La politique étrangère italienne : européenne, atlantiste et méditerranéenne

La politique étrangère italienne : européenne, atlantiste et méditerranéenne

Quel statut accorder à l’Italie dans les relations internationales ? Dernière venue dans le concert des nations européennes, une fois l’épineuse question de son unité politique résolue avec la fixation de sa capitale à Rome en 1871, l’Italie entretient de longue date un complexe d’infériorité par rapport à son voisinage européen immédiat. Ce complexe des origines pèse certainement encore aujourd’hui dans la conduite de sa politique étrangère. Si l’élaboration d’une politique étrangère sert à inventer un grand dessein national, ce dernier se définit également en fonction de la perception des autres États, tel un jeu de miroirs renversants. Au jeu des prismes déformants, l’Italie n’a d’abord pas été prise au sérieux par ses partenaires européens lorsqu’elle réclamait sa « place au soleil » sur le grand échiquier mondial du colonialisme. C’est dans ce contexte vexatoire que la péninsule a expérimenté les délires de la politique de puissance fasciste. Le désastre de la Seconde Guerre mondiale consommé, la question du rang de l’Italie dans la société internationale restait pour autant posée. Quelle politique étrangère adopter ? Pour quelles ambitions et quels moyens ? 

Souvent évoquée à l’étranger pour son instabilité politique chronique ou pour sa fragilité financière, l’Italie, troisième économie de la zone euro, reste malgré tout un pays riche. Fort d’un puissant modèle exportateur, elle est en 2020 la huitième puissance économique mondiale. La « botte » la plus célèbre du monde est aussi universellement reconnue pour les délices de sa gastronomie et pour son patrimoine culturel éblouissant qui a si souvent contribué à l’idéal de civilisation européenne1

En matière de grande politique, le pays a fait le choix du multilatéralisme et reste l’un des plus gros contributeurs aux budgets de l’Union européenne et des Nations unies. Partie prenante de tous les grands forums internationaux, en particulier du G7, l’Italie a cherché depuis 1945 à tirer partie de sa situation géographique pour mieux faire avancer ses objectifs de politique étrangère. Traditionnellement partagée entre un Nord tourné vers l’intégration européenne et un Sud regardant vers de la Méditerranée, l’Italie doit tenir compte d’une dichotomie, qui, pour être une richesse, l’entrave parfois dans la définition de ses intérêts vitaux. La valse des gouvernements n’est pas non plus pour servir les desseins d’une diplomatie qui nécessite visibilité et temps long pour produire ses effets. Sensible depuis toujours aux évolutions des relations internationales qui ont si souvent bouleversées son destin – on ne compte plus le nombre de civilisations s’étant épanouies sur son territoire !2 – , l’Italie est continuellement amenée à se positionner au milieu du jeu des grandes puissances. Hier entre les mastodontes américain et soviétique, aujourd’hui avec la Chine, dont elle a rejoint les « nouvelles routes de la soie » voilà maintenant deux ans. En 2021, le pays reste bien sûr européen, atlantiste et méditerranéen. Mais, en répondant à l’initiative de Pékin, l’Italie n’a-t-elle pas amorcé un début de réorientation géopolitique ? Dans quelle mesure la crise du coronavirus influencera-t-elle la conduite de ses relations extérieures ? Au fond, l’Italie, au regard de ses faiblesses structurelles et institutionnelles, ne mène-t-elle pas une politique étrangère de recomposition permanente ?

Dernière des grandes puissances ou première des puissances moyennes ? Pour les élites transalpines, la place de l’Italie dans les relations internationales est une question lancinante. (© Wikipédia)

L’Italie et l’Union européenne : une relation désenchantée mais centrale

En quête de nouveaux appuis à l’international, l’Italie est dès les années 1950 l’un des pays les plus europhiles du continent. Considéré comme l’un des pères fondateurs de l’Europe, Alcide De Gasperi, qui est aussi le président du Conseil italien à la plus longue longévité (1946-1953), a grandement œuvré pour que son pays rejoigne la Communauté économique du charbon et de l’acier (CECA) en 1951. C’est également en Italie que le traité instituant la communauté économique européenne (CEE), plus connu sous le nom de traité de Rome, fut signé le 25 mars 1957. Depuis, l’Italie a constamment réaffirmé son engagement européen. Elle a été de toutes les politiques, de tous les traités et de tous les élargissements de l’Acte unique européen (1986) au traité de Lisbonne  (2007) en passant par la PAC (1962). Ce faisant, le pays s’est grandement modernisé au tournant des années 1950-1960. 

