CROYANCE ET RELIGION, DE L’URSS À LA RUSSIE POSTSOVIÉTIQUE : SURVIE, MÉTAMORPHOSE ET RENAISSANCE DU SACRÉ
Poster soviétique de 1975 commémorant l’astronaute athéiste Guerman Titov
L’inscription “Бога нет!” signifie “Il n’y a pas de Dieu !”
Source : The Guardian, illustration disponible dans l’ouvrage Godless Utopia : Soviet anti-religious propaganda de Roland Elliott Brown
La croyance, qu’elle soit religieuse ou non, permet aux individus de donner du sens à leur existence et aux groupes sociaux de tisser des liens d’appartenance forts. Chercher à détruire la croyance religieuse est une gageure, sans doute perdue d’avance, le sacré trouvant toujours une voie parmi nos sociétés. Certains régimes politiques s’y sont pourtant attelés, au premier rang desquels l’URSS. Cependant, et ce malgré les efforts de promotion de l’athéisme scientifique et les violentes persécutions à l’encontre de l’Église orthodoxe russe et de ses représentants, cette dernière n’a jamais véritablement disparu et a finalement retrouvé sa place dans la Russie postsoviétique, tant sur le plan de la croyance privée que de l’institution religieuse en elle-même. La tentative d’éradication du sacré, forcée et planifiée par le pouvoir soviétique, est donc un échec cuisant. Zubovich utilise une formule qui résume bien la trajectoire russe, de la fin de l’époque tsariste jusqu’à l’ère postsoviétique: « from Orthodoxy to Atheism, and back again » (2018).
Dès lors, deux questions se posent. D’abord, pourquoi les Soviétiques ont-ils cherché à éradiquer, non seulement l’institution religieuse, mais la croyance en tant que telle ? Ensuite, comment peut-on expliquer l’échec d’une telle entreprise ? C’est à ces deux questions que nous tenterons d’apporter une réponse ici. Plus encore, ce petit essai sera guidé par une idée directrice qui peut être résumée ainsi : les régimes politiques totalitaires sont marqués par un double mouvement, d’une part la métamorphose du sacré à travers le phénomène de “sacralisation de la politique” et l’apparition de “religion politiques” et, d’autre par, la survie des religions et des religiosités, suivies de leur renaissance après la chute du régime. Nous prendrons donc l’exemple russo-soviétique, emblématique de ces questions touchant au triptyque Modernité – Religion – Politique, pour appuyer ce propos.
Précisons d’abord que nous nous concentrerons principalement sur la Russie soviétique (et postsoviétique) et non sur l’URSS dans son entièreté, cela par souci de brièveté et de clarté ; en outre, lorsque nous parlerons de “religion” en Russie, au sens de l’Église (l’institution) et de la pratique (la croyance), nous nous référerons presque exclusivement à l’Église Orthodoxe Russe – non pas que l’orthodoxie soit la seule présente ou la seule digne d’intérêt, mais l’objet de cet essai n’est pas de traiter de la pluralité des cultes ou des relations que ces derniers entretiennent les uns avec les autres, mais de la trajectoire globale du sacré de la fin de l’époque tsariste jusqu’à aujourd’hui, et de son rapport avec le pouvoir politique. Après avoir discouru sur l’échec de la sécularisation forcée entreprise par les bolchéviques, puis sur l’avènement d’une religion politique téléguidée par la nomenklatura du Parti et, enfin, sur la dynamique de désécularisation qui traverse aujourd’hui la Russie (tant sur le plan de l’institution que de la croyance), nous effectuerons un bref arrêt sur image pour évoquer la situation actuelle, soit l’invasion russe en Ukraine, sous le prisme des rapports entre le Kremlin et l’Église Orthodoxe Russe.
