L’élargissement de l’Union européenne aux prises avec les questions de territorialité du droit européen

L’élargissement de l’Union européenne aux prises avec les questions de territorialité du droit européen

Par Eliot REFFAIT

Le droit international coutumier définit l’Etat comme une entité qui possède les attributs suivants : une population permanente, un territoire défini, un gouvernement, et la capacité d’entrer en relation avec les autres Etats1. Bien qu’il existe de nombreux débats sur la nature réelle de l’Union européenne (UE), qui ne peut être regardée comme une organisation internationale classique, l’Union européenne n’est pas un Etat. Elle est en revanche une puissance normative qui repose sur un ordre juridique établi. Ce droit de l’Union nécessite un territoire défini pour pouvoir s’appliquer à ses destinataires principaux, les justiciables de l’UE2. Or l’Union européenne n’a pas, au sens juridique, de territoire à proprement parler. Le « territoire » de l’Union est constitué de la somme des territoires de ses Etats membres, au sein de leurs frontières internationalement reconnues3. Dans le cadre de l’élargissement « big bang » de l’UE, préparé dans les années 1990 et réalisé en 2004, la question territoriale s’est avérée cruciale. Lors du Conseil européen d’Helsinki en 1999, les Etats membres de l’Union ont enjoint les Etats candidats à l’adhésion à régler leurs différends frontaliers4. L’Agenda 2000 présenté par la Commission reprenait le principe de bon voisinage et de non-importation des conflits au sein de l’UE. L’une des inquiétudes majeures concernait Chypre, dont le territoire est partiellement occupé depuis l’invasion turque de 1974. La République de Chypre, depuis lors jusqu’à aujourd’hui, n’exerce donc pas de souveraineté effective sur une partie du nord de l’île, et ne peut y faire appliquer le droit. Par extension, l’Etat chypriote n’était pas en mesure d’y assurer l’application du droit de l’Union européenne en cas d’adhésion à l’UE. Si une solution a été trouvée au sein du Traité d’Athènes de 2003, cette dernière est loin d’être satisfaisante.

L’élargissement de 2004 a intégré dans l’Union les pays d’Europe centrale, dont les régimes communistes étaient des satellites de l’URSS. Seuls les pays baltes, entrés dans l’UE la même année, étaient partie intégrante de l’Union soviétique. La perspective actuelle d’élargissement à l’Est concerne uniquement des Etats qui n’étaient pas des satellites, mais des républiques soviétiques faisant partie intégrante de l’URSS, dont l’éclatement a engendré une multitude de conflits territoriaux. En Ukraine, où la guerre fait encore rage, la Crimée a été annexée par la Russie, et une partie conséquente de l’est du pays est actuellement occupée par les forces russes, entraînant le déplacement de millions d’Ukrainiens, ainsi que la perte de leurs propriétés et de leurs biens. En Géorgie, l’Abkhazie et l’Ossétie du Sud échappent également au contrôle de l’Etat, mais font partie du territoire géorgien internationalement reconnu. La Moldavie est un cas à part, qui connaît à la fois un mouvement séparatiste et un mouvement unioniste. En effet, la région séparatiste de la Transnistrie, à majorité russophone, échappe au contrôle de l’Etat moldave depuis la guerre du Dniestr de 1992. Il existe en outre un mouvement civique et politique en Moldavie, qui aspire à une unification avec la Roumanie. La Moldavie concentre donc les questions territoriales liées au séparatisme mais aussi à l’unionisme.

La solution établie dans le cas de Chypre servira de base afin d’analyser les implications de la situation territoriale en Ukraine, en Géorgie et en Moldavie sur leur processus d’intégration à l’Union européenne.

La solution « temporaire » chypriote

Avant même l’indépendance de Chypre en 1960, la vie politique de l’île était marquée par la lutte des Chypriotes helléniques, motivée par l’idée d’énosis, c’est-à-dire de rattachement à la Grèce5. Ce projet se heurtait à l’opposition des Chypriotes turcs. En 1968, un coup d’Etat soutenu par le régime des colonels, au pouvoir en Grèce, renversait le gouvernement chypriote. S’en est suivi l’invasion du nord de Chypre, où vivent en majorité les Chypriotes turcs, par la Turquie en 1974. L’invasion du nord de l’île mena au déplacement de 200 000 Chypriotes grecs qui y vivaient, et à la perte de leurs propriétés6. La République de Chypre a ainsi perdu, de facto, le contrôle sur le territoire du nord de l’île.