Nonobstant son rôle historique dans la construction européenne, l’Italie n’a jamais semblé être un acteur de premier plan à Bruxelles. Si hier l’opération « mains propres » permit la refondation de l’ensemble des partis politiques italiens au début des années 1990, l’instabilité chronique de la vie politique de la péninsule, dont l’arrivée de Mario Draghi au Palais Chigi, le Matignon italien, en février 2021 est le tout dernier exemple, reste un sujet de préoccupation majeure à Rome comme ailleurs. Toute aussi préoccupante est l’explosion de la dette publique italienne, estimée à 158 % du PIB à la fin 2020 sous l’effet de la crise sanitaire. Cette situation intérieure dégradée ne favorise pas l’élaboration d’une politique étrangère ambitieuse sinon crédible aux yeux des partenaires européens de Rome. À la fois géographiquement proche du cœur économique européen, cette fameuse banane bleue que l’on situe approximativement le long d’un axe Londres-Milan et disposant d’une double façade méditerranéenne occidentale comme orientale, l’Italie, en dépit de sa situation géostratégique à la croisée des mondes européens, africains et du Levant, ne demeure pas moins exclue de l’axe franco-allemand, traditionnel moteur de l’Union européenne. Tout au long de ses quelques soixantes années d’appartenance au projet européen, elle n’a pas non plus su – ou pu ! – développer une orientation politique alternative au tropisme franco-germanique. Ni le Royaume-Uni, dont l’euroscepticisme ne date pas du Brexit, ni l’Espagne, qui lui dispute le leadership en Méditerranée depuis l’institution du processus de Barcelone en 1995 et la création de l’Union pour la Méditerranée en 2008, ne lui ont été d’un quelconque appui dans la conduite de sa politique européenne. Enfin, l’Italie s’est contentée d’accompagner d’un œil lointain les élargissements successifs de l’UE à l’Est (2004 et 2007) qui ont plus servi les intérêts économiques allemands que ses intérêts méditerranéens3. Cette expansion indéfinie de l’UE en Europe orientale laisse présager d’une Europe à géométrie variable, où les 27 États membres actuels, peut-être 30 demain, auront certainement tendance à se regrouper autour de processus d’intégration interne exclusifs, comme l’illustre la zone euro depuis 2002.  

Dans une Europe à 27 hétérogène et plus concurrentielle qu’autrefois, il apparaît essentiel pour l’Italie de faire entendre sa voix sur des problématiques, qui, pour être européennes, la touchent particulièrement. On pense naturellement aux politiques migratoires4 comme de sécurité et de défense. Mais aussi à la politique énergétique de l’Union, cette dernière étant d’une importance capitale pour un pays largement dépourvu de ressources naturelles5. Au rang des politiques communautaires que l’on vient d’évoquer, la politique de sécurité et de défense commune (PSDC) est assurément un domaine dans lequel l’Italie a son mot à dire. Troisième contributeur de la PSDC après la France et l’Allemagne mais dépensant le double de l’Espagne, son expérience en matière de gestion de crise et dans plusieurs opérations de maintien de la paix à l’ONU en fait un interlocuteur crédible en la matière6. Rappelons que l’Italie a toujours été favorable à la constitution d’une Europe de la défense. Elle soutient la création de la Communauté européenne de défense (CED) avant de prendre acte du refus de l’Assemblée nationale française qui entérine définitivement la fin de ce projet en août 1954. Sans atteindre la dimension des arsenaux britanniques et français, le pays dispose en outre d’une industrie de l’armement diversifiée, au même titre que l’Allemagne, l’Espagne et la Suède7, ce qui lui permet d’entretenir le troisième programme spatial européen8. À l’image de nombre de ses partenaires, Rome devra veiller à moderniser ses équipements militaires moyennant une politique d’investissement à la hauteur dans un contexte de désengagement de la puissance américaine en Europe et au Moyen-Orient. De fait, à rebours des déclarations du président Macron sur l’état de « mort cérébrale » de l’Alliance atlantique, l’Italie milite pour une plus grande coopération des forces de l’OTAN et de l’Union européenne. Rome, Berlin, Paris et Madrid ont d’ailleurs signé en mai dernier une lettre commune visant à relancer l’Europe de la défense. Actée depuis le 31 janvier 2020, la sortie du Royaume-Uni de l’Union européenne n’a pas permis à Londres de faire partie des signataires. Mais l’Italie n’a pas fait obstacle aux négociations du Brexit. Au contraire, elle s’est dit prête à accueillir des entreprises établies outre-Manche, Milan servant de destination toute trouvée. Idem pour les étudiants français – désormais privés de toute possibilité d’Erasmus en Grande Bretagne – qu’elle souhaite récupérer dans ses universités ! 