Survie – L’échec de la sécularisation forcée
Les ferments de l’athéisme marxiste-léniniste, ou athéisme scientifique, trouvent leur origine dans la pensée philosophique de Hegel, marquée par un rejet de la transcendance, puis se développent ensuite dans les écrits respectifs de Feuerbach, Engels, Marx et Lénine. La position de Marx sur la religion, “opium du peuple”, est bien connue : facteur de docilité plébéienne, obstacle à la révolution prolétarienne, mensonge instrumentalisé par la classe bourgeoise, “soupir de la créature opprimée” et “âme d’un monde sans coeur”. Si les bases philosophico-théoriques du rejet soviétique de la religion étaient donc solidement établies, et ce dès le XIXème siècle, c’est Lénine qui va véritablement ouvrir la voie à l’expérimentation pratique de l’athéisme, avec pour terrain de jeu la nouvelle Union Soviétique et les ouailles démunies de l’orthodoxie russe. Afin de mener à bien leur croisade irréligieuse, les dirigeants soviétiques vont adopter une méthode duale visant à la fois la sphère publique et la sphère privée : d’une part, il s’agit de détruire l’influence de l’Église orthodoxe et, d’autre part, de convertir les esprits au nouvel athéisme scientifique. Ainsi, de 1917 à 1985, différentes méthodes vont être employées : propagande anti-religieuse protéiforme et législation corollaire, confiscation des biens de l’Église, dé-consécration des édifices religieux, promotion ubiquitaire de l’athéisme scientifique, violence et harcèlement à l’encontre des représentants ecclésiastiques et des croyants, etc. Comme nous allons le montrer par la suite, il est important de noter que la politique antireligieuse des Soviétiques n’a pas été linéaire : on peut distinguer plusieurs périodes, certaines caractérisées par une relative tolérance envers l’Église et les croyants, d’autres par des vagues de persécutions plus ou moins violentes. Ceci s’explique par des divergences idéologiques, les intérêts dominants à l’instant et les positions variables des leaders et de la nomenklatura.
Après la Révolution d’octobre, un premier décret pris en 1918, portant sur la séparation de l’Église et de l’État, pose les bases du corpus législatif à venir. Cependant, les Bolchéviques, menés par Lénine, ne vont pas de suite s’adonner à une guerre ouverte contre la religion, du moins jusqu’en 1922, date où une directive secrète permettant la confiscation des biens de l’Église est édictée (Marsh, 2011, pp.55-56) et où plusieurs milliers de représentants ecclésiastiques sont exécutés – plus de 8000 selon les estimations (Ransel, 1996, p.64). Ceci s’explique par deux éléments : d’une part, le matérialisme dialectique, au coeur de la doctrine marxiste-léniniste, postule la disparition naturelle de la religion, entreprendre des actions violentes en ce sens contredirait donc la doctrine sur laquelle s’appuie le nouveau régime (Akopian, 2017) ; d’autre part, le pouvoir bolchévique n’est pas encore consolidé et le pays est à feu et à sang, en raison de l’opposition entre “rouges”, “blancs” et autres factions révolutionnaires, telles que les mencheviks : puisqu’une autre guerre, civile, occupe les esprits, on comprend aisément que celle à mener contre la religion, ne soit pas la priorité la plus immédiate du nouveau régime. Comme indiqué, les choses changent cependant à partir de 1922 – Lénine mourra deux ans plus tard – et une période de persécution s’étendant jusqu’à l’année 1940 s’ouvre alors.
Plusieurs éléments marquants doivent être mis en exergue concernant cette période. Sur le plan constitutionnel tout d’abord, l’athéisme est consacré par le biais d’un amendement de 1929 portant sur l’article 13 de la constitution de 1922 : l’article garantissant “initialement la liberté de “religion et de non-religion” prévoit désormais la liberté de “confession religieuse et de propagande antireligieuse”, signe d’une consécration juridique de l’athéisme” (Akopian, 2017). Ensuite, c’est la collectivisation de l’agriculture lancée en 1928 par Joseph Staline qui va devenir “le principal instrument d’éradication de la religion” [1] (Marsh, 2011, p.60), permettant aux Soviétiques de convertir les édifices religieux saisis en bâtiments à usage public et désacralisé. Dans le sillage des réformes entreprises à cette époque, de nombreux lieux de culte seront ainsi transformés, en musées notamment, à l’instar de la cathédrale Kazan de Saint-Pétersbourg qui devient une musée de l’athéisme pendant toute la période soviétique. Pour avoir une idée des chiffres, on estime qu’il ne reste à la fin des années 1930 qu’une centaine d’églises orthodoxes en URSS, alors que ces dernières étaient au nombre de 48 000 avant la révolution bolchévique, et qu’environ 80 000 représentants avaient déjà été assassinés depuis le début de l’ère antireligieuse (Marsh, 2011, p.62). Je dois cependant signaler ici, par souci d’exactitude, que les chiffres donnés par les travaux universitaires varient assez largement, sans pour autant contredire la tendance générale: reprenant les données soviétiques officielles citées par Anderson, Alexeev indique ainsi “qu’en 1917, il y avait 46 457 églises orthodoxes, 50 960 prêtres orthodoxes et 130 évêques” alors “qu’en 1941 il restait seulement 4 225 églises, 5 665 prêtres et 28 évêques” (Alexeev, 1979, p.29).
