La destruction des Bouddhas de Bâmiyân : une intersection entre identité, mémoire et guerre civile.
C’est un néant abyssal qui impose le silence. Une fente gigantesque, tel un coup de couteau, qui défigure l’antique vallée de Bâmiyân. Un vide, qui rend présent par sa vacuité, le retour inéluctable des taleb (« les étudiants ») au pouvoir en Afghanistan. Le 14 mars 2001, un assemblage explosif lacère le site des Bouddhas de Bâmiyân en dynamitant les deux statues monumentales. Ce « crime contre la culture », selon les mots du Secrétaire Général de l’UNESCO en 2001, M. Koïchiro Matsuura, orchestré par les talibans est un revers inattendu aux causes encore obscures. En 1999, le ministre de la Culture affirmait en effet dans un décret: « Le Gouvernement des talibans affirme que Bâmiyân ne sera pas détruit, mais au contraire protégé” (1: « Décrets afférents à la protection du patrimoine culturel et à la conservation des vestiges historiques en Afghanistan » [Kaboul, juillet 1999], Les nouvelles d’Afghanistan, n° 92, 1er trimestre 2001.). Or, l’annihilation totale de ce patrimoine préislamique deux ans plus tard illustre un changement de position instantané. Qu’a-t-il donc bien pu se passer ? Quelles sont les causes du revirement du commandement taliban ? Des tentatives de construction d’un État centralisé, de la réunification nationale autour d’une identité mémorielle réécrite, en passant par les vengeances interethniques jusqu’à la radicalisation du mouvement autour d’un islam sunnite orthodoxe; tout peut expliquer ce drame. À cette liste pléthorique, il nous faut ajouter les ingérences saoudiennes, pakistanaises, mais aussi onusiennes. En d’autres termes, la mort des Bouddhas de Bâmiyân est au carrefour d’un nombre considérable d’explications que les médias occidentaux n’ont pas su percevoir en 2001.
Une déclaration inattendue: récit d’un retournement de situation
La fin du mois de septembre 1996 marque la victoire talibane. Le mouvement s’empare de Kaboul à la suite d’une campagne débutée deux ans plus tôt. Néanmoins, le gain de la capitale ne signifie pas la fin des conflits. L’Afghanistan est en effet un État aux reliefs accidentés, ce qui bénéficie aux résistances des minorités ethniques, religieuses et linguistiques. Dès lors, les combats continuent, notamment contre la communauté semblant insoumise et inébranlable des Hazaras ; au centre du pays. Avec deux années de retard, en 1998, les talibans parviennent néanmoins à soumettre ce territoire en s’emparant de la vallée de Bâmiyân. De 1998 à 2001, des commandants locaux s’attaquent aux Bouddhas en tirant notamment dessus des roquettes. Ces évènements ne relèvent pas de directives officielles si bien que les autorités centrales réprimandent ces actions. En 1999, La déclaration du ministre de la Culture, le Mullah Mutaqi, exhorte à la protection du site et de l’ensemble des antiquités du pays. Pour le gouvernement, cela est stratégiquement la meilleure position. En effet, l’UNESCO, qui n’avait jamais pu faire entrer le site au patrimoine mondial de l’humanité à cause des tensions internes au pays, souhaite accélérer le processus. La déclaration talibane participe donc à la politique du faire bien voir, le mouvement espérant être reconnu comme le gouvernement légitime par la communauté internationale. L’année 2001 était d’ailleurs l’ « Année du dialogue entre cultures et civilisations », à l’initiative de Mohammed Khatami, président de la République islamique d’Iran. Se présenter comme les défenseurs de la culture bénéficierait à terme.