Au-delà de la seule politique de défense, l’Italie prête aussi une oreille attentive à la question de l’élargissement. Si la Commission européenne a souligné en octobre 2020 les progrès accomplis par l’Albanie et la Macédoine du Nord en vue d’adhérer à l’UE, il est de notoriété publique que la France d’Emmanuel Macron n’est actuellement pas favorable à un nouvel élargissement. Côté italien, Rome plaide pour que l’Albanie siège à ses côtés à Bruxelles, un pays avec lequel elle entretient des liens économiques étroits. Plus généralement, elle voit dans l’élargissement de l’UE à l’Europe balkanique un élément clé de la stabilisation intérieure de ces pays ainsi qu’une base de dialogue solide avec la Turquie9. Cet élargissement hypothétique aurait enfin l’avantage de réorienter l’UE vers le sud-sud-est et servirait donc les intérêts économiques de la péninsule.  

Malgré les vicissitudes traversées par l’Union européenne comme par l’Italie en cette période de crise sanitaire, Rome sait pertinemment que ses intérêts passent par une participation efficiente dans l’élaboration des innombrables politiques bruxelloises malgré l’euroscepticisme toujours plus manifeste des Italiens10. Cela vaut bien sûr pour la politique de défense comme pour la politique économique. L’Italie n’est-elle pas le premier bénéficiaire du plan de relance européen à hauteur de 209 milliards d’euros11? Par le passé, Rome a su placer des personnalités italiennes à des postes clés de la politique européenne. Mentionnons Romano Prodi à la présidence de la Commission européenne de 1999 à 2004. Mais aussi Federica Mogherini, Haute représentante de l’Union pour les affaires étrangères et la politique de sécurité de 2014 à 2019. Actuellement, le Parlement européen est présidé par le social-démocrate David Sassoli. L’Italie peut aussi s’appuyer sur Paolo Gentiloni, commissaire aux affaires économiques dans la commission Von der Leyen et ancien président du Conseil italien de 2016 à 2018. Citons enfin Mario Draghi, cet ancien président de la Banque centrale européenne de 2011 à 2019 à qui il revient de présider aux destinées de l’Italie en ce début d’année 2021.     

L’Italie dans la cour des grands. Présidente du G7 en 2017, l’Italie a réaffirmé à Taormine (Sicile) sa vocation méditerranéenne et sa prétention au statut de « grande puissance ». (© Wikipédia) 

Une puissance moyenne sur l’échiquier mondial : l’OTAN, les Nations unies et la Chine

La relation stratégique avec les États-Unis est sans aucun doute le deuxième pilier de la politique étrangère italienne. L’Italie doit en effet sa qualité de membre fondateur de l’Organisation du traité de l’Atlantique nord (1949) à la vision stratégique de son président du Conseil Alcide De Gasperi. Grande bénéficiaire du plan Marshall, l’Italie devait choisir son camp dans un contexte de Guerre froide. Sa position géostratégique entre l’Ouest et l’Est, couplée au poids du Parti communiste italien dans les premières années de la République – le PCI participe aux gouvernements d’union nationale de 1945 à 1947 -, ont précipité son adhésion à la famille atlantiste. Cet engagement pro-américain n’a guère varié au fil des décennies et a même connu de grandes heures. En choisissant de soutenir l’intervention américaine en Irak, l’Italie de Silvio Berlusconi a quelque peu surpris ses partenaires européens, l’Allemagne et la France en tête, confirmant qu’elle pouvait être plus atlantiste que Berlin ou Paris. Si l’Italie reste grandement dépendante de Washington pour assurer sa sécurité et sa défense, le choix de De Gasperi lui aura évité l’expérience du rideau de fer et permis de tuer dans l’œuf l’opposition communiste. En 2020, la péninsule accueille huit bases américaines implantées principalement en Vénétie, dans le Latium (Rome) et en Sicile. Capitale de la défense méditerranéenne, la ville de Naples héberge le siège du commandement de l’OTAN pour l’Europe du Sud et la sixième flotte de l’US Navy. Nombre d’opérations militaires de la fin des années 1990 en ex-Yougoslavie et au Kosovo ont été lancées depuis l’Italie. Plus récemment, l’OTAN s’est servie de ses bases transalpines pour intervenir en Libye en 2011. La péninsule joue de fait un rôle de « porte-avions stratégique » depuis 1945. S’élançant irrésistiblement vers le Proche-Orient, la botte italienne conserve toute sa centralité stratégique dans un contexte de tensions croissantes en mer Égée entre la Grèce et la Turquie à la fin de l’année 202012