Tableau indiquant le nombre d’Églises orthodoxes ouvertes durant l’ère soviétique
Source : Froese, 2004, p.42
La Seconde Guerre mondiale va ensuite venir rebattre les cartes et, plus encore, augurer une période d’accalmie pour l’Église orthodoxe, alors violemment attaquée depuis une vingtaine d’années. Cette période s’étend grossièrement de l’entrée en guerre de l’URSS jusqu’à l’arrivée aux affaires de Nikita Khrouchtchev, qui mettra fin à cette trêve. Avec l’opération Barbarossa et la menace que fait planer l’invasion nazie sur la survie du régime, une forme d’union sacrée va en effet se constituer entre les sphères politique et religieuse, certains universitaires parlant ainsi de “concordat” (Marsh, 2011, pp.70-72; Akopian, 2017) pour décrire la mutation des relations entre Église et État et la dynamique de renversement de la politique antireligieuse qui se produit alors en URSS. Ainsi, pendant la Guerre, “la religion était autorisée à jouer un rôle public limité et était même considérée comme une potentielle organisation patriotique” (Marsh, 2011, p.73). Face à l’ennemi commun, toutes les forces des républiques soviétiques étaient ainsi appelées à s’agréger pour défendre la Mère Russie (Матушка Россия) et, une fois la guerre terminée, certains lieux de culte pourront même rouvrir. De 1956 à 1964, Khrouchtchev va, comme indiqué plus haut, briser ce processus et reprendre les campagnes de répression contre la religion à la différence que cette nouvelle ère sera avant tout caractérisée par la promotion de l’athéisme scientifique et que les persécutions s’opèreront de manière plus discrète (Marsh, 2011, p.73; Akopian, 2017). Par la suite, on ne constatera pas de changement notable dans la politique (anti)religieuse soviétique, l’ère Brejnev étant décrite comme celle de la “stagnation” par Akopian (2017), cela jusqu’à la perestroïka de Gorbatchev (Marsh, 2011, p.82).
Illustration soviétique de 1924, tirée du magazine Bezbozhnik
Le personnage avec les lunettes représente Dieu disant: “Vous m’avez laissé tomber mes serviteurs. J’ai honte d’être vu sur Terre maintenant!”
Source : The Guardian, illustration disponible dans l’ouvrage Godless Utopia : Soviet anti-religious propaganda de Roland Elliott Brown
Maintenant que nous avons dressé un bref panorama des attaques des Soviétiques à l’encontre de l’institution religieuse, de l’Église orthodoxe russe, arrêtons nous désormais sur le deuxième volet de la stratégie antireligieuse, la promotion de l’athéisme scientifique et la (tentative de) conversion des esprits. Ainsi, en plus de la destruction / mise au pas de l’Église, les Soviétiques se sont investis donc dans la promotion de l’athéisme marxiste-léniniste, un athéisme qui se voulait scientifique, et dont l’objectif sous-jacent n’était rien de moins que le transfert de la croyance du surnaturel vers le scientifique, de Dieu vers le Parti et le régime afférent. D’un point de vue pratique, les instances dirigeantes de l’URSS ont rapidement compris que, s’ils pouvaient détruire les structures de la religion traditionnelle, ils ne pouvaient cependant pas effacer le besoin de croire en quelque chose, d’où l’idée de remplacer la croyance religieuse, hétéronome et considérée aliénante, par une autre forme de croyance “scientifique”, présentée comme libératrice. L’athéisme scientifique a, dès lors, fonctionné comme “un ersatz de religion” (Froese, 2004, p.35) répondant à ce besoin, ou du moins cette tendance, anthropologique primordiale. Si les implications politiques sont évidentes, les Soviétiques n’en restaient pas moins convaincus de la portée libératrice de leur athéisme, destiné à libérer les masses de l’obscurantisme religieux traditionnel, démontrant “une conviction dans leur doctrine qui était remarquablement similaire à la foi religieuse” (Froese, 2004, p.35). À cet égard, la science et la technologie étaient considérées comme des outils clés, et efficaces, pour déraciner les croyances religieuses traditionnelles de la tête et du cœur des soviétiques et les remplacer par une forme de nouvelle foi utopique dans la politique, la science et l’athéisme (Marsh, 2011, p. 63), foi que l’on pourrait aisément qualifier de syncrétique. L’athéisme marxiste-léniniste, “nom officiel de la vision philosophique portée par le Parti communiste sur le monde” va fonctionner comme un “code moral”, doté de rituels et de cérémonies (Froese, 2004, p.35).