Lorsque, plus de deux décennies plus tard, la perspective d’adhésion de Chypre à l’Union européenne s’est dessinée, la question de la réunification de l’île est devenue pressante. Le plan Annan, présenté par l’ONU en 2002, prévoyait une réunification de l’île7, et la création d’un Etat confédéral. Alors que les négociations sur la réunification étaient toujours en cours, le Traité d’Athènes de 2003 concrétisait l’adhésion de dix Etats à l’Union européenne, dont Chypre. Le plan de réunification toujours en suspens, le Protocole n°10 du Traité d’Athènes prévoyait à son article 1 paragraphe 1 la suspension de l’acquis communautaire « dans les zones de la République de Chypre où le gouvernement de la République de Chypre n’exerce pas un contrôle effectif »8. Les articles suivants envisagent la possibilité de lever cette suspension par décision du Conseil, et des modalités d’application du droit sur Chypre. Cette solution était nécessaire dans la mesure où lorsqu’un Etat entre dans l’Union européenne, l’intégralité de l’acquis de l’Union, c’est-à-dire des normes en vigueur dans l’Union européenne, intègre son système juridique.

Or au sein de l’Union européenne, les Etats membres sont soumis aux obligations des traités, le non-respect de ces obligations pouvant entraîner une procédure de manquement, initiée soit par la Commission, soit par un Etat membre qui saisit la Commission9. La Commission émet un avis motivé, qui peut être suivi d’un arrêt de la Cour reconnaissant le manquement. La procédure peut même aboutir au paiement d’une astreinte ou une somme forfaitaire si un second arrêt en manquement est rendu par la Cour10. Ainsi s’est posée la question de l’impossibilité pour l’Etat chypriote d’assurer l’application du droit européen sur le territoire du nord de l’île, ce qui aurait conduit cet Etat à être constamment en situation de manquement vis-à-vis de ses obligations découlant des traités. Alors que le Traité d’Athènes de 2003 prévoyait l’adhésion officielle des nouveaux Etats membres à l’UE à la date du 1er mai 2004, le plan de réunification de Chypre fut rejeté à la suite du référendum du 24 avril 2004. A une semaine de l’entrée de Chypre dans l’UE, la perspective de réunification s’effondrait donc, entérinant un état de fait que le Traité d’adhésion appréhendait comme une situation temporaire.

La situation, se prolongeant, est immanquablement arrivée devant la Cour européenne des Droits de l’Homme (CEDH), ainsi que devant la Cour de justice de l’Union européenne (CJUE). En premier lieu, la CEDH, en 1996, a rendu un important arrêt Loizidou contre Turquie11. La Cour y reconnaît le fait que la requérante, une Chypriote grecque qui avait fui le nord de l’île en abandonnant ses biens en 1974, était victime d’un déni d’accès à ses biens imputable à la Turquie puisque celle-ci contrôlait cette partie de l’île. La saga des arrêts Loizidou s’est poursuivie, et la CEDH a par la suite condamné la Turquie à payer des réparations à Madame Loizidou. En outre, dans un arrêt Chypre contre Turquie en 2001, la Cour de Strasbourg a reconnu qu’en plus de Madame Loizidou, les 200 000 Chypriotes grecs qui avaient fui le nord de l’île voyaient également leurs droits de propriété violés par la Turquie. L’arrêt Xenides-Arestis contre Turquie avait ainsi mené à l’établissement d’une Commission des biens immobiliers par la République turque de Chypre du Nord (qui n’est reconnue par aucun Etat mis à part la Turquie) afin d’indemniser les propriétaires qui avaient fui en laissant leurs propriétés derrière eux12.

Du côté de l’Union européenne, la Cour de justice de l’Union européenne s’est trouvée confrontée à la même question épineuse après l’adhésion de Chypre. Dans un arrêt Apostolides contre Orams, la CJUE a été saisie d’une question préjudicielle relative à l’interprétation du protocole n°10 du Traité d’Athènes et d’un règlement européen relatif à la compétence judiciaire, la reconnaissance et l’exécution des décisions en matière civile et commerciale (le règlement Bruxelles I). Les tribunaux chypriotes avaient tranché sur l’illégalité de l’achat, par un couple britannique, d’une propriété située dans la partie occupée de l’île et appartenant auparavant à un citoyen chypriote grec. La Cour de justice de l’Union  européenne a constaté que la propriété en question était située sur le territoire internationalement reconnu de Chypre, et que le critère de compétence juridictionnelle du règlement était rempli13. Les tribunaux du Royaume-Uni devaient donc reconnaître et appliquer la décision des tribunaux chypriotes. En mettant de côté l’aspect privé du litige, la Cour a ici reconnu la possibilité aux juges nationaux de déterminer le champ de leur juridiction dans ce type de situations, et a établi clairement que cette détermination était transposable devant les tribunaux nationaux des autres Etats membres de l’Union européenne, en vertu du principe de reconnaissance mutuelle14. Cependant, dans une affaire Slovénie contre Croatie, la Cour de justice a également reconnu qu’elle n’était pas compétente pour statuer sur un différend frontalier entre deux Etats membres de l’UE, et que les litiges territoriaux devaient être réglés par des solutions juridiques conformes au droit international15.

Ces solutions juridiques diverses visaient à permettre l’entrée de Chypre dans l’Union européenne, mais également à apporter satisfaction aux citoyens chypriotes. La jurisprudence de la Cour permet également de mettre en exergue les limites des compétences de l’Union. A l’aune d’un nouvel élargissement, se pose la question de savoir si cette solution pourrait être dupliquée en Ukraine, en Géorgie et en Moldavie, trois pays qui connaissent des conflits territoriaux.

Le contrôle du territoire, du conflit ouvert en Ukraine au conflit gelé en Géorgie

Un paramilitaire pro-russe se tenant sur le site du crash du vol Malaysia Airlines MH17, Grabovno, Oblast de Donestk, 14 juillet 2014 – source : Reuters/Maxim Zmeyev

A plusieurs égards, la situation de l’Ukraine est unique. En premier lieu, le pays est en guerre depuis l’annexion de la Crimée en 2014, et fait face à une invasion russe de grande ampleur depuis 2022. Ce conflit ouvert a mené à une perte de contrôle sur une partie conséquente de son territoire par l’Etat ukrainien. Une résolution de l’Assemblée générale de l’ONU, adoptée le 27 mars 2014, a confirmé l’illégalité du référendum organisé par la Fédération de Russie, et a rappelé le principe d’intégrité territoriale. Une décision récente de la CEDH est venue éclairer la question du contrôle territorial des oblasts séparatistes en Ukraine. L’affaire concernait le vol Malaysia Airlines MH17, abattu le 17 juillet 2014 au-dessus de la région de Donetsk, qui fait partie du territoire internationalement reconnu de l’Ukraine. Après un examen de la jurisprudence, de la situation sur le terrain, ainsi que du soutien militaire et politique de la Russie aux séparatistes en Ukraine, la CEDH en est arrivée à la conclusion que les zones tenues par les séparatistes étaient sous le contrôle effectif de la Russie depuis le 11 mai 201416. Une jurisprudence similaire de la CEDH avait donné lieu à la création de la Commission des biens immobiliers en Chypre du Nord. Cependant, la Fédération de Russie a été exclue en 2022 du Conseil de l’Europe. Ainsi, elle n’est plus partie à la Convention européenne des Droits de l’Homme, et la Cour n’est plus compétente vis-à-vis des recours intentés contre des faits commis par la Fédération de Russie après le 16 septembre 2022. Néanmoins cela n’empêche pas la Cour d’être compétente pour traiter des 17 000 requêtes pendantes intentées contre la Fédération de Russie. En outre, il convient également de rappeler que la Russie reste liée par ses obligations au titre de la Convention européenne des Droits de l’Homme en ce qui concerne les faits commis avant le 16 septembre 2022, et a l’obligation d’exécuter les arrêts de la Cour qui pourraient être rendus suite à des requêtes fondées sur ces faits17. Les millions d’Ukrainiens déplacés par la guerre, et qui ont dû laisser leurs biens et leurs propriétés derrière eux pourront donc, dans une certaine mesure, demander justice devant la Cour, mais le poids juridique et l’écho politique des décisions de la Cour sur la Russie sont devenus inexistants dans les faits. En cas d’adhésion de l’Ukraine à l’Union européenne, il faudra prévoir une solution pour les parties du territoire ukrainien sur lesquelles l’Etat ukrainien n’a plus le contrôle effectif. La guerre faisant encore rage, il est impossible de savoir pour l’heure quelle portion du territoire ukrainien serait concernée par d’éventuelles mesures de suspension de l’application de l’acquis européen, telles que celles appliquées à Chypre. En tout état de cause, en cas d’entrée de l’Ukraine dans l’Union européenne, la solution de l’arrêt Apostolides contre Orams pourrait s’appliquer. Le nombre de personnes concernées est si important qu’il fait cependant craindre l’émergence d’un contentieux abondant si l’Ukraine entre dans l’Union sans la Crimée, ni les territoires actuellement sous contrôle russe dans l’Est ukrainien.