En complément de son appartenance à l’OTAN, l’Italie prête une attention particulière aux Nations unies. Si on a déjà mentionné son rôle dans les opérations du maintien de la paix de l’ONU au Liban, Rome a été membre non permanent du Conseil de sécurité pour la dernière fois en 2017. Elle y a notamment fait adopter une résolution relative à la protection du patrimoine et soutient activement l’Organisation des Nations unies pour la science, l’éducation et la culture (UNESCO) où elle compte avec la Chine le plus grand nombre de sites inscrits sur la liste du patrimoine mondial. Constamment soucieuse de préserver son rang dans la société internationale, qu’elle sait toujours plus discuté avec l’ascension des puissances émergentes, l’Italie s’oppose fermement à ce que l’Allemagne dispose d’un siège de membre permanent au Conseil de sécurité si elle n’en obtient pas un pour elle-même. Dans la compétition internationale des puissances, elle vient de s’engager aux côtés de la France au Sahel et a ouvert une ambassade à Bamako. Si son contingent demeure modeste, l’Italie espère que la stabilisation de la région sahélienne permettra de soulager la pression migratoire dont elle fait l’objet depuis l’éclatement de la crise libyenne en 2011. Elle contribue en outre à la Mission multidimensionnelle intégrée des Nations unies pour la stabilisation au Mali (MINUSMA) lancée en 2013. Profondément engagée dans la lutte contre le changement climatique, elle organisera avec le Royaume-Uni la COP 26 à l’automne prochain.  

Cet activisme onusien ne saurait toutefois faire oublier les absences italiennes à plusieurs grands cénacles internationaux. Bien que fidèle participante à la Communauté européenne de l’énergie atomique (Euratom) institutionnalisée par le traité de Rome en 1957, l’Italie reste un pays dénucléarisé sous parapluie militaire américain. Plus dommageable pour ses intérêts immédiats, Rome est soigneusement restée à la marge du dossier nucléaire iranien, seuls les cinq membres permanents du Conseil de Sécurité et l’Allemagne étant conviés à la table des négociations avec Téhéran. Le retrait américain de l’Accord de Vienne en 2018, conjugué à la reprise du programme d’enrichissement d’uranium décidé par l’Iran, réalimente le risque d’une prolifération nucléaire au Moyen-Orient et dans l’espace méditerranéen. De même, l’Italie n’a apporté qu’un soutien militaire discret dans le conflit syrien. Confrontée à l’activisme turco-russe dans la région, elle est largement dépassée dans ce dossier. Enfin, elle a toujours soutenu le « format Normandie » mené par la France et l’Allemagne dans la résolution de la crise russo-ukrainienne, sans toutefois y participer.