Tout bascule pourtant. De décembre 2000 à janvier 2001, des sanctions contre l’Émirat d’Afghanistan sont votées au Conseil de Sécurité des Nations Unies, car les talibans ont refusé de livrer Oussama Ben Laden, leader d’Al-Qaïda reconnu coupable d’attentats contre plusieurs ambassades américaines sur le continent africain. Au niveau local, la stabilité du mouvement chancelle, le 14 février 2001, l’opposition hazara parvient à reprendre le pouvoir sur la vallée de Bâmiyân, une courte parenthèse puisque les talibans reprendront le contrôle quelques jours plus tard. Puis le rythme s’accélère. Le 26 février, le Mullah Omar, émir des croyants1, promulgue un décret ordonnant la destruction des statues et des sanctuaires islamiques en les dénonçant comme des impiétés. Durant les mois de février et mars, la communauté internationale s’organise : il est hors de question de voir tomber Bâmiyân. L’UNESCO, des personnalités politiques comme l’ambassadeur Pierre Lafrance, et même des sages de la conférence islamique se rendent à Bâmiyân pour dissuader le gouvernement taliban. L’Inde, la Thaïlande, le Sri Lanka, l’Iran et le Metropolitan Museum of Art (MET) proposent même le rachat des statues. Mais il n’en sera rien ; le 14 mars 2001, les bouddhas sont détruits de même que les statues d’art préislamique du musée national de Kaboul. Deux jours plus tard, le Mullah Omar ordonne le sacrifice de cent vaches” dont la viande doit être distribuée aux pauvres afin d’expier le retard apporté par les musulmans dans la destruction des idoles2” ; il s’agit d’éliminer la souillure de la terre. Enfin, le 26 mars, des journalistes du monde entier sont invités et escortés à Bâmiyân afin de constater la destruction d’œuvres témoignant du génie prométhéen..
La multiculturalité de l’État afghan.
Plusieurs observateurs ont diagnostiqué, dans la destruction de ce patrimoine préislamique un iconoclasme au nom d’Allah. Néanmoins, il est nécessaire d’appréhender cette exaction à l’aune de la guerre civile afghane qui sévissait depuis la chute du régime prosoviétique de Najibullah en avril 1992. Cela dans un souci d’appréhension des conflits interethniques substantiels à l’État ’afghan depuis sa création.
L’Afghanistan est un territoire intersectionnel, au carrefour entre l’Asie centrale et le sous-continent indien. Sa position stratégique entre plusieurs mondes civilisationnels l’a rendu vulnérable à de nombreuses invasions : du perse Cyrus le Grand au grec Alexandre le Grand en passant par les tribus arabes au Moyen-Âge qui envahissent le pays par l’ouest, les nomades et même les tribus turco-mongoles de Gengis Khan et Tamerlan par le nord du pays. De plus, l’Afghanistan était situé sur la Route de la Soie : un lieu d’échange où se rencontraient de nombreuses civilisations et peuples. Ainsi, les Iraniens, les Indiens, des ressortissants d’Asie centrale, de Chine et de Grèce, tous ont transité, habité, façonné le territoire Afghan. Enfin, l’Afghanistan a également été victime des velléités des grands empires russes et anglais, à l’image de son voisin indien et pakistanais, ce qui a fini de fragiliser une affirmation identitaire déjà parcellée en différents groupes ethniques.
Les conflits interethniques sont au cœur de l’instabilité du pays depuis sa création. L’affirmation d’un État central unifié à la fin du XIXème siècle se fait dans la violence sous l’impulsion d’Abdur Rahman, un chef pachtoun qui impose avec brutalité un pouvoir répressif sur les autres peuples afghans : tadjiks, hazaras, ouzbeks et turkmènes. Une véritable politique de colonisation des terres est mise en place afin de marquer l’affirmation pachtoune sur les autres communautés et résorber le caractère multiethnique du pays.
Cette histoire violente prend toute sa signification au moment de l’invasion soviétique de 1979. En effet, l’occupation a vu émerger une résistance sur la base ethnique. Selon Karim Pakzad, chercheur associé à l’IRIS, « après une courte période marquée par l’affrontement idéologique islam contre communiste, l’identité ethnique a pris le pas sur l’appartenance idéologique ». La destruction des bouddhas catalyse ces tensions intercommunautaires. En effet, ces statues, taillées directement dans la roche et respectivement hautes de 38 et 55 mètres représentait l’influence historique de la communauté bouddhique en Afghanistan. Les Bouddhas étaient dressés dans la région depuis le Vème siècle. Néanmoins, au cours de l’Histoire le site a graduellement été enrichit jusqu’à abriter plus de 700 grottes creusées dans la falaise à main d’hommes et ornées de fresques « témoignant du croisement d’influences indiennes, iraniennes, hellénistiques et centre asiatique » (Pierre Centlivres, « Vie, mort et survie des bouddhas de Bâmiyân »). Un brassage culturel tangible, œuvre de générations d’homo faber qui ont laissé d’intimes marques de leur passage.