Pour jeter les bases de la fondation de son “église athée”, selon l’expression de Froese (2004, p.35), le régime va tout d’abord s’appuyer sur des publications athées militantes telles que le journal Bezbozhnik (littéralement “sans Dieu”), qui apparaît en 1922. Son succès va conduire quelques années plus tard, en 1925, à la création de la principale organisation athée d’URSS, la Ligue des militants athées, remplacée après la Seconde Guerre mondiale par la Société du savoir (Marsh, 2011, p.64 ; Froese, 2004, p.35). Jusqu’en 1947, date de sa disparition, la Ligue mène de nombreuses activités visant à faire la promotion de l’athéisme dans la société soviétique ; la jeunesse est la principale cible de sa propagande, les enfants étant “instruits pour combattre l’usage prévalent de l’opium du peuple à la maison” (Marsh, 2011, p.66). L’orthodoxie russe étant caractérisée par une forme bien spécifique d’iconodulisme, le traitement réservé aux traditionnelles icônes orthodoxes est un exemple évocateur des activités menées par la Ligue et des méthodes qu’elle a pu employer, les enfants jouant un rôle important dans cette propagande athée. Les membres du mouvement des Pionniers, l’une des principales organisations de jeunesse communiste, équivalente au scoutisme, étaient notamment encouragés à “mettre une photo de Lénine sur le mur, à côté de l’image sacrée [icône]” (Marsh, 2011, p.66), tandis que la Ligue “prétendait même qu’une épidémie de syphilis se propageait dans les campagnes du fait de la pratique du baiser des icônes” (Froese, 2004, p.40).
Du fait de cette volonté d’embrigadement athée de la jeunesse, consubstantielle à l’apparition de l’Homme nouveau, les écoles devinrent elles aussi un lieu de propagande et l’athéisme marxiste-léniniste entra au programme scolaire : “les catéchumènes de l’athéisme” (Marsh, 2011, p.67) représentaient une priorité absolue pour les Soviétiques, d’où l’importance de l’enseignement des préceptes de la nouvelle religion athée. Évidemment, de nombreuses autres tactiques furent déployées, telles que la conversion des églises ou la diffusion de “fake news” – par exemple, et similairement à la question du baiser des icônes décrit ci-dessus, “le ministre de la Santé déclarera que les baptêmes en série, la communion au calice, le culte des icônes représentant des risques de maladies et contagion” (Akopian, 2017). De manière générale, les promoteurs de l’athéisme “s’attachent à démontrer par une approche matérialiste que le christinaime n’a aucun fondement scientifique et historique”, mobilisant par exemple la course à l’espace menée contre les États-Unis comme une preuve supplémentaire de l’inexistence de Dieu, car “si les spoutniks et les cosmonautes n’ont rencontré Dieu ni dans le ciel, ni derrière la face cachée de la Lune, c’est donc qu’il n’existe pas” (Akopian, 2017) ! Nous verrons par la suite que de tels arguments constituent l’une des raisons de l’échec final de cette doctrine.
Poster soviétique de 1977
Les messages diffusés par la radio sont les suivants : “Ave, Maria”, “Calomnie de l’URSS”, “Anti-Soviétique” et “Notre Père”; en dessous, il est écrit “Un autre sectaire crédule est heureux d’entendre des prières de ‘là-bas’. Elles sont, en général, entachées d’un anti-soviétisme forcené !”