Jusqu’ici très classique dans ses orientations, la diplomatie italienne adopte de plus en plus un versant pro-chinois. Signataire du protocole d’accord des « nouvelles routes de la soie » en mars 2019, l’Italie est devenue le  premier pays du G7 à rejoindre l’initiative de Pékin. Rome est d’ores et déjà le troisième destinataire des investissements chinois en Europe après Londres et Berlin. Entravé depuis plusieurs années par les contraintes budgétaires européennes, comme l’a tragiquement rappelé l’effondrement du pont Morandi de Gênes en 2018, l’investissement public italien est en mal de capitaux. Pékin se propose donc d’investir 25 milliards de dollars sur 20 ans dans les secteurs de l’énergie, des transports, des technologies – la fameuse 5G ! – et de la finance.  Il est aussi très actif sur le terrain de la diplomatie culturelle en entretenant pas moins de 11 Instituts Confucius dans toute la péninsule. La Chine lorgne également sur les ports de Trieste et de Gênes. Si l’emballement médiatique et éditorial a été de taille en Italie comme au-delà, tant le sceptre de voir nombre d’entreprises transalpines fragilisées par la crise du Covid passer sous pavillon chinois a été martelé dans l’opinion publique, il faut néanmoins nuancer ce postulat réducteur. Si la diplomatie s’inscrit nécessairement dans la longue durée, elle n’en est que trop perturbée par l’incertitude générée par une Covid-19 qui continue de régir le monde. Dresser un bilan de la nouvelle relation sino-italienne est donc parfaitement prématuré. Si le premier gouvernement Conte (2018-2019), par la voix de Matteo Salvini, a ouvertement clamé sa bienveillance à la Chine et à la Russie, au même titre que sa francophobie et sa germanophobie à la France et à l’Allemagne, accusées d’être à l’origine de tous les maux de l’Italie, l’horizon méditerrannéen restera très certainement le cadre naturel de la diplomatie italienne.

Les présidents Xi Jinping et Sergio Mattarella à Rome en 2019. L’adhésion italienne aux « nouvelles routes de la soie » chinoises a fait grand bruit dans la communauté internationale. Faut-il y voir une nouvelle orientation géopolitique pour l’Italie ? (© Wikipédia)

Repenser une priorité stratégique : l’expertise méditerranéenne en question

Pour des raisons tant historiques que géographiques, l’Italie jouit d’une expertise reconnue par ses partenaires internationaux en Méditerranée. Rome aime mettre en avant sa capacité de dialogue envers Israël comme avec les autorités palestiniennes et défend pour cela la création de deux États souverains. Elle cultive tout autant sa faculté à parler d’une même voix aux Émirats arabes unis, à l’Arabie Saoudite et au Qatar. Cette prudence affichée dans ses relations avec le monde arabe obéit bien sûr à une logique économique et sécuritaire. L’Italie est à la fois grandement dépendante des hydrocarbures du golfe Persique pour assurer sa sécurité énergétique et relativement proche des zones de guerre qui déchirent le Moyen-Orient. Fait peu connu, Rome est le cinquième fournisseur de la Turquie en 2019, ce qui ne l’empêche pas d’entretenir de bonnes relations avec l’Égypte, alors qu’Ankara et Le Caire s’opposent dans la résolution de la crise libyenne. Du temps de Berlusconi et de Khadafi, Rome et Tripoli entretenaient des relations nourries. L’Italie disposait d’un accès préférentiel au pétrole libyen pour renforcer la position d’Eni face à son rival Total. Une dense coopération transfrontalière freinait également l’immigration clandestine vers la péninsule. La guerre civile libyenne en a pour le moins rebattu les cartes. Attachée au multilatéralisme et opposée à un conflit armé, Rome a d’abord très mal vécu sa marginalisation initiale dans l’intervention militaire franco-britannique décidée par Nicolas Sarkozy et David Cameron au printemps 2011. Depuis, l’Italie a rejoint la coalition de l’OTAN. Avec l’Allemagne, la France, les États-Unis et le Royaume-Uni, elle s’est réjouit que le Forum de dialogue politique libyen ait décidé d’organiser des élections nationales à la fin de l’année. Cette diplomatie déclaratoire ne masque cependant pas les désaccords de fond avec la France, le maréchal Khalifa Haftar ayant la préférence de Paris tandis que Rome soutient le gouvernement d’union nationale dirigé jusqu’en février 2021 par Fayez el-Sarraj. Plus globalement, alors que l’Allemagne tend à s’affirmer et que la France poursuit sa « guerre contre le terrorisme » en Afrique du Nord, l’Italie adopte aujourd’hui en Libye une politique de basse intensité pour mieux défendre ses intérêts économiques13. La timidité de ses initiatives, comme en a témoigné la conférence de Palerme en 2018 et plus encore l’entrevue de Rome de janvier 2020 où Haftar et el-Sarraj ne sont pas parvenus à s’entendre, contraste nettement avec les ingérences turco-russes, désormais prépondérantes dans le conflit libyen14.