En Géorgie, autre État candidat à l’adhésion à l’Union européenne, la question se pose dans des termes similaires, bien que le conflit soit gelé depuis 2008. Les régions d’Abkhazie et d’Ossétie du Sud échappent en effet au contrôle de l’Etat géorgien depuis 1992. Au début des années 1990, une première guerre s’était soldée par un statu quo entre les forces séparatistes, soutenues par la Russie, et la Géorgie. En 2008, la Géorgie avait lancé une opération militaire pour tenter de reprendre le contrôle de l’Ossétie du Sud, ce qui avait entraîné une intervention de la Russie. La décision Géorgie contre Russie (II), de la CEDH, reconnaît que la Fédération de Russie exerçait un contrôle effectif sur l’Ossétie du Sud et l’Abkhazie, même après le départ des troupes russes en octobre 2008, en raison de la présence russe et de la dépendance des deux régions séparatistes vis-à-vis de la Russie18. Depuis 2008, le contrôle sur ces deux régions échappe donc à la Géorgie, et toute action pour tenter d’en reprendre le contrôle fait craindre la menace d’une intervention russe. Le 9 avril 2024, la CEDH a condamné le processus de frontiérisation poursuivi par la Russie en Ossétie du Sud et en Abkhazie, qui empêche la population de franchir les frontières administratives entre la Géorgie et ces deux régions19. La Moldavie connaît également une situation similaire de conflit territorial relativement gelé avec des séparatistes pro-russes soutenus par la Fédération de Russie.

La Moldavie, entre séparatisme et unionisme

Lorsqu’au début des années 1990, la perspective d’une indépendance de la Moldavie vis-à-vis de l’URSS commence à se dessiner, la minorité russophone du pays s’y oppose. Parmi les russophones existait la crainte d’une unification de la Moldavie avec la Roumanie, qui aurait amoindri le poids de cette minorité. Après l’indépendance de la Moldavie en 1991, la guerre du Dniestr de 1992 a opposé les séparatistes de Transnistrie et la jeune République de Moldavie. Le conflit s’est soldé par un cessez-le-feu qui a entériné une situation de fait, et la Transnistrie échappe depuis lors au contrôle de l’Etat moldave. La République moldave du Dniestr, nom donné par les séparatistes à la Transnistrie, n’est reconnue ni par l’ONU ni par aucun Etat internationalement reconnu, mais est reconnue par l’Abkhazie et l’Ossétie du Sud. La juridiction de la Russie, qui soutient militairement, politiquement et économiquement les séparatistes, a été reconnue sur le territoire transnistrien par la CEDH20.

Tiraspol, Transnistrie – Source : commonspace.eu

En Moldavie, la question territoriale se pose également en ce qui concerne l’unification, ou, comme ses partisans l’appellent, la réunification, avec la Roumanie21. Bien que ce projet ne soit pas à l’ordre du jour, une part conséquente de la population moldave s’y montre favorable22, y compris l’actuelle présidente Maia Sandu, qui avait déclaré qu’en cas de référendum elle voterait « oui » à l’unification23. Du côté roumain, la majorité de la population reconnaît des liens culturels et linguistiques entre la Roumanie et la Moldavie, et la plupart des sondages penchent en faveur de l’unification avec la Moldavie24. Si l’idée semble séduire une partie importante des Roumains et des Moldaves, les sondages se montrent plus indécis lorsque sont abordées les questions relatives à la temporalité ou aux modalités de l’unification. Quoi qu’il en soit, l’unification ou la réunification de la Moldavie avec la Roumanie aurait des implications majeures sur l’intégration européenne. 

Il existe un précédent européen, la réunification de l’Allemagne en 1990, qui n’avait pas été considérée par les Communautés européennes comme l’adhésion d’un nouvel Etat. Le Conseil européen, à l’issue d’une réunion spéciale tenue à Dublin en avril 1990, avait déclaré, concernant l’Allemagne de l’Est (encore République démocratique allemande) : « l’intégration sera effective dès que l’unification aura été juridiquement établie »25. Le Conseil européen avait précisé aussi que l’intégration de l’ex-RDA aux Communautés européennes se ferait “sans révision des traités”. Cela signifiait que la réunification entraînerait de facto l’intégration de l’Allemagne de l’Est dans les Communautés européennes, sans passer par le processus de négociations et de réformes par lequel les Etats candidats passent habituellement. En octobre 1990, la réunification allemande devient effective, entraînant l’intégration de l’Est de l’Allemagne au sein des Communautés européennes. La Moldavie semble avoir choisi une voie différente, puisque le pays a déposé une demande officielle d’adhésion à l’UE en mars 2022, et poursuit actuellement le processus en tant qu’Etat à part entière. Plusieurs facteurs, néanmoins, pourraient faire évoluer cette position. En premier lieu, le statu quo entre la Moldavie et la Russie concernant la Transnistrie est rompu depuis l’invasion de l’Ukraine en 2022. Par deux fois, en mai 2022 et en février 2023, la Russie a tenté de déstabiliser l’Etat moldave, et de renverser le gouvernement pro-européen qui dirige le pays26. En ce sens, l’unification avec la Roumanie signifierait une entrée dans l’UE et dans l’OTAN avec effet immédiat, ce qu’une partie de la classe politique et de la société civile moldaves voit comme une garantie de sécurité. En second lieu, le facteur du temps pourrait faire évoluer cette position. Si, pour l’instant, la Moldavie progresse rapidement dans le processus d’adhésion, elle n’est pas encore entrée dans la phase des négociations d’adhésion à proprement parler. Or cette phase des négociations peut se révéler longue, et il arrive que le processus soit gelé27. La perspective d’une unification avec la Roumanie, qui permettrait potentiellement d’intégrer l’UE avec effet immédiat, pourrait alors se révéler attractive.

Remarques conclusives

Au sein de l’Union européenne, la territorialité du droit est une question essentielle, qui conditionne directement l’effectivité de l’application du droit de l’Union. L’individu est le premier destinataire du droit de l’UE, et la garantie de ses droits est une exigence fondamentale. Plus que jamais, la question territoriale s’avère centrale dans la perspective d’un élargissement de l’Union vers l’Est. Aujourd’hui l’Ukraine, Etat candidat à l’adhésion à l’Union, connaît un conflit ouvert avec la Fédération de Russie depuis l’invasion à grande échelle de son territoire par les troupes russes. En Moldavie et en Géorgie, des conflits territoriaux gelés, entre l’Etat et des séparatistes soutenus par Moscou, menacent de se réveiller tandis que ces deux États ont emprunté le chemin de l’intégration au sein de l’UE. La solution établie lors de l’adhésion de Chypre, présentée comme temporaire, était survenue dans un contexte bien différent. La Fédération de Russie ayant été exclue du Conseil de l’Europe, la CEDH ne pourra plus se prononcer sur les nouvelles affaires qui émergeront. Les tensions croissantes entre l’Union européenne et la Russie laissent difficilement envisager, pour l’instant, des négociations équitables sur le règlement des conflits territoriaux en Europe orientale et dans le Caucase. Cette situation inédite appelle à des réflexions juridiques de fond, innovantes, afin que l’élargissement qui se profile soit une réussite.

Par Eliot REFFAIT

NOTES

  1. Castellino, Joshua. International Law and Self-Determination : The Interplay of the Politics of Territorial Possession with Formulations of Post-Colonial “national” Identity. Developments in International Law, v. 38. M. Nijhoff, 2000, page 77. ↩︎
  2. L’individu occupe une place centrale dans la construction de l’ordre juridique de l’UE. Voir par exemple : Cour de justice des Communautés européennes, arrêt Van Gend en Loos, affaire 23-62, 5 février 1963 (principe d’effet direct du droit communautaire), ainsi que l’arrêt de la Cour de justice, Internationale Handelsgesellschaft, affaire 11-70, 17 décembre 1970 (point de départ de l’architecture des droits fondamentaux dans l’Union). ↩︎
  3. La notion de “territoire de l’Union” est cependant apparue dans les actes dérivés depuis plusieurs années. Voir : Marti, Gaëlle. “Territoire(s) et Union européenne,” Civitas europa 35, 35, no. 2, 1er décembre 2015 : 25–39. https://doi.org/10.3917/civit.035.0025↩︎
  4. Conclusions de la présidence du Conseil européen, Helsinki, 10-11 décembre 1999, point 4. ↩︎
  5. Bertrand, Gilles. “Le fiasco chypriote, mauvais signe pour l’élargissement de l’Union européenne à la Turquie et aux Etats ouest-balkaniques,” L’Europe au miroir de la Turquie 29, 29, no. 3 (2009), 107. https://doi.org/10.3917/poeu.029.0103. ↩︎
  6. Kingsbury, Damien. Territorial Separatism in Global Politics. Routledge Studies in Civil Wars and Intra-State Conflict. London [u.a.]: Routledge, 2015, 129. https://doi.org/10.4324/9781315756844. ↩︎
  7. Bertrand, Gilles, op.cit., 117. ↩︎
  8. Traité d’Athènes, 16 avril 2003 Protocole n°10 sur Chypre, article 1 paragraphe 1. ↩︎
  9. Articles 258 et 259 du TFUE. ↩︎
  10. Article 260 TFUE. ↩︎
  11. Cour européenne des Droits de l’Homme, Loizidou contre Turquie, requête n°15318/89, 18 décembre 1996. ↩︎
  12. Erdem, Meliz, and Steven Greer. “HUMAN RIGHTS, THE CYPRUS PROBLEM AND THE IMMOVABLE PROPERTY COMMISSION,” The International and comparative law quarterly 67, 67, no. 3 (July 1, 2018): 721–32. https://doi.org/10.1017/S002058931800009X↩︎
  13. Cour de justice de l’UE, Apostolides contre Orams, C-420/07, 28 avril 2009, point 51. ↩︎
  14. Grant, Thomas D. “The European Court of Justice (GC):  Apostolides v. Orams,” International Legal Materials 48, 48, no. 4, 789. https://doi.org/10.1017/S0020782900003570↩︎
  15. Cour de justice de l’UE, Slovénie contre Croatie, C-457/18, 31 janvier 2020. ↩︎
  16. Cour européenne des Droits de l’Homme, Ukraine et Pays-Bas contre Russie,  requêtes n°8019/1643800/14, et 28525/20, 30 novembre 2022, point 695. ↩︎
  17. Article 58 de la CEDH. ↩︎
  18. CEDH, Géorgie contre Russie (II), requête n°38263/08, 21 janvier 2021, point 174. ↩︎
  19. CEDH, Géorgie contre Russie (IV), requête n°39611/18, 9 avril 2024. ↩︎
  20. Voir, par exemple, CEDH, Catan et autres contre République de Moldavie et Russie, n°43370/04, 8252/05 et 18454/06, 19 octobre 2012. ↩︎
  21. La République démocratique moldave avait déclaré son indépendance vis-à-vis de la Russie en 1918 et avait rejoint le Royaume de Roumanie, formant la « Grande Roumanie ». ↩︎
  22. Castellino, Joshua. International Law and Self-Determination: The Interplay of the Politics of Territorial Possession with Formulations of Post-Colonial “national” Identity. Developments in International Law, v. 38. M. Nijhoff, 2000. https://doi.org/10.1163/9789004480896. ↩︎
  23. Cojocaru, Cristian. “Ce ar vota Maia Sandu la un referendum pentru unirea Republicii Moldova.” IMPACT.ro, 2020. https://www.impact.ro/ce-ar-vota-maia-sandu-la-un-referendum-pentru-unirea-republicii-moldova-cu-romania-declaratia-care-nu-i-a-picat-bine-lui-putin-110652.html. ↩︎
  24. Melnic, Cristina,  “ Ce cred românii despre Unirea cu Republica Moldova? ”, Laborator de Analiză a Războiului Informaţional şi Comunicare Strategică. https://adevarul.ro/blogurile-adevarul/ce-cred-romanii-despre-unirea-cu-republica-2099003.html. ↩︎
  25. Conclusions de la Présidence, réunion spéciale du Conseil européen, Dublin, 28 avril 1990, point 4. ↩︎
  26. Watling, Jack, Oleksandr Danylyuk and Nick Reynolds. “The Threat from Russia’s Unconventional Warfare Beyond Ukraine, 2022–24”. Royal United Services Institute, special report, 20 février 2024 , 7. https://www.rusi.org/explore-our-research/publications/special-resources/threat-russias-unconventional-warfare-beyond-ukraine-2022-24. ↩︎
  27. Les négociations d’adhésion de la Turquie, officiellement ouvertes depuis 2005, sont actuellement considérées comme étant gelées. ↩︎

BIBLIOGRAPHIE

Sources primaires :

Sources secondaires :

  • CEDH, Catan et autres contre République de Moldavie et Russie, n°43370/04, 8252/05 et 18454/06, 19 octobre 2012.
  • CEDH, Géorgie contre Russie (II), requête n°38263/08, 21 janvier 2021.
  • CEDH, Géorgie contre Russie (IV), requête n°39611/18, 9 avril 2024.
  • CEDH, Ukraine et Pays-Bas contre Russie,  requêtes n°8019/1643800/14, et 28525/20, 30 novembre 2022.
  • CJCE, NV Algemene Transport- en Expeditie Onderneming van Gend & Loos contre Administration fiscale néerlandaise, affaire 23-62, 5 février 1963.
  • CJCE, Internationale Handelsgesellschaft mbH contre Einfuhr- und Vorratsstelle für Getreide
  • und Futtermittel, affaire 11-70, 17 décembre 1970.
  • CJUE, Apostolides contre Orams, C-420/07, 28 avril 2009.
  • Conclusions de la Présidence, réunion spéciale du Conseil européen, Dublin, 28 avril 1990.
  • Conclusions de la présidence du Conseil européen, Helsinki, 10-11 décembre 1999.
  • Traité sur le Fonctionnement de l’Union européenne.
  • Traité entre le Royaume de Belgique, le Royaume de Danemark, la République fédérale d’Allemagne, la République hellénique, le Royaume d’Espagne, la République française, l’Irlande, la République italienne, le Grand-Duché de Luxembourg, le Royaume des Pays-Bas, la République d’Autriche, la République portugaise, la République de Finlande, le Royaume de Suède, le Royaume-Uni de Grande-Bretagne et d’Irlande du Nord (États membres de l’Union européenne) et la République tchèque, la République d’Estonie, la République de Chypre, la République de Lettonie, la République de Lituanie, la République de Hongrie, la République de Malte, la République de Pologne, la République de Slovénie, la République slovaque relatif à l’adhésion de la République tchèque, la République d’Estonie, la République de Chypre, la République de Lettonie, la République de Lituanie, la République de Hongrie, la République de Malte, la République de Pologne, la République de Slovénie et la République slovaque à l’Union européenne.

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