/DT_FC_38.pdf
- Lire : COQUIN Alexis, « La politique étrangère italienne : européenne, atlantiste et méditerranéenne », Classe Internationale, 6 avril 2021. https://classe-internationale.com/2021/04/06/la-politique-etrangere-italienne-europeenne-atlantiste-et-mediterraneenne/
- Lire : RAMSEYER Franco et TERRÉ Emilce « Carne vacuna en el mundo en niveles récord. Argentina aprovecha la mayor demanda global », Bolsa comercio de Rosario, 8 novembre 2019. https://www.bcr.com.ar/es/mercados/investigacion-y-desarrollo/informativo-semanal/noticias-informativo-semanal/carne-vacuna
- Lire : « La pobreza alcanzó al 40,9% de la población argentina en el primer semestre de 2020 », Deutsche Welle, 30 septembre 2020. https://www.dw.com/es/la-pobreza-alcanzó-al-409-de-la-población-argentina-en-el-primer-semestre-de-2020/a-55112537
- Lire : Annuario delle statistiche ufficiali del ministero dell’Interno – 2019, Rome, Ministero dell’Interno, 2019. http://ucs.interno.gov.it/FILES/AllegatiPag/1263/INT00041_ANAGRAFE_DEGLI_ITALIANI_RESIDENTI_ALL_ESTERO_-A.I.R.E.-_ed_2019.pdf
- Lire : L’Italiano nel mondo che cambia – 2019, Rome, Ministero degli Affari Esteri e della Cooperazione Internazionale (la Farnesina), 9 octobre 2019. https://www.sitocgie.com/wp-content/uploads/2019/11/Rapporto-diffusione-italiano-2019.pdf
- L’Argentine vient de lancer ses deux satellites entre 2018 et 2020. Pour plus de détails sur le programme spatial italo-argentin lire : « Contribución argentina en el sistema SIASGE », Argentina.gob.ar. https://www.argentina.gob.ar/misiones-satelitales/contribucion-argentina-al-sistema-siasge
- Lire : « Carta UE-Mercosur », Madrid, Ministerio de Industria, Comercio, y Turismo, 25 novembre 2020. https://comercio.gob.es/es-es/notasprensa/documents/201125_carta_ue_mercosur.pdf
- Lire PÉREZ Claudi : « España reclama a Bruselas que desbloquee el acuerdo con Mercosur », El País, 3 mai 2021. https://elpais.com/internacional/2021-05-03/espana-reclama-a-bruselas-que-desbloquee-el-acuerdo-con-mercosur.html
- Madrid et Lisbonne militent de concert pour la conclusion de l’accord UE-Mercosur. Pour une analyse du cas portugais lire : DE SÁ PINTO Messias, « Os interesses de Portugal no contexto das relações União Europeia-Mercosul », Cadernos de Estudos Latino-Americanos, Porto, Universidade Fernando Pessoa, n°4, janvier-avril 2008. https://core.ac.uk/download/pdf/61012187.pdf
- À l’exception du Mexique, la Chine a scellé des traités de libre-échange avec trois des membres de l’Alliance du Pacifique (Chili, Colombie, Pérou). De son côté, l’Union européenne a signé des accords de libre-échange avec le Japon (2018) et le Vietnam (2019) et a vu l’Italie rejoindre la Belt and Road Initiative de Pékin en 2019.
- Cette citation est empruntée à Luigi Pallaro (1926-2020), homme d’affaires et homme politique italien naturalisé argentin.
Bibliographie / Sitographie
- Argentins et Italiens dans l’Histoire
GALBARINI A. et GIANFRANCESCHI L., « Italiani dell’Argentina: come e perché siamo andati e siamo rimasti nella “terra argentea” », AMIStaDeS – Fai Amicizia con il Sapere, Rome, 17 juillet 2020.
CAREDDU Simone, « Italia-Argentina, storia parallela di due nazioni sorelle », Polikós Astéras, 10 décembre 2018.
- Relations bilatérales
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- L’Argentine et l’Italie dans l’actualité
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Gaucho News – Diario Argentino
Premier portail d’informations italo-argentin entièrement dédié à l’actualité argentine.
https://www.gauchonews.it/tag/rapporti-italia-argentina/
- Questions migratoires
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Collectif, Perfil migratorio de Argentina 2012, Organización Internacional para las Migraciones (OIM), Oficina Regional para América del Sur, Buenos Aires, 2012. https://www.iom.int/files/live/sites/iom/files/pbn/docs/Perfil-Migratorio-de-argentina-2012.pdf
Collectif, L’Anagrafe degli italiani residenti all’estero (AIRE), Annuario delle statistiche ufficiali del Ministero dell’Interno, Rome, Ministero dell’Interno, 2018. http://ucs.interno.gov.it/files/allegatipag/1263/int_00041_anagrafe_degli_italiani_residenti_all_estero_-aire-_2018.pdf et Anagrafe_degli_italiani_residenti_all’estero
- L’Accord de libre-échange entre l’Union européenne et le Mercosur
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LATINO Agostina, « UE-Mercosur : accordo di scambio non ancora libero », Istituto per gli Studi di Politica Internazionale (ISPI), Milan, 22 janvier 2021. https://www.ispionline.it/it/pubblicazione/ue-mercosur-accordo-di-scambio-non-ancora-libero-29001
PRESTIGIACOMO Dario, « L’Italia cambia idea sul Mercosur : “Ue velocizzi accordo commerciale con Brasile e Argentina” », Agrifood Today, 20 novembre 2020.
https://www.agrifoodtoday.it/lavoro/accordo-mercosur-italia-favorevole.html
RESENDE Marcio, HERMAN Nathanaël (traduction), « Le Portugal et l’Argentine entendent redoubler d’efforts dans le cadre de l’accord UE-Mercosur », Bruxelles EURACTIV, 3 février 2021. https://www.euractiv.fr/section/l-europe-dans-le-monde/news/portugal-argentina-vow-to-progress-on-eu-mercosur-agreement/
Collectif, « L’accordo commerciale UE-Mercosur : una grande opportunità per imprese e persone in Italia », Bruxelles, Commission européenne, juin-septembre 2019. https://trade.ec.europa.eu/doclib/docs/2019/august/tradoc_158311.pdf
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Site institutionnel du Mercosur (en espagnol, portugais et anglais) .
- Les Argentins et la politique étrangère
Collectif, Informes de Opinión pública – CIS UADE-VOICES!. Relaciones internacionales y política exterior argentina, Centro de Investigación Sociales (CIS), Fundación UADE-VOICES!, Buenos Aires, 2017. https://www.uade.edu.ar/media/hk4bzt0q/informe-cis-2017-n-7-relaciones-internacionales-y-pol%C3%ADtica-exterior-issn-2618-2173.pdf
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