Clairement entamé en Libye, Rome entend maintenir son prestige diplomatique dans les Balkans, notamment avec l’Albanie, la Grèce et la Serbie, trois pays avec lesquels elle entretient des liens anciens. L’Italie a ainsi reconnu l’indépendance du Kosovo en 2008 et a accueilli la conférence sur les Balkans occidentaux à Trieste en 2017. Dans une région hantée par le souvenir des conflits interethniques, la stabilisation politique des Balkans est un impératif sécuritaire et migratoire pour l’Italie. Très favorable à l’intégration des Balkans à l’Espace économique européen, elle espère que sa diplomatie économique participera à l’apaisement politique dans la région en la rapprochant politiquement et économiquement de l’UE. Sur le modèle du marché unique européen, elle appelle de ses vœux la création d’un marché unique des Balkans où les biens, les services et les personnes circuleraient librement entre l’Albanie, la Bosnie-Herzégovine, le Kosovo, la Macédoine du Nord, le Monténégro et la Serbie. Encore à l’état de projet, l’avènement de ce marché aux 20 millions de consommateurs potentiels s’avérerait très bénéfique au commerce extérieur de la péninsule, d’ordinaire excédentaire avec ces pays. Une telle perspective est bien sûr conditionnée à l’évolution de la pandémie de coronavirus et certainement davantage encore à l’attitude de Belgrade qui n’a toujours pas reconnu l’indépendance du Kosovo15.

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Nous avions posé en préambule de ce texte la question de la recomposition de la politique étrangère italienne. L’Italie, qui n’a pas les moyens de mener une diplomatie d’envergure capable d’influer sur les affaires du monde, doit effectivement s’adapter en permanence à la conjoncture internationale. Ce positionnement versatile, s’il peut nuire à la définition des intérêts stratégiques d’une nation, 76 % des Italiens estimant en 2020 que leur pays a peu sinon aucune influence dans les relations internationales, n’en a pas moins permis d’ancrer l’Italie dans l’OTAN et l’Union européenne et, in fine, d’en faire l’un des pays les plus prospères au monde. Dans un monde multipolaire, pas davantage dominé par l’Occident que sino-centré, la boussole de la politique étrangère transalpine, si souvent décriée, devrait par pragmatisme toujours regarder vers le nord-ouest. L’Italie ne préside-t-elle pas le G20 en 2021 ? 

Alexis Coquin

1 Le legs italien à la civilisation occidentale est en effet inestimable et ne se cantonne pas à son seul génie artistique. Invention vénitienne, la banque prit son essor définitif à Sienne et à Florence à la Renaissance. C’est également dans la péninsule que naquirent les premières ambassades modernes. L’ambassadeur n’est-il pas d’abord un ambasciatore

2 Véritable mille-feuille culturel, l’Italie a été successivement influencée par les civilisations étrusque, grecque, carthaginoise, romaine, germanique, byzantine, islamique, normande, française, espagnole ou encore autrichienne

3 Notons toutefois que l’Italie du Nord, la Vénétie en particulier, a trouvé de nouveaux débouchés commerciaux dans l’élargissement oriental de l’UE.

4 Pour en savoir plus sur la question migratoire, nous renvoyons le lecteur aux détails de l’opération Themis de l’agence européenne Frontex qui s’effectue en collaboration avec les autorités italiennes : https://frontex.europa.eu/along-eu-borders/main-operations/operation-themis-italy Lire également sur l’Accord de Malte (Allemagne, France, Italie, Malte) : https://www.ilsole24ore.com/art/l-accordo-malta-primo-passo-migranti-ACZ15on 

5 Sur la question de la politique énergétique lire : MARGHERI Marco, « L’Italie sur le chemin de la transition énergétique : la nouvelle Stratégie Énergétique Nationale », La Revue de l’Énergie, numéro 636, janvier – février 2018.   https://www.larevuedelenergie.com/wp-content/uploads/2018/08/L-Italie-sur-le-chemin-de-la-transition-energetique.pdf 

6 L’Italie est le 7ème contributeur mondial aux opérations de maintien de la paix de l’ONU pour la période 2020-2021. Au sein de la Force intermédiaire des Nations unies au Liban (FINUL 1978-), dirigée depuis 2018 par un général italien, l’Italie intervient depuis 2006 via son opération Leonte. Désireuse de ne pas être déclassée dans la hiérarchie des puissances mondiales, elle intervient ou est intervenue en Bosnie, au Kosovo, en Irak et en Afghanistan. Lire aussi : CALCULLI Marina, « National prerogatives in multilateral peacekeeping: Italy in Lebanese perception and Rome’s role within UNIFIL II », Cahiers de la Méditerranée, 88 | 2014. https://journals.openedition.org/cdlm/7565 

7L’entreprise Leonardo est devenue en 2019 le premier constructeur mondial d’hélicoptères civils. Spécialisé dans la défense, la sécurité et l’aérospatial, le groupe Leonardo est en 2018 le premier fabricant d’armes européen (hors du conglomérat Airbus) et le huitième au monde, au coude à coude avec le français Thales. Le complexe militaro-industriel italien s’appuie également sur Fincantieri,  premier constructeur naval européen pour les navires commerciaux et militaires. https://www.industriaitaliana.it/per-leonardo-primato-mondiale-e-negli-usa-per-gli-elicotteri/ et https://www.sipri.org/sites/default/files/2019-12/1912_fs_top_100_2018.pdf 

8 L’Italie s’est par exemple impliquée dans le programme spatial européen en développant le lanceur Vega utilisé depuis 2012 par le centre spatial guyanais à Kourou. L’astronaute Samantha Cristoforetti est en outre la troisième femme membre de l’agence spatiale européenne. Première astronaute italienne à avoir séjourné dans l’espace, elle est aussi l’astronaute européenne à y avoir passé le plus de temps (200 jours).

9 Au point mort pour le Conseil de l’UE depuis juin 2019, les négociations avec la Turquie ne font d’ordinaire pas l’objet d’une opposition frontale de la part de Rome, qui voit plutôt dans l’adhésion turque à l’UE un moyen de diversifier ses relations économiques, de renforcer sa sécurité sur son flanc oriental et, in fine, d’accroître son influence internationale.

10 Lire à ce sujet : « What did Italy fall out of love with Europe ? », Istituto Affari Internazionali (IAI), Rome, 23 juillet 2019. https://www.iai.it/sites/default/files/iaicom1948.pdf 

11 Pour une vision critique du plan de relance européen lire : BRANCACCIO Emiliano et REALFONZO Riccardo « Draghi’s plan needs less Keynes, more Shumpeter », Financial Times, 12 février 2021. https://www.ft.com/content/5cc0c81a-cf30-4909-88c5-ffe69c0826c3 

12 Lire PERRIGUEUR Élisa : « Sur la frontière gréco-turque, à l’épicentre des tensions », Le Monde diplomatique, Janvier 2021. https://www.monde-diplomatique.fr/2021/01/PERRIGUEUR/62666 

13 L’Italie fait partie intégrante de l’East Mediterranean Gas Forum, une organisation internationale qui vise à renforcer la coopération énergétique entre Chypre, l’Égypte, la Grèce, la Jordanie, l’autorité palestinienne et bientôt la France.

14 La Turquie d’Erdogan s’est engagée du côté du gouvernement de Tripoli depuis 2019 quand Moscou soutient activement Haftar depuis 2016. De son côté, l’Italie maintient une coopération militaire étroite avec Tripoli. Lire : CAMILLI Annalisa, « Quanti soldi diamo alla Libia per fermare i migranti? », Internazionale, 27 juillet 2020. https://www.internazionale.it/notizie/annalisa-camilli/2020/07/27/libia-migranti-fondi-guardia-costiera-libica,  

  1. Pour une meilleure compréhension des enjeux de l’intégration balkanique lire : UVALIC Milica, « The Idea of Balkan Regional Economic Integration », Institut européen de la Méditerranée (IEMed), Barcelone, 2019.  https://www.iemed.org/observatori/arees-danalisi/arxius-adjunts/anuari/med.2019/Balkan_Economic_Integration_Milica_Uvalic_IEMed_MedYearbook2019.pdf 

Bibliographie / Sitographie

  • Rapports sur la politique étrangère italienne 

DESSI Andrea et NELLI FEROCI Ferdinando (dir.), Il governo Conte bis, la pandemia e la crisi del multilateralismo. Rapporto sulla politica estera italiana. Edizione 2020, Istituto Affari Internazionali (IAI), Rome, 1er février 2021. https://www.iai.it/sites/default/files/9788893681735.pdf 