Source : The Guardian, illustration disponible dans l’ouvrage Godless Utopia : Soviet anti-religious propaganda de Roland Elliott Brown
Malgré la quantité d’efforts déployés par les Soviétiques, efforts dont le lecteur aura pu avoir un bref aperçu, la sécularisation forcée a échoué: “après un demi-siècle de persécution et de propagande athée, une personne sur trois était encore croyante” (Marsh, 2011, pp.104-105). Cet échec est visible à travers deux éléments principaux, relatifs aux deux volets de la stratégie soviétique: d’une part, l’Église orthodoxe a survécu et, d’autre part, la croyance n’a pas disparu au sein de la population et l’athéisme scientifique n’a ni véritablement convaincu, ni perduré. Une question évidente se pose donc : pourquoi ? Quelles sont les raisons de cet échec ? La première explication tient du bon sens et fait écho l’argument mis en évidence par John Locke dans sa célèbre Lettre sur la tolérance (1689) : il est impossible d’extirper les croyances de l’esprit des humains en usant de la force, de la brutalité ou de toute forme de coercition et, en sus, il est impossible de vérifier les dires d’un “converti”, ce dernier pouvant prétendre le contraire de ce qu’il ressent en son fort intérieur. Peine perdue donc ! Autre élément important, et qui avait été perçu par les bolcheviques dès les années 1920, la répression d’une religion par le pouvoir politique permet de légitimer et de renforcer la foi des croyants, a fortiori dans une religion comme le christianisme qui porte les martyrs, de l’Antiquité notamment, au pinacle : “le temps a montré que les persécutions directes et cruelles envers les communautés religieuses favorisaient les martyrs, inspirant piété et courage aux croyants” (Akopian, 2017). Assez logiquement, les croyances religieuses sont donc devenues, et de plus en plus au fur et à mesure des années, un moyen de résistance contre le régime soviétique, comme le montre les cas Alexander Men et Gleb Yakunin (Marsh, 2011, pp.83-89). S’il était donc objectivement “dangereux” de croire ou d’élever ses enfants selon les préceptes de la religion orthodoxe, de nombreux russes ne céderont pas à la propagande athée et continueront de pratiquer leur religion dans une clandestinité plus ou moins grande. Le cas du baptême est à cet égard un exemple saisissant car, malgré les risques et persécutions orchestrées par le pouvoir central, ce dernier est resté “courant dans les villages russes tout au long de l’ère soviétique” (Ransel, 1996, p.76), moyen parmi d’autres d’exprimer et d’illustrer son indépendance et son autonomie vis-à-vis du régime, fait significatif et symbolique dans un dictature où ces dernières se faisaient rares.
Peut-être plus intéressant encore, si les Soviétiques n’ont pu éradiquer la croyance religieuse, ils ne sont pas non plus parvenus à imposer l’athéisme scientifique comme substitut ou système de croyances parallèle. Selon les estimations les plus élevées, seuls 25% des Russes étaient athées durant l’ère soviétique, ce qui, au regard des moyens mis en œuvre, est très peu (Froese, 2004, p.48). Comment expliquer ce cuisant échec ? L’une des raisons principales tient sans doute dans l’échec de l’Union Soviétique elle-même, associé à celui de l’athéisme scientifique, les deux se retrouvant liés dans l’esprit de la population: “l’incapacité de cette idéologie à asseoir un système politique et économique viable a également induit son incapacité à cimenter un socle de croyants dévoués” (Froese, 2004, p.45). Les promoteurs de l’athéisme scientifique ont également démontré une méconnaissance des mécanismes inhérents à la croyance religieuse ; prouver l’inexistence de quelque chose, a fortiori de Dieu, est une gageure et les militants de l’athéisme scientifique utilisaient pour ce faire des arguments simplistes du type “si Dieu ne vit pas dans le ciel, il n’existe pas du tout” (Froese, 2004, p.47). Adopter de tels discours révèle une incompréhension de la nature “non-empirique” de la croyance et, malgré tous les rituels et “la promesse d’une société utopique comme alternative directe aux offres religieuses” (Froese, 2004, pp.47-48), la doctrine n’a pas su convaincre et n’a pas survécu à l’effondrement de l’URSS.
Taux de fréquentation des églises en Russie soviétique
Source: Froese, 2004, p.41
Métamorphose – D’une transcendance l’autre, la sacralisation de la politique
En parallèle des efforts de sécularisation forcée entrepris par le régime, un processus de métamorphose du sacré s’est produit en Russie soviétique, cela à travers l’avènement d’une “religion politique”, avènement qui illustre le phénomène plus général de “sacralisation de la politique”. Plusieurs universitaires ont investi ces notions, notamment l’historien italien Emilio Gentile, spécialiste de l’Italie fasciste et du totalitarisme, particulièrement prolifique sur la question des religions politiques et celle de la sacralisation de la politique, qu’il définit comme “un phénomène moderne” qui “se produit lorsque la politique, après avoir assuré son autonomie par rapport à la religion traditionnelle en sécularisant la culture et l’État, acquiert une dimension véritablement religieuse” (Gentile & Mallett, 2000, p.22). Selon Gentile, un tel phénomène se produit dès lors qu’une “entité politique, par exemple la nation, l’État, la race, la classe ou le parti, assume les caractéristiques d’une entité sacrée » (2005, p.29). Les “religions séculières” peuvent donc être décrites comme des systèmes de croyance basés sur des entités terrestres, auxquelles sont associées des caractéristiques et des pratiques de type religieux, créant ainsi “une aura de sacralité autour d’entités appartenant à ce monde” et les transformant “en culte” (Gentile 2001 / 2006, p.19) ; fait intéressant, Gentile introduit également une distinction parmi les religions séculières (secular religions) entre les religions civiles (civil religions), caractéristiques des régimes démocratiques, et les religions politiques (political religions), caractéristiques des régimes totalitaires (2005, p.30).
Si l’on revient à l’URSS, on constate que, dès leur prise de pouvoir, les bolcheviques entretiennent des “aspirations prométhéennes » (Akopian, 2017), ils cherchent d’une part à refonder la société sur de nouvelles bases égalitaires et d’autre part à façonner le nouvel Homme soviétique, un “Homme nouveau”: “[l]a politique de rupture menée par l’État soviétique en matière religieuse […] laissera un espace vide, dénué de sacré, que les idéologues tâcheront de combler” (Akopian, 2017). Une question théorique se pose donc : faut-il considérer l’avènement d’une religion politique en Russie soviétique comme résultant d’une entreprise consciente, voulue et organisée par les dirigeants (interprétation rousseauiste), ou plutôt comme un processus naturel et inévitable, intrinsèquement lié au fait totalitaire mais également aux sociétés humaines dans leur ensemble (interprétation durkheimienne)? “Alors que Durkheim suggère que toute société possède naturellement un fondement religieux, Rousseau affirme simplement que toute société en a besoin. Pour Durkheim, un fondement religieux est inévitable – c’est un phénomène naturel. Pour Rousseau, il est indispensable – c’est le résultat de conventions sociales” (Cristi, 2001, p.46). Concernant la Russie soviétique, nous pouvons considérer que la religion séculière – politique qui s’y est développée, a été consciemment mise en oeuvre par le régime, et nous allons le démontrer ci-dessous ; cependant, et dans le même temps, nous ne devrions pas totalement abandonner la perspective durkheimienne : une telle forme de sacralisation ne se serait-elle pas développée de toute façon ? Quoi qu’il en soit, nous devons considérer le marxisme-léninisme pratiqué en URSS comme une religion politique (Riegel, 2005). La situation politique en URSS est suffisamment connue pour ne pas revenir sur l’exclusivité et la violence politiques du Parti et du régime, je me concentrerai donc sur d’autres éléments caractéristiques de la religion politique soviétique.
Le signe le plus évident de l’apparition d’une telle religion est sans doute la sanctification des figures de proue du régime, Lénine puis Staline, sensible à travers le développement d’un culte de la personnalité, culte de type religieux dont ils firent tous deux l’objet l’objet. Notons que compte tenu de politique de sécularisation forcée menée en parallèle, et de la guerre menée contre les icônes, cet état de fait est particulièrement ironique. C’est Lénine qui, le premier, va faire l’objet d’un culte de la personnalité et, en un sens, remplacer les traditionnelles icônes orthodoxes. Si la vénération dont il fait l’objet débute avant sa mort en 1924, cette dernière va venir amplifier le phénomène et “marque un nouveau tournant dans l’imagerie communiste” (Akopian, 2017). On retrouve ainsi une foule d’œuvres iconographiques, de statues et de représentations diverses qui contribuent à sa sanctification, ce dernier étant le plus souvent dépeint comme un sauveur (Maier, 2006, p.268). Les écrits de Lénine sont traités comme des textes sacrés, prophétiques, une Bible communiste pour la nouvelle société soviétique, et “deviennent la justification de tout acte” (Froese, 2004, p.43). Autre événement significatif, des millions de loubki (pluriel de loubok) représentant Lénine sont produites à partir de l’année 1927 et connaissent un large diffusion dans la société soviétique : “[c]es miniatures, tirées à dix millions d’exemplaires et vendues à cinq kopecks, trouvent leur place quasiment tous les foyers soviétiques, concurençant ainsi les icônes et les tableaux des généraux tsaristes, encore très présents” (Akopian, 2017) – les loubki sont des estampes gravées sur des supports en bois, caractéristiques de l’imagerie populaire russe, semblables aux gravures d’Épinal avec leurs graphismes simplistes et leurs trames narratives. De manière encore plus frappante peut-être, le traitement qui sera réservé au corps de Lénine rappelle en tous points celui qui était réservé aux anciens saints orthodoxes : à sa mort, le corps de Lénine est placé sous verre dans un mausolée éponyme, sur la Place Rouge et à proximité du Kremlin, exposé au public à l’image des reliques saintes traditionnelles. En procédant ainsi, “les dirigeants politiques bolchéviques ont en fait restauré les anciennes formes de culte des reliques en présentant les héros morts de la révolution à la vénération publique sur la Place Rouge” (Maier, 2006, p.268) .
Illustration soviétique de 1923, tirée du magazine Bezbozhnik
Source : The Guardian, illustration disponible dans l’ouvrage Godless Utopia : Soviet anti-religious propaganda de Roland Elliott Brown
Selon Akopian (2017), l’arrivée de Staline au pouvoir va ensuite cristalliser la naissance d’une nouvelle Trinité qui allait bientôt remplacer l’ancienne: la Trinité “Marx-Lénine-Staline” sera représentée sur de nombreux supports, et notamment des affiches de propagande à la gloire du régime. Cependant, le culte de Staline diffère de celui dévolu à Lénine car il s’agit du “culte d’une personne vivante” qui “transcende toutes les tendances jusqu’alors connues à l’idolâtrie d’un dirigeant« : “des images de Staline, des bustes de Staline, des films, des pièces de théâtre, des hymnes […] Staline était véritablement partout” (Maier, 2006, p.268). Si la déstalinisation va logiquement venir porter un coup d’arrêt à la vénération de Staline orchestrée par le Parti, la religion politique soviétique a déjà fermement établi sa nouvelle iconographie et “élevé les figures politiques à un statut transcendantal” (Froese, 2004, p.43). Pour Lénine comme pour Staline, l’iconographie et les images propres à la nouvelle religion soviétique “jouent leur rôle de symbole, d’instrument de domination et de moyen d’influencer les masses” (Maier, 2006, p.267). Enfin, le symbolisme développé par le régime, en premier lieu à travers le symbole de la faucille et du marteau, était particulièrement puissant et diffusé dans toute l’URSS.
Un autre aspect important de la religion politique soviétique concerne les rituels collectifs qui s’imposent à la nouvelle société communiste. En effet, comme toutes les religions traditionnelles, les religions politiques façonnent des rites singuliers qui galvanisent le collectif et développent un sentiment d’appartenance. À partir des années 1920, des “rites rouges” visant à concurrencer les rites orthodoxes commencent à voir le jour et sont progressivement imposé à la population soviétique: “[l]e rite de l’étoilage est pratiqué afin de concurrencer le baptême; des mariages rouges areligieux sont imposés; les funérailles deviennent des réunions de deuil; des carnavals et des mascarades sont organisés pour perturber les célébrations de Noël et de Pâques; des effigies de différentes divinités sont brûlées sur la place publique” (Akopian, 2017). Cependant, ces premières tentatives issues des années 1920, visant à moquer les croyants et l’institution, vont se révéler relativement infructueuses, n’emportant ni l’adhésion de tous les dirigeants bolchéviques ni celle de la population : on ne produit pas des rites à la chaîne comme des objets de consommation courante, la dimension immatérielle et historique des rites étant centrale pour leur donner une portée et une signification partagée. Une nouvelle vague de ritualisation, plus fine, va se produire à partir des années 1960. Des ethnologues sont mobilisés par le régime pour construire des nouveaux rites et les ancrer dans le passé, ces derniers s’appuyant notamment sur des fêtes pré-chrétiennes pour ce faire (Akopian, 2017). Ainsi, “[d]ifférents groupes de rites socialistes sont élaborés : des fêtes et célébrations politiques, patriotiques, militaires à caractère public et les rituels et traditions ponctuant la vie familiale. […] Parmi les plus notables, on peut relever l’attribution du nom, la remise du passeport à l’âge de seize ans, le service militaire, le mariage, le départ à la retraite, le décès. Une attention particulière est dédiée au baptême et au mariage” (Akopian, 2017). On peut également citer le rite dit de la “Flamme éternelle” au cours duquel les “jeunes mariés, entourés des invités et de l’officier d’état civil, se recueillent auprès de ce feu, symbole des millions de sacrifiés pendant la Grande guerre, de leur amour sans limite envers la Mère patrie, de leur foi envers la grande cause de Lénine” (Akopian, 2017).
Dernier élément que nous évoquerons ici, les “grandes-messes” publiques et les célébrations collectives telles que les parades et autres festivals, caractéristiques de “l’élargissement, l’intensification et la dynamisation du pouvoir politique” (Maier, 2006, p.274). Ces parades et festivals avaient pour objectif premier de gagner l’adhésion du peuple à un collectif supra-individuel puissant, ils avaient donc un caractère éminemment “performatif” (Akopian, 2017) et cherchaient à provoquer l’émotion au sein de la population soviétique: “[un] trait caractéristique du religieux, le tremendun et fascinosum – l’alternance de la peur et de l’espoir, de la terreur et du salut – se répercute dans les images du totalitarisme” (Maier, 2006, p.276). Si les soviétiques insistèrent tant sur le développement de nouveaux rites, c’est parce que le “rituel, par sa nature performative, fait adhérer le peuple à un modèle, un idéal social et politique” et « particulièrement dans les régimes totalitaires, cristallise une harmonie collective, tend vers une cohésion populaire” (Akopian, 2017). Chaque religion a ses icônes, ses rites et sa communauté, chaque élément étant la continuation de l’autre, les soviétiques cherchèrent donc à établir un tel corpus avec les préceptes de l’athéisme marxiste-léniniste.
Illustration soviétique de 1934, tirée du magazine Bezbozhnik
Source : The Guardian, illustration disponible dans l’ouvrage Godless Utopia : Soviet anti-religious propaganda de Roland Elliott Brown
Renaissance – La désécularisation de la Russie post-soviétique
Après sept décennies de campagnes antireligieuses et de propagande athée, Gorbatchev arrive au pouvoir et lance sa célèbre perestroïka en 1988, revenant en quelques mois sur les principales restrictions imposées aux institutions religieuses et aux croyants (Marsh, 2011, p.116). Dans les dernières années de l’URSS, les lois privatives et pratiques agressives sont donc globalement balayées par le nouveau leader d’une Union mourante et appelée à disparaître. Après l’effondrement de l’Union, la Russie post-soviétique sera un “État laïc”, au moins jusqu’en 1997 comme le verrons ci-dessous, initié par la loi de 1990 sur la “Liberté de conscience et de croyance religieuse” qui reprend dans les grandes lignes les principes libéraux de séparation entre l’Église et l’État ; la Constitution de 1993 reprendra également les principes de séparation de l’Église et de l’État et de liberté de conscience, mais la loi de 1997 va drastiquement réduire “l’esprit libéral de la décennie précédente” (Marsh, 2011, p.125).
Alors que l’on vient de démontrer l’échec de la sécularisation forcée, peut-on pour autant qualifier la tendance actuelle de la Russie post-sovéitique de phénomène de “désécularisation” ? Cela peut en effet paraître paradoxal de parler de “désécularisation” après avoir justement démontré l’échec des tentatives soviétiques. Notons tout d’abord que, bien que la stratégie soviétique ait échoué, les Soviétiques n’ont pas pour autant rendu copie blanche : les campagnes anti religion ont eu un impact sur l’expansion, certes relative, de l’athéisme en URSS. L’échec de la sécularisation forcée ne signifie donc pas que la Russie soviétique n’ a pas été sécularisée du tout, notamment en ce qui concerne la politique d’athéisme d’État. Quels éléments faut-il dès lors réunir pour être “désécularisé” ou, du moins, qualifié comme tel ? Selon Karpov, “la désécularisation est un processus de contre-sécularisation par lequel la religion réaffirme son influence sociétale en réaction à des processus de sécularisation antérieurs et/ou concomitants » (2010, p.250). Comme nous allons le démontrer, tous les critères énumérés par Karpov semble être réunis dans la Russie actuelle, notamment à travers, d’une part, “le retour de l’orthodoxie à la primauté” (Marsh, 2011, p.124) et, d’autre part, la résurgence des croyances religieuses au sein de la population. Selon Karpov lui-même, la Russie postsoviétique est un exemple saisissant des tendances “désécularisantes” que porte en elle la Modernité, ou la forme que cette dernière prend actuellement dans différents endroits du globe. Ainsi, “si la démolition massive des églises sous le régim soviétique était un signe clair de sécularisation […] la restitution des propriétés des églises, la restauration à grande échelle des anciennes églises et la construction de nouvelles églises dans la Russie postsoviétique sont des symptômes de désécularisation” (Karpov, 2010, p.247).
En premier lieu, on constate que la Russie postsoviétique se caractérise encore aujourd’hui, par un important mouvement de revitalisation de la croyance religieuse au sein de la population russe, une forme de renaissance – ou de “résurrection”. Avant tout chose, je dois ici avertir le lecteur sur un problème que j’ai rencontré tout au long de cet essai, récurrent lorsqu’il est question de thématiques connexes à la religion ou la croