La Turquie et la construction européenne : la frontière des non-dits

La Turquie et la construction européenne : la frontière des non-dits

Par Chloé DAVAL

Alors que les attaques russes en Ukraine se poursuivent pendant ce mois de mars 2022, l’éventualité d’une adhésion ukrainienne à l’Union européenne (UE) a été évoquée, avant d’être vite écartée. Engager une telle procédure n’est pas mince affaire. Pour la Croatie, le voyage à destination de l’UE a duré 10 ans. Pour la Turquie, il se poursuit encore, trente-cinq ans après le dépôt officiel de sa candidature. Tout au long de son parcours d’adhésion, la Turquie  a semblé occuper une place à part dans les débats. Cet article se propose de retracer l’historique de la candidature turque pour une adhésion à l’UE, en essayant d’avancer les raisons derrière la lenteur particulière de ce processus. 

Rapide chronologie des relations turco-européennes

Si l’idée que la Turquie a toujours été liée à l’Europe est communément acceptée, la question de savoir dans quelle mesure elle peut lui appartenir ne fait en revanche pas consensus. 

On peut prendre comme date de départ de la relation euro-turque les accords d’Ankara de 1963, qui institutionnalisent cette volonté préexistante de la Turquie de se voir toujours plus intégrée à l’Est, jusqu’à devenir, à terme, membre de la Communauté économique européenne.

Dans les années 1970, cette association renforcée se traduit par une intégration sur le plan économique devant conduire à une union douanière, intégration qui ne sera finalement effective qu’en 1995 après de nombreux obstacles.

Parallèlement, la Turquie témoigne d’une intention politique en déposant le 14 avril 1987 sa candidature à la Communauté économique européenne. Encore une fois, le parcours jusqu’à l’obtention du statut de candidat officiel est ponctué de tensions puisqu’il ne survient que douze ans après, le 10 décembre 1999, lors du sommet d’Helsinki.

Par suite, l’ouverture des négociations devait être fixée dès que la Turquie satisferait aux critères de Copenhague, ce qui sera finalement le cas en 2004. En 2006, l’UE gèle les pourparlers de huit chapitres en réaction à la reprise des conflits avec Chypre. Les négociations continuent timidement sur d’autres chapitres, en dépit de divers points de blocage, jusqu’à la demande du Parlement européen du gel total des négociations, en réponse au coup d’État de 2016 et des pressions turques liées à la crise migratoire. Rappelons qu’en 2012, le président de la République Recep Erdogan avait annoncé vouloir retirer la candidature si la Turquie n’obtenait pas le statut de membre d’ici 2023.

Les dernières déclarations politiques à ce sujet tendent vers l’abandon total des négociations, l’impossibilité de l’adhésion de la Turquie à l’UE étant désormais, au moins de facto, communément acceptée. Le Conseil de l’UE faisait d’ailleurs part en juillet 2020 que les discussions étaient « au point mort », tandis que les chefs d’Etat français et allemand multipliaient les déclarations s’opposant à toute possibilité d’adhésion.

Caricature de Plantu, le 07.10.05

L’idéal européen d’une Union définie par l’absence de frontières

Dès la déclaration Schuman de 1950, le ton est donné : la construction européenne repose sur la coopération volontaire entre les nations. Le traité de Maastricht institutionnalise en 1993 le choix d’un modèle ouvert et flexible, sans prise de position pour une Europe fédérale ou intergouvernementale. Cette démarche évite de formuler des choix définitifs, permettant une dynamique territoriale entre les États extérieurs à l’Union et les États membres. Selon l’auteur Gilles Pécout, l’« Europe est le seul continent vraiment capable de se construire en entité, précisément parce que sa délimitation n’est pas donnée une fois pour toutes par la nature ».

Un tel fonctionnement implique la possibilité de retrait lorsque l’on ne souhaite plus coopérer, prévue par l’article 50 du traité sur l’Union européenne  (TUE) tel qu’issu du traité de Lisbonne. Le Brexit souligne particulièrement bien que la construction européenne défend des frontières flexibles, ouvertes, puisque le Royaume-Uni, considéré comme européen, tant historiquement que culturellement ou géographiquement, est désormais une frontière extérieure de l’UE. 

Dans ce contexte, l’absence théorique de frontière géographique ou culturelle aurait dû permettre une rapide adhésion de la Turquie à la Communauté économique européenne, après la soumission officielle de sa candidature en 1987.