Le poumon identitaire de la communauté Hazara.
La communauté Hazara, au coeur des falaises autour des Bouddhas de Bâamiyan.
Crédit: Shuttershock Photo
Les Bouddhas de Bâmiyân se situent dans la région du Hazarajat, au centre de l’Afghanistan ; une région au relief accidenté qui abrite la communauté des Hazaras. Le Hazarajat est l’une des provinces les plus pauvres et isolées de l’Afghanistan. Depuis plusieurs décennies et notamment la période de modernisation des années 1960, les Hazaras nourrissaient une méfiance à l’égard de l’Etat central situé à Kaboul. En effet, ce dernier, alors même qu’il apparaissait comme réformateur et modernisateur aux yeux de la communauté internationale, laissait mourir de faim les populations des montagnes. Le pays fonctionnait alors à deux vitesses ce qui a fini d’entériner les divisions ethniques. Les Hazaras ont conservé une forte identité culturelle rassemblant plus de 3 millions d’habitants en 2001, soit 15% de la population afghane de l’époque. Il s’agit ainsi du troisième groupe ethnique derrière les pachtouns et les tadjiks. En 2001, les Hâzaras sont la principale opposition au gouvernement taliban et s’appuient pour cela sur une forte rente mémorielle.
Cette ethnie revendique une autochtonie inféodée à l’État central pachtoun. Ils ont d’ailleurs été indépendants jusqu’en 1893, date de la conquête du roi Abdur Rahman lors d’une campagne appelée « guerre sainte contre les hérétiques hazâras chiites ». Cette période marque une islamisation forcée autour d’un islam sunnite orthodoxe gommant les particularismes ethniques afin de fonder un État à domination pachtoune. Si les talibans affirmaient être au-dessus du jeu ethnique, ils se positionnent en réalité dans le même objectif historique. Depuis, les hazaras construisent leur identité culturelle en opposition aux sunnites, pachtouns, partisans d’un État unifié. En 1992, avec la chute du régime communiste, les Hazaras tentent de reconstruire leur autonomie sous l’égide du parti de l’Unité : le Hez e Wahdat e Islami. Le site de Bâmyiân devient la capitale du Hazaristan, un État dans l’État, empire dans l’empire, créé par la recrudescence du nationalisme hazara. Ces derniers fondent leur légitimité autour d’une mémoire mystifiée, celle d’un peuple hazara homogène, chiite, particularisé par rapport aux autres régions et populations de l’Afghanistan. En mars 2001, les dirigeants du parti de l’Unité avaient d’ailleurs affirmé que leurs ancêtres avaient bâti les bouddhas. Selon Jean-François Schnoering, dans « Pourquoi les bouddhas de Bâmiyân ont-ils été détruits ? »: « ils pouvaient ainsi affirmer que c’était pour cacher l’ancienneté du peuplement hazara et sa légitimité à vivre librement sur le territoire du Hazarajat que les talibans avaient, avec préméditation, détruit les bouddhas ». Allant jusqu’à créer un ministère, un parlement et une armée profondément liée à l’Iran voisin chiite, les Hazaras perturbent les plans dominateurs des talibans qui fomentent alors une réponse capable de détruire cette affirmation communautaire.
Avec le déclin du bouddhisme dans la région, les habitants ont créé une nouvelle mémoire sur ces statues, et les ont ainsi colorées de leur propre sensibilité. Selon Pierre Centlivres, les habitants étaient convaincus que « les deux bouddhas géants formaient un couple ; ils les nommaient parfois Lât et Manât, les sublimes Déesses mentionnées dans le Coran, deux idoles d’un trio de statues dans les environs de La Mecque que Mahomet avait fait détruire ». Ainsi, pour les Hazaras, les idoles sont devenues des icônes, symboles d’un temps pré-étatique où l’indépendance était là, où le peuple savait lutter contre l’envahisseur sunnite et se tenait droit, fort, fier. Pour cette communauté, les envahisseurs sunnites s’étaient en effet acharnés sur le visage des statues afin d’humilier les populations locales. Depuis, cette version a été démentie et de nombreux archéologues et chercheurs ont affirmé que les visages étaient manquants car recouverts de masques décorés durant les cérémonies. Peu importe, les Hazaras développent leur particularisme autour de ce récit mystifié qui appuie les résistances durant la guerre civile.
Dès lors, lorsqu’ils s’emparent de Bâmiyân en 1998, les talibans réinstallent pour un temps une suprématie pachtoune sur les Hazaras, une suprématie sunnite sur les chiites. La notion de crime contre la culture prend alors tout son sens : il s’agit d’annihiler la distinction culturelle d’un groupe en piétinant leur patrimoine qui participait à l’unification d’un peuple autour du projet politique du Hezb e Wahdat. La thèse de la vengeance ethnique est soutenue par la chronologie des évènements : entre le 14 et le 17 février, le Hezb e Wahdat avait repris le territoire aux mains des talibans. Un mois plus tard, les statues étaient détruites.
Au cœur de la doctrine talibane : salafisme, islam orthodoxe et sunnisme.
Si l’importance de l’islam est à nuancer dans l’iconoclasme taliban à Bâmiyân, il serait fâcheux de ne pas considérer ce facteur non simplement en tant que doctrine religieuse mais structurant l’idéologie politique talibane et l’importance des puissances régionales dans le façonnement de cette idéologie. La trajectoire de l’Émir des Croyants, le chef suprême des talibans, le mollah Mohammed Omar illustre l’origine du mouvement apparu en 1994 dans le nord du Pakistan. Ce dernier s’engage dans un groupe de résistants après l’invasion soviétique de 1979 et accède au rang de sous-commandant. Il poursuit ensuite des études de théologie à Peshawar, région pakistanaise à forte concentration pachtoune, d’où il tire son titre de Mollah. En 1993, Mollah Omar ouvre une madrasa religieuse à Kandahar et agrège des soutiens autour de lui. Les thèses du mollah sont simples : achever l’unification du pays en éliminant les derniers foyers d’opposition ethnique et instaurer un État dont les règles juridiques sont inspirées de la charia.
Afin de comprendre l’importance que la religion prend dans le monde arabo-musulman à partir de la deuxième moitié du XXème siècle, il est nécessaire de se référer aux rapports fluctuants entre l’arabité et le panislamisme dans la région. En effet, le Machrek, le Maghreb, la Péninsule Arabique ainsi que l’Extrême-Orient contiennent un nombre important d’ethnies particularisées aux trajectoires et cultures différentes. Néanmoins, à la chute de l’Empire ottoman, les communautés arabes souhaitent réaliser le panarabisme en affirmant une culture transnationale capable de trouver sa résonance dans un État arabe unifié. Le panarabisme connaîtra son apogée dans les années 1950 date à laquelle la figure charismatique de Nasser émerge en Egypte.
Gamal Abdel Nasser le 22 février 1958 devant une foule au Caire
Crédit Photo: AP Photo
A travers la radio Voice of Arabs, les idées nationalistes laïques de Nasser résonnent dans tout le monde arabe et fomentent le début d’une culture transnationale débarrassée du poids de la religion et œuvrant pour la modernisation et la libéralisation des sociétés. Néanmoins, le panarabisme s’effondre au lendemain de la défaite des États arabes face à Israël durant la Guerre des Six Jours de 1967. De la même manière, la mort de Nasser en 1970 finit d’entériner le panarabisme et marque le glissement vers le panislamisme. Les populations, déçues par le pouvoir et constatant l’échec de la modernisation dans l’amélioration de leurs quotidiens, décident de retourner aux valeurs traditionnelles : l’application stricte du message religieux, seule certitude dans des sociétés soumises aux mutations, à l’autoritarisme et à la violence. Le communisme, qui s’était fortement développé dans la région, particulièrement en Afghanistan sous le mandat du Parti démocratique du Peuple Afghan devient une idéologie à anéantir.
Les talibans n’échappent pas à ce glissement et à l’irruption du religieux au cœur du projet politique. En effet, les madrasas pakistanaises dans lesquelles ils reçoivent leur éducation se réclament de l’école du Deobandi qui rejette toute forme de modernité, du wahabisme saoudien qui s’oppose radicalement à toute représentation figurative du sacré, ainsi qu’au pachtounwali, code d’honneur préjuridique propre à la communauté pachtoun qui prône une discrimination poussée des minorités ethniques et religieuses. Dès lors, l’iconoclasme à l’œuvre dans la destruction des bouddhas de Bâmiyân prend tout son sens. Le patrimoine laïque est fortement suspecté par les élites talibanes. Pour lui, certains « croient en ces statues » ce qui est inadmissible pour un gouvernement qui souhaite appliquer l’orthodoxie sunnite sur l’ensemble du territoire. Pour le Mullah Omar, ces bouddhas sont des idoles, c’est-à-dire une incarnation manifeste d’une divinité. Dans l’idole, le sacré se fait sensible, chair, tangible – si bien que la création devient l’objet même d’une vénération. Ainsi, les bouddhas apparaissent comme une contestation de la suprématie du sunnisme dans le pays. D’autant plus que le principal fondamental de l’islam est bien la non-représentation du divin qui ne peut s’incarner dans la matière. Dès lors, le 26 février 2001, le Mullah Omar qui est autant une autorité religieuse que politique promulgue un décret ordonnant la destruction des statues et sanctuaires non islamiques en affirmant que « ces statues ont été et restent des sanctuaires d’infidèles. Ces derniers continuent à adorer et à vénérer ces images et ces statues ». Il est particulièrement intéressant de s’attarder sur l’emploi du mot « sanctuaire » qui illustre à la fois la portée sacrée du monument et en même temps la puissance de la communauté et du collectif. Le sanctuaire trace un lien qui échappe à l’autorité étatique, unifiant, dans une relation de transcendance non-médiée par le pouvoir temporel, le peuple et son dieu.
La considération du facteur religieux nous permet de comprendre pourquoi la rhétorique de défense de la communauté internationale a échoué à prévenir ce crime contre la culture. En effet, Pierre Lafrance, ambassadeur de la délégation de l’UNESCO essayera de désacraliser ces statues en parlant d’icône et non d’idole. Il insiste ainsi sur la portée symbolique des bouddhas de Bâmiyân, inspirant le « respect » et non le « culte ». Cela se résume dans une déclaration « les statues ne sont pas des objets de culte mais des rappels de la vertu d’un enseignement, d’une sagesse, les qualifier d’idole est faire insulte au bouddhisme. (…) Les statues peuvent être l’occasion d’une leçon de foi pour les fidèles, à quelque religion qu’ils appartiennent, ce qui est jugé bénéfique par la tradition islamique». Or, ces valeurs de tolérance de l’autre, de diversité sont propres aux mondes occidentaux et ne peuvent être calquées dans un contexte de déchirures ethno religieuses. De plus, Lafrance insiste sur une prétendue tradition islamique qui n’est qu’une notion vide de sens : il n’existe pas d’islam en tant que telle à cette époque, mais plusieurs branches qui se radicalisent notamment les sunnites orthodoxes salafistes, dont les talibans se réclament. En bref, selon l’historien spécialiste Pierre Centlivres, la tentative de démystification des statues ne peut être qu’un échec, car elle représente un dilemme simple « ou ces statues sont liées à des croyances idolâtres, ou il ne s’agit que de simples cailloux. Dans le premier cas, l’islam commande de les détruire, dans le second qu’importe qu’on les brise ».
En dernière analyse, il est intéressant que noter que le cœur du sunnisme salafiste dans la région, l’Arabie Saoudite, a financé l’organisation talibane jusqu’en 1998 et a reçu de nombreux étudiants théologiens dans ses universités. L’Arabie Saoudite est, de la même manière, l’un des seuls pays avec les Emirats Arabes Unis et le Pakistan à avoir reconnu l’État taliban durant la période de règne de 1996 à 2001. Cette interconnexion entre le royaume saoudien et les talibans explique la radicalité des thèses talibanes. Il est nécessaire d’ajouter le poids du Pakistan qui soutient les destructions et les déchirures au sein des communautés afghanes. La destruction des Bouddhas a nécessité un effort d’une semaine et nécessité un nombre considérable d’artillerie, d’explosifs et de poudre : du matériel venu tout droit du Pakistan. Pourquoi ? Parce que le gouvernement pakistanais soutient la partition de l’idée nationale afghane afin de maintenir un État faible. Stratégiquement, il est plus intéressant pour le Pakistan de soutenir un État basé sur l’islam et non sur le nationalisme laïque communisme afin de s’assurer un allié permettant de contrecarrer l’influence indienne. Ayant connaissance des conflits interethniques, il faut affaiblir le nationalisme afghan et donc soutenir les pachtouns islamiques les plus radicaux qui dépassent l’idée de nation.
Des considérations politiques : des tensions internes au sein de l’organisation talibane
Il est nécessaire de ne pas homogénéiser le mouvement taliban. En effet, ces derniers sont traversés par des tensions internes qui reflètent deux élans antagonistes : les talibans voulant rentrer dans le système international et ceux défendant la particularité de l’islamisme et le rejet de l’occident. Malgré la victoire talibane en 1996, la communauté internationale ne reconnaît pas la légitimité des talibans comme étant les nouveaux maîtres du territoire afghan. Massoud-Rabbâni, président déchu est resté chef du siège de l’Afghanistan à l’ONU alors même qu’au même moment les talibans contrôlaient 80% du territoire. Le mouvement enrage de ne pas être reconnu, d’autant que la validation de la communauté internationale finirait de tuer les velléités des minorités ethno religieuses.
Afin de favoriser la reconnaissance, les talibans choisissent dans un premier temps de s’appuyer sur le site de Bâmiyân afin de complaire l’UNESCO qui voulait inscrire ce site au patrimoine mondial. En septembre 1998, lorsque les talibans sont entrés à Bâmiyân, ils avaient déjà tiré une roquette sur le bouddha de 38 mètres. Pour faire oublier cet écart, le Mollah Omar a fait emprisonner le commandant iconoclaste Abdul Wahid et fait promulguer en juillet 1999 le « décret afférent à la protection du patrimoine culturel et à la conservation des vestiges historiques en Afghanistan ». La politique de coopération avec l’UNESCO est ainsi totale. Les proches du Mullah Omar pensaient que cet effort serait le début d’une reconnaissance internationale, ils souhaitaient se présenter auprès des instances onusiennes comme les meilleurs défenseurs des richesses de leur pays. Le 17 août 2000, les talibans ont même rouvert le musée de Kaboul qui avait été fermé au moment de la conquête de 1996. La même année, le ministre de la culture voulait également publier une nouvelle fatwa (interprétation du texte coranique qui prend la force d’une loi) sur la licéité de l’image anthropomorphique. Mais tout cet exercice modernisateur sera brutalement interrompu par une frange radicalisée du mouvement : les oulémas.
Au début des années 2000, le Mollah Omar réforme les institutions talibanes. Le commandeur des croyants abdique une partie de son pouvoir au profit d’une cour suprême siégeant à Kaboul composée d’oulémas, c’est-à-dire, de théologiens sunnites, traditionalistes, conservateurs et orthodoxes. L’ouléma est en effet l’homme qui a acquis le « savoir » fondamental dans la communauté : la connaissance matérielle du Coran et des traditions prophétiques. Ils sont d’ailleurs perçus comme les héritiers du prophète et opposés aux modernistes de toute tendance. Ainsi, selon le politologue J.F. Schnoering, la destruction des bouddhas peut représenter le « triomphe des partisans d’une interprétation littérale de la sharia », consacrée par la fatwa du 26 février 2001. Il s’agit de rejeter la realpolitik entreprise par les modernisateurs et de retourner aux fondamentaux de l’islam. La conjoncture de 2001 explique le triomphe de cette lecture au sein du mouvement taliban et l’épuisement de ceux qui voulaient se rapprocher de l’Ouest. En effet, au début des années 2000, l’Afghanistan est plus isolé que jamais sur le plan international. De décembre 2000 à janvier 2001, des sanctions sont votées par la résolution 1333 du Conseil de Sécurité de l’ONU. Embargo sur la livraisons d’armes, restrictions aux déplacements des dignitaires de Kaboul, interdiction des liaisons aériennes entre Kaboul et l’étranger, gel des avoirs talibans à l’étranger… Ces mesures sont les conséquences du refus de coopération des talibans avec les États-Unis. En effet, ils ont refusé de livrer Oussama Ben Laden, impliqué dans les attentats contre les ambassades américaines au Kenya et en Tanzanie.
En finalité, la destruction des bouddhas de Bâmiyân peut être l’illustration d’un pied de nez opéré par les talibans les plus radicaux aux organisations internationales qui les ont marginalisés au début des années 2000. En détruisant ce lieu cher à l’UNESCO et à la communauté régionale et internationale, il s’agit d’affirmer la puissance du mouvement qui a remporté la guerre idéologique contre les communistes, contre les libéraux et les occidentaux. Il est également intéressant de signaler que la destruction intervient en 2001, déclarée Année de Paix et de la Culture par l’UNESCO. Ce revers montrant la puissance talibane explique l’importance de la publicisation de la destruction. En effet, le 26 mars 2001, quelques jours après la destruction, les journalistes du média qatari Al-Jazeera sont invités à Bâmiyân afin de constater le vide béant laissé par les statues. Ils sont ensuite escortés jusqu’au musée de Kaboul, par les talibans, afin de filmer le lieu culturel vidé de ses idoles préislamiques. Ces images feront le tour du monde et continueront d’associer les talibans à un mouvement islamique radical et vecteur de puissance ; une identité maintenant assumée par l’organisation.
Des mémoires en question, un comparatif de la question mémorielle des talibans entre 2001 et 2021
L’un des événements traumatiques du règne taliban fut la destruction des bouddhas de 2001. Lorsque ces derniers ont été déchus, le gouvernement afghan voulait ranimer le tourisme et rendre le pays attractif en se lançant dans une reconstruction des Bouddhas. Après les attentats du 11 septembre, les observateurs internationaux ont voulu rapprocher le sort du World Trade Center à celui de Bâmiyân : deux symboles du génie humain détruits par le terrorisme. L’opération a vite été avortée par le coût de la manœuvre : entre 40 et 60 millions de dollars, majoritairement payés par les fonds de l’UNESCO. De plus, une reconstruction alimenterait la défiance des musulmans orthodoxes à l’encontre du gouvernement et des organisations internationales. L’UNESCO fait alors « l’éloge du vide » et appelle au recueillement face à la béance. Les habitants qui avaient commencé à investir les grottes sont expulsés pour être relocalisés dans des nouveaux villages qui prendront des mois à être construits.
Crédit photo: Anadulu Agency
Il est intéressant de voir qu’en revenant au pouvoir, les talibans ont adopté la même technique de l’effacement se positionnant toujours illusoirement comme la première marche de l’Histoire. Les jets de peinture noire sur les publicités montrant des femmes ont notamment fait le tour du monde et montrent comment la mémoire et le patrimoine sont des notions fondamentales de l’idéologie du mouvement politique. Il faut effacer, profaner et réunir autour d’une histoire contrôlée et commune une population qui a échappé au joug taliban depuis 20 ans. L’identité culturelle ethnique est autant une revendication qu’une appartenance. Les individus appartiennent à quelque chose de tangible : une histoire commune, une langue partagée, un goût pour un même écrivain ou une appétence pour une grande diva. Puis, cette appartenance est revendiquée, lorsque l’individu se sent fondamentalement inclus dans la communauté, lorsque rien d’autre n’existe, que substantiellement l’Autre devient Même, une partie de soi. Alors le projet social est mis en œuvre.