GRECO Ettore (dir.), L’Italia al bivio. Rapporto sulla politica estera italiana. Edizione 2018, Rome, Edizioni Nuova Cultura, 2018. https://www.iai.it/sites/default/files/iaiq_19.pdf 

Ministero della Difesa, Libro bianco per la sicurezza internazionale e la difesa, 2015. 

https://www.difesa.it/Primo_Piano/Documents/2015/04_Aprile/LB_2015.pdf

Ministero degli Affari Esteri e della Cooperazione Internazionale (la Farnesina), Rapporto 2020. Le scelte di politica estera, Gruppo di Riflessione Strategica, Rome, 2008.

https://www.esteri.it/mae/doc/rapporto2020_sceltepoliticaestera_090408.pdf

  • La Covid, l’Italie et la géopolitique mondiale

DARNIS Jean-Pierre, « La crise du Covid-19, un tournant géopolitique pour l’Italie », Le Grand Continent, 10 avril 2020.

https://www.academia.edu/42720606/La_crise_du_Covid_19_un_tournant_géopolitique_pour_lItalie_

GHIRETTI Francesca, « China, Italy and COVID-19: Benevolent Support or Strategic Surge? », Istituto Affari Internazionali (IAI), Rome, 26 mars 2020.

https://www.iai.it/sites/default/files/iaicom2014.pdf

  • L’Italie et la Chine

STRANGIO Donatella, « Italia-Cina: cinquant’anni di relazioni commerciali », Istituto per gli Studi di Politica Internazionale (ISPI), Milan, 16 décembre 2020.

https://www.ispionline.it/it/pubblicazione/italia-cina-cinquantanni-di-relazioni-commerciali-28692 et ce dossier élaboré à l’occasion du cinquentenaire des relations sino-italiennes : https://www.ispionline.it/it/pubblicazione/relazioni-italia-cina-la-prova-dei-50-anni-28686 

  • L’Italie et la Libye 

COLOMBO Silvia (dir.), Italia ed Europa di fronte alla crisi libica, Rome, Edizioni Nuova Cultura, 2020. https://www.iai.it/sites/default/files/9788833653402.pdf 

DACREMIA Eugenio et VARVELLI Arturo (dir.), « Le relazioni tra Italia e Libia: interessi e rischi », Istituto per gli Studi di Politica Internazionale (ISPI), Milan, 9 juillet 2020.

https://www.ispionline.it/sites/default/files/pubblicazioni/ispi_paper_italia_libia_2020_0.pdf

  • L’Italie et le G20

VILLAFRANCA Antonio et VILLA Matteo, « Il G20 del 2021: il summit  “italiano” nell’anno della pandemia », Istituto per gli Studi di Politica Internazionale (ISPI), Milan, 26 février 2021.

https://www.ispionline.it/it/pubblicazione/il-g20-del-2021-il-summit-italiano-nellanno-della-pandemia-29438

Site de la présidence italienne du G20 2021 (en italien et en anglais).

https://www.g20.org/it/index.html

  • Les Italiens et la politique étrangère

Istituto Affari Internazionali (IAI), Gli Italiani e la politica estera 2020, Rome, juin 2020.

https://www.iai.it/sites/default/files/laps-iai_2020.pdf

  • Généralités

FRATTINI Franco, « Gli assi principali della politica estera italiana », Società Italiana per l’Organizzazione  Internazionale (SIOI), Rome, 2020. 

https://www.osorin.it/uploads/model_4/.files/2_item_2.pdf

GUTIERREZ Maria Elena, « Italian Foreign Policy: The More Things Change, The More Stay The Same », The German Marshall Fund of the United States, Washington, 2019. https://www.gmfus.org/sites/default/files/Italian%20Foreign%20Policy%20The%20More%20Things%20Change%2C%20The%20More%20They%20Stay%20The%20Same..pdf 

LIBERTI Fabio, « Les fondements de la politique étrangère italienne », Revue internationale stratégique, 2006/1, numéro 61, p. 121-128.

https://www.cairn.info/revue-internationale-et-strategique-2006-1-page-121.htm?contenu=article

  • Dans les médias

AUBRY Émilie, Italie : un laboratoire européen, Le Dessous des cartes, ARTE, 31 décembre 2020, 11min. 

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