Mise en place de la politique d’élargissement

Durant la Guerre froide, la construction européenne s’est appuyée sur des frontières idéologiques, « se libérant du carcan de la géographie », ce qui constitue pour Jean-Louis Bourlanges « un désir d’universalité » dans son ouvrage De l’identité de l’Europe aux frontières de l’Union (2004). La politique principale durant ces années vise l’approfondissement des institutions et du marché commun avant d’envisager tout élargissement. Aussi la Commission Delors rejette-t-elle en 1989 la candidature turque et déclare ne pas pouvoir l’envisager avant 1993, considérant que l’Acte Unique européen de 1986 exige « toute son énergie ».

 À la chute du mur, face à une menace idéologique qui n’existe soudainement plus, les artisans de la construction européenne entendent réintroduire des critères géopolitiques, opérant un virage à cent quatre-vingt degrés. Un consensus autour de la vocation des pays de l’ex-bloc communiste à intégrer la construction européenne s’impose rapidement. Dès décembre 1989, lors du conseil européen de Strasbourg, les États membres déclarent que la vocation de la Communauté « n’est pas au repliement mais à l’ouverture et à la coopération, notamment avec les autres États européens ». Les frontières de la construction européenne sont ainsi repoussées loin à l’Est, renouant avec les idéaux pacifistes paneuropéens d’une Union définie par l’absence de frontières.

Ce n’est qu’en juin 1993 à l’issue du Conseil européen à Copenhague, au vu des candidatures potentielles de tous les pays du l’ex-bloc de l’Est, que l’UE se dote véritablement d’une « doctrine » de l’élargissement.  Envisagée par les critères dits de Copenhague, elle prévoit que l’adhésion de tout nouveau pays soit désormais officiellement soumise à des conditions préalables en matière de démocratie, d’économie de marché, et  de respect de l’acquis communautaire. Le sommet d’Helsinki consacre l’ère de l’élargissement à la suite de celle de l’approfondissement.

Le dépôt de la candidature de la Turquie s’inscrit dans ce contexte d’une certaine volonté de renouveau d’une Union qui voit sans cesse plus large. Au sortir d’un monde bipolaire, l’UE compte bien augmenter son poids sur la scène internationale. Entre ambition de puissance, et idéal universaliste, la candidature de la Turquie semble être sérieusement envisagée.

Le Conseil européen d’Helsinki de décembre 1999, reconnaissant la Turquie comme candidate officielle. Source @European Community

Un long voyage, ou l’exception turque

Depuis 1963, les séries d’accords sont placées sous le signe d’un rapprochement progressif ayant en vue une adhésion à terme. Pourtant, de nombreux événements apparaissent comme une ombre au tableau. Le parcours de la Turquie depuis le dépôt de sa candidature en 1987 jusqu’à sa reconnaissance comme candidat officiel au Conseil européen d’Helsinki en 1999 est ponctué d’à-coups. 

Du côté européen, les lignes de fractures sont la question chypriote, la protection des droits de l’Homme, mais aussi l’instabilité économique du pays. S’ajoutent à cela des exigences propres aux pays fondateurs de l’UE, à l’instar de la demande  la France – au nom d’une responsabilité protectrice envers les chrétiens en Orient – de la reconnaissance du génocide arménien.

Sans minimiser les explications officielles à la lenteur des négociations, il ne semble pas exagéré de parler d’exception turque. Elle peut être observée par comparaison avec des pays déjà membres ou en cours d’adhésion entre 1963 et 1999, qui ont vu leur candidature acceptée plus rapidement alors qu’ils connaissaient une situation autant, voire plus éloignée des critères de Copenhague que celle de la Turquie.

Les évènements qui mènent à la reconnaissance de la Turquie comme candidat officiel en 1999 laissent transparaître l’absence d’une réelle volonté politique d’une adhésion effective. Aussi, la singularité de la candidature turque demeure après 1999, les négociations avancent lentement malgré un Conseil européen qui « accueille favorablement les efforts » de la Turquie. En janvier 2000, la Turquie avait par exemple renoncé, sous la pression de l’UE, à l’exécution pourtant très demandée par les politiques et l’opinion publique du leader du parti kurde PKK Abdullah Ocalan.

Avec la stagnation des négociations, un cercle vicieux s’instaure au fil des années : l’absence de volonté manifeste de l’UE d’inclure la Turquie décourage cette dernière, qui se tourne d’une part sans cesse plus vers l’Orient et les États-Unis, et diminue d’autre part ses efforts, n’encourageant pas non plus l’UE à envisager l’adhésion. Les minorités sont discriminées, les droits des femmes peu respectés, la liberté de la presse menacée et les conflits avec Chypre reprennent. Ce manque d’entrain se reflète dans les sondages d’opinion qui sont de moins en moins favorables à  l’adhésion de la Turquie, tant dans les Etats membres qu’en Turquie. Avec le durcissement du régime d’Erdogan depuis 2016, la question n’est même plus envisagée.

L’ensemble de ces considérations pousse à chercher au-delà des motifs officiels, comme si le statut de membre de la Turquie était un vieux mythe auquel les États-membres ne croient pas vraiment, mais continuent de s’y accrocher.

Caricature de Chapatte, le 13.06.06 

La construction européenne : une histoire franco-allemande

La candidature turque renvoie à des questions structurelles. Les voix qui résonnent tout au long du périple autour de la candidature de la Turquie sont celles de la France et de l’Allemagne ; la France sous Mitterrand, à travers la Commission Delors (1985-1995), et l’Allemagne de l’Est puis l’Allemagne unifiée de Kohl (1982-1998). Les pays voisins partagent une vision traditionnelle de l’Europe : une Union entre des États souverains à majorité chrétienne, dont le couple franco-allemand doit être le moteur. Et c’est là le cœur de la question turque : le couple franco-allemand, qui s’impose comme le régulateur de l’entrée dans l’Union, se montre hésitant face à la candidature turque.

Ce rôle prépondérant de l’Allemagne et de la France dans l’acceptation de l’adhésion et les négociations peut tout d’abord s’observer par comparaison avec les positions des autres pays concernant la candidature turque. Historiquement, les discours belges et anglais restent constants et plutôt favorables à la candidature turque, en dépit des divers évènements géopolitiques qui influencent la situation intérieure en Turquie.

Si l’on observe ensuite les négociations qui ont précédées le Conseil européen d’Helsinki de 1999 – qui marque un tournant dans la relation euro-turque – le poids de l’Allemagne apparaît clairement. Rappelons simplement les relations historiques privilégiées entre les deux nations, l’Allemagne étant le pays accueillant la plus grande diaspora turque, suite à l’immigration de travailleurs turcs dans le cadre du programme « Gastarbeiter » entre les années 1950 et 1970.

L’appui de l’Allemagne en faveur de la candidature turque à la suite du  Conseil européen du Luxembourg de 1997 mènera à la décision adoptée lors du Conseil de 1999. Le Conseil européen de 1997 provoque de vives tensions avec la Turquie parce qu’il ne la reconnaît pas comme candidate officielle, mais comme éligible à la candidature, contrairement à des pays comme les PECO qui peuvent débuter les négociations. Depuis 1998, un rapport annuel évalue les progrès de la Turquie qui sont globalement positifs. Par la suite, l’année 1999 est celle du changement de présidence allemande, avec en outre un nouveau tandem rouge-vert (SPD/Die Grünen) Schröder-Fisher à la tête du gouvernement bien plus favorable à l’adhésion de la Turquie que leurs prédécesseurs.

Leurs voix se retrouvent bien sûr dans les orientations prises par le Conseil de l’UE dont elle est à la tête pour le premier semestre de 1999, spécialement à travers la personne du commissaire européen à l’élargissement, Günter Verheugen. Il œuvre en faveur de la candidature turque en énonçant par exemple que « nous avons donné à ce pays une perspective d’adhésion il y a 36 ans, et nous n’avons eu de cesse de la confirmer depuis. Les faits sont là», ou encore qu’« Ankara ne peut pas attendre éternellement», de telle sorte qu’en octobre, la Commission entend négocier avec les douze pays candidats dont la Turquie.

L’argument démographique sous-jacent

Les déclarations politiques relèvent plus de ce que l’on pourrait appeler une certaine redevabilité envers la Turquie, à qui on a fait miroiter l’adhésion, plutôt que d’une réelle volonté politique de la voir pleinement intégrer l’Union. Les progrès de la Turquie sont soulignés (le dégel des relations gréco-turques, la fin du régime islamiste, les progrès en matière économique et des droits de l’Homme), mais les conséquences de son adhésion ne sont pas officiellement discutées.

En réalité, l’adhésion turque signifierait une redéfinition de la balance des pouvoirs. En 2000, la population turque est de 65 millions d’habitants, pour 82 millions en Allemagne et 60 millions en France. La Turquie serait devenue le deuxième pays le plus peuplé de l’UE derrière l’Allemagne (83,2) ce qui lui  aurait donné une place importante dans les institutions européennes où le poids démographique des États est pris en compte dans les méthodes de prise de décision. En outre, la population turque est en continuelle augmentation, contrairement à celle de l’Allemagne qui stagne voire diminue. Aujourd’hui, la population turque a devancé l’Allemagne, avec une estimation de 84 millions d’habitants, contre 83 en Allemagne.

Malgré l’enthousiasme de la sphère européenne, la presse reste sceptique. Les titres de presse suivants en témoignent: « La Commission fait comme si la Turquie avait une réelle chance de devenir membre. Elle ne l’a pas » ou encore : « Pour la Turquie, le chemin jusqu’à l’Europe est encore long ». On voit apparaître ici une fracture entre les discours officiels et les discours officieux, ou du moins, l’interprétation des discours officiels.

Pascal Orcier, professeur agrégé de géographie, distingue les frontières « temporaires », en attendant de nouveaux élargissements, à l’instar des élargissements par vague des PECO et aujourd’hui des Balkans, des frontières « perçues comme définitives ». Ces dernières font parfois l’objet d’un « surinvestissement symbolique » car selon lui elles « touchent à des limites culturelles ou idéologiques, elles ont sanctionné ou récompensé après une guerre, ouvrent sur des voisins plus ou moins proches ou veulent protéger contre un « autre » que l’on rejette». La Turquie semble s’inscrire dans cette lignée, celle d’un voisin certes stratégique, mais un peu trop différent de soi, un peu trop grand.

La construction européenne : un club chrétien

Au débat mené par l’Allemagne et la France sur la politique d’élargissement, s’ajoute le débat autour de la religion. Longtemps tu à Bruxelles, il n’a lieu ouvertement qu’à partir des années 1990. L’exemple phare est une interview du président turc Özal, accordée au quotidien allemand Der Spiegel le 14 octobre 1991, au cours de laquelle le chef d’État affirme que le réel frein à l’acceptation de la Turquie comme candidat officiel résiderait dans la question religieuse. Il déclare que «vous êtes chrétiens, nous sommes musulmans. Peut-être que c’est la véritable raison». Il est vrai que Helmut Kohl n’a jamais soutenu activement la candidature turque, malgré les relations fortes qui lient les deux pays. Il aurait même avancé l’argument religieux comme facteur d’exclusion de la candidature turque en 1997, pour la première fois au sein d’une réunion européenne officielle, et non plus par des prises de position personnelles comme auparavant.

Il faut noter l’importance des déclarations individuelles d’hommes politiques, qui ont un fort retentissement sur l’opinion publique. Ainsi Pierre Moscovici déclare-t-il au lendemain du sommet européen d’Helsinki qu’« il faut prendre garde à ce que les jugements négatifs ne dissimulent en réalité, comme c’est le cas en Allemagne, des pétitions de principe de nature  » culturelle « , c’est-à-dire, au fond, ethnique et religieuse. »  avant de poursuivre, « je le redis ici, puisque c’était au départ ma propre formule, l’Union européenne n’est pas un club chrétien. ».

Les hommes politiques français et allemands prennent régulièrement la parole tantôt pour appuyer tantôt pour écarter la candidature turque. Que ce soit dans la presse ou au sein des  élites politiques européennes, la question de la religion revient souvent sur le tapis, sans que l’on ose trop se l’avouer, d’où une hésitation dans le processus de reconnaissance de la candidature.

Ces développements nous amènent à la conclusion qu’il existe bien des frontières à la construction européenne. Elles sont institutionnelles, culturelles, et surtout, n’incluent pas la Turquie, en dépit des promesses d’intégration par les États fondateurs.

Le drapeau de l’UE et de la Turquie devant la Mosquée bleue d’Istanbul Source: @Shengen Visa Info

Une « relation tumultueuse »  à d’autres égards

Ni l’argument du monopole de fait de la prise de décision, ni l’argument démographique ou même religieux n’expliquent à eux seuls la lenteur du processus. C’est évidemment un ensemble de raisons qui rendent la France et l’Allemagne à être hésitants, ou au contraire à appuyer la candidature turque. On constate pourtant que jusqu’à présent, aucun pays membre n’a pour religion dominante l’islam, et seuls deux des six candidats -officiels ou potentiels- sont des États majorité musulmane, à savoir la Bosnie-Herzégovine, le Kosovo et l’Albanie. Cela n’empêche pas les chefs d’États européens de faire des négociations avec les Balkans occidentaux la nouvelle priorité en matière d’élargissement.  

Officiellement, les points de crispation demeurent la Crète et les relations gréco-turques, la question syrienne et l’appui turc au combat contre les rebelles kurdes, les tensions autour du Haut-Karabakh, ou encore la protection de la minorité kurde, le respect de la liberté de circulation et l’accord de VISAS, etc.

Le but n’est pas d’attribuer l’impossible adhésion de la Turquie à la construction européenne à un seul facteur, ni à un seul État. Le danger est celui d’une simplification de la réalité qui occulte l’aspect dynamique d’une relation géopolitique. Face aux divers paramètres qui entrent en jeu (géographique, démographique, institutionnel, religieux, stratégique et sécuritaire), il faut éviter une vision manichéenne d’une impossible réconciliation entre une gouvernance française et allemande refusant de se voir partager le pouvoir, ou à l’inverse, une Turquie qui refuse de « rattraper » les standards de l’Europe occidentale en matière de droits de l’Homme et de démocratie.

L’idée est plutôt de montrer la relativité des obstacles officiellement avancés, face aux raisons de fond qui pèsent plus dans la balance autour des hésitations. Ce qui pose problème, c’est la situation géographique de la Turquie qui questionne l’étendue du projet européen, les conséquences de son poids démographique pour le fonctionnement des institution et la balance des pouvoirs, ou encore l’héritage musulman du pays.

L’héritage d’une relation de méfiance

Ce qui ressort de ces années de coopération distendue, c’est avant tout une incompréhension mutuelle. Le manque de clarté dans les attentes de chaque partie a clairement contribué à l’effritement des relations euro-turques, et dans une certaine mesure peut être aussi au tournant radical qu’a pris la gouvernance turque.  Cette zone de flou laissée autour des négociations entre le côté européen et la Turquie ne permet pas de construire une coopération sur des bonnes bases.

Pour citer des situations récentes, la méfiance qui résulte de cette relation tumultueuse se traduit par la vision utilitariste de la Turquie envers l’UE, se servant des migrants présents sur son territoire comme moyen de pression politique. On pense encore à l’attitude teintée de mépris du président de la République de Turquie envers la présidente de la Commission européenne Ursula von der Leyen, qui en avril 2021, n’a pas trouvé de chaise pour elle lors de sa rencontre diplomatique avec le chef de l’Etat turc.

Réunion des chefs d’État ou de gouvernement de l’UE avec la Turquie en mars 2016
Source: @Access Info Europe

Des erreurs à prendre en compte

La relation euro-turque se base sur un certain idéal, une perspective. C’est l’espoir d’une Union qui transcende ces carcans que sont les frontières, un certain mythe paneuropéen, l’imagination d’une Union de paix entre les nations. La lenteur du processus d’adhésion serait alors en partie le résultat de cet écart entre ce qu’on appelle en relations internationales le réalisme et le constructivisme.

Ce mythe a projeté sur le partenaire turc des attentes éloignées de la réalité, pour qui le vent souffle tantôt du bon côté tantôt du mauvais côté. Érigés en juges quasi uniques, l’Allemagne et la France changent de discours officiel au gré des évènements géopolitiques. Peut-être en se mentant à soi-même, pour ne pas avouer que le la Turquie n’a pas vocation à faire partie de la construction européenne, de par son poids démographique, sa situation géographique ou encore religieuse.

Sans se prononcer sur le bien fondé d’une Union incluant la Turquie, il est important de tirer les conclusions de l’échec des négociations avec la Turquie, pour la construction européenne future. L’UE a grand intérêt à être plus claire sur ses objectifs et la définition de ses frontières, afin d’éviter une détérioration progressive des relations avec ses autres voisins et alliés clés. La perspective d’un débat interne semble inévitable pour interroger sa propre identité.

Chloé DAVAL

BIBLIOGRAPHIE :

-« Jusqu’où ? : le débat interdit », Le Monde, 09.12.99 https://www.lemonde.fr/archives/article/1999/12/09/jusqu-ou-le-debat-interdit_3603105_1819218.html 09.11.99

-Sanberk Osdem. « La démarche européenne de la Turquie et la construction européenne. » In: Politique étrangère, n°4 – 1989 – 54ᵉannée. pp. 685-690 https://www.persee.fr/doc/polit_0032-342x_1989_num_54_4_3895?q=Turquie+Europe+turquie

-« Elargissement de l’Union : tous gagnants ! », Le Monde, 27.04.99 https://www.lemonde.fr/archives/article/1999/04/27/elargissement-de-l-union-tous-gagnants_3552953_1819218.html

-« Tückische Brücke : Die EU-Kommission tut so, als habe die Türkei irgendwann eine reelle Chance auf Mitgliedschaft in der EU. Sie hat sie nicht. », Der Spiegel, 18.10.99 https://www.spiegel.de/spiegel/print/d-14937248.html

-« Türkei soll Beitrittskandidat werden – aber ohne Chancen », Der Spiegel, 13.10.99 https://www.spiegel.de/politik/ausland/eu-kommission-tuerkei-soll-beitrittskandidat-werden-aber-ohne-chancen-a-46830.html

-« Für die Türkei ist der Weg nach Europa noch weit », Der Spiegel, 23.07.99 https://www.spiegel.de/politik/deutschland/cdu-csu-und-fdp-fuer-die-tuerkei-ist-der-weg-nach-europa-noch-weit-a-32703.html

-« Wovor haben die Europäer eigentlich Angst? Der türkische Ministerpräsident Turgut Özal über den Weg seines Landes in die EG», Der Spiegel, 16.03.87 https://www.spiegel.de/spiegel/print/d-13522546.html

-Conseil européen d’Helsinki: conclusions de la présidence, 10-11.12.99 https://www.europarl.europa.eu/summits/hel1_fr.htm  

-Audition de M. Pierre Moscovici, ministre délégué chargé des Affaires européennes, sur les conclusions du – Conseil européen d’Helsinki, 21.12.99 https://www.senat.fr/europe/r21121999.html

-Conseil Européen de Luxembourg: conclusions de la présidence 12-13.12.97 http://www.senat.fr/europe/Themes/luxembourg_elargissement.pdf

-Chantal Kafyeke « L’adhésion de la Turquie à l’Union européenne : enjeux et état du débat » (2006) Courrier hebdomadaire du CRISP 2006/28-29 (n° 1933-1934), p. 5-72 https://www.cairn.info/revue-courrier-hebdomadaire-du-crisp-2006-28- page-5.htm

-Atakli, Ibrahim « Diskussion vor verschlossener Tür: Auseinandersetzungen zur Europa-Ideologie in der Türkei im Zusammenhang mit dem Antrag auf Beitritt zur EG 1986-1987 », Thèse de Mai 1998 https://media.suub.uni-bremen.de/bitstream/elib/1765/1/E-Diss48_Atakli_I1998.pdf

-Toute l’Europe, Adhésion de la Turquie à l’Union européenne : où en est-on ? https://www.touteleurope.eu/fonctionnement-de-l-ue/adhesion-de-la-turquie-a-l-union-europeenne-ou-en-est-on/

-Toute l’Europe, Union européenne – Turquie : chronologie d’une relation mouvementée https://www.touteleurope.eu/l-ue-dans-le-monde/union-europeenne-turquie-chronologie-d-une-relation-mouvementee/

-Bourlanges, J. (2004). De l’identité de l’Europe aux frontières de l’Union. Études, 6(6), 729- 741. https://doi-org.ezpaarse.univ-paris1.fr/10.3917/etu.006.0729

 – Pascal Orcier, « Frontières et territoires frontaliers en Europe : une visite guidée », Géoconfluences, février 2019 http://geoconfluences.ens-lyon.fr/informations-scientifiques/dossiers-regionaux/territoires-europeens-regions-etats-union/corpus-documentaire/frontieres-et-territoires-frontaliers-en-europe-une-visite-guidee

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