Rien n’a changé depuis 2001. Les talibans ne sont pas devenus plus « fréquentables », plus humains ni plus modernisateurs. En fins stratèges, ils jouent le double-jeu de la communauté internationale en multipliant des déclarations qui n’ont aucune sorte d’impact réel mais qui déculpabilisent, dans l’opinion publique, les partenariats entrepris avec l’organisation, à l’image des négociations en cours à Doha.
En finalité, la destruction de Bâmiyân est bien un événement, il est nécessaire de considérer les luttes intra étatiques entre des minorités ethno religieuses différentes. La destruction intervient en effet quelques semaines après l’affirmation de la communauté Hazara autour du parti de l’Unité qui parvenait graduellement à créer un empire dans un empire. Mais, une lecture de la situation comme illustratrice du glissement du panarabisme au panislamisme explique également la radicalisation des oulémas souhaitant imposer un véritable État Islamique, régulé par une interprétation littérale de la charia. Dans cette acception, le rôle joué par l’Arabie Saoudite et le Pakistan ne peut être omis : ces deux pays, pour des raisons stratégiques différentes ont participé à la radicalisation de l’idéologie sunnite dans l’ensemble de la région et ont fomenté la montée du terrorisme. Tout cela dans un contexte d’isolement de plus en plus marqué du pays à l’égard de la communauté internationale qui refuse d’accorder une reconnaissance à un État violant les droits de l’Homme. Ces causes multifactorielles tendent à nuancer l’interprétation de la destruction comme étant simplement motivée par un fondamentalisme religieux rétrograde.
Aujourd’hui, plus que jamais, il apparaît nécessaire de montrer l’importance de la pluralité des causes motivant les événements traumatiques. Souvent, les médias occidentaux présentent les talibans comme une organisation isolée, rétrograde, n’obéissant à aucune logique interne et motivés par des passions incontrôlées. Néanmoins, cette lecture nous montre que l’organisation n’échappe pas à la considération de positions plus ou moins stratégiques leur permettant de répondre à leurs intérêts ; à l’image du revers total, en quelques mois, de la protection du patrimoine culturel de l’UNESCO à son annihilation. Les promesses n’engagent que ceux qui les croient.
Paloma Feltre
Bibliographie:
Articles:
Pierre Centlivres, « Vie, mort et survie des Bouddhas de Bamiyan (Afghanistan) », Livraisons de l’histoire de l’architecture [En ligne], 17 | 2009, mis en ligne le 10 juin 2011, consulté le 21 octobre 2021. URL : http://journals.openedition.org/lha/200 ; DOI : https://doi.org/10.4000/lha.200
El Karoui Hakim, « 3. L’islamisme au cœur de notre modernité », dans : , L’islam, une religion française. sous la direction de El Karoui Hakim. Paris, Gallimard, « Le Débat », 2018, p. 102-146. URL : https://www-cairn-info.ezpaarse.univ-paris1.fr/l-islam-une-religion-francaise–9782072696909-page-102.htm
Étienne Gilbert, « Chapitre 7. Les talibans », dans : , Imprévisible Afghanistan. sous la direction de Étienne Gilbert. Paris, Presses de Sciences Po, « La Bibliothèque du citoyen », 2002, p. 95-110. URL : https://www.cairn.info/imprevisible-afghanistan–9782724608720-page-95.htm
Schnoering Jean-François, « Pourquoi les bouddhas de Bâmiyân ont-ils été détruits ? L’entrée du mouvement des tâlebân dans une logique iconoclaste », Bulletin de l’Institut Pierre Renouvin, 2010/1 (N° 31), p. 127-140. DOI : 10.3917/bipr.031.0127. URL : https://www.cairn.info/revue-bulletin-de-l-institut-pierre-renouvin1-2010-1-page-127.htm
Documentaires:
Arte, Le Dessous des Cartes “Afghanistan: un pays accidenté”, 18 août 2021 https://www.youtube.com/watch?v=Fen0vkXqgFw
Le Monde en Cartes; “Afghanistan: 40 ans de conflit résumés sur carte”, 22 décembre 2019 https://www.youtube.com/watch?v=HQq3lAqYaC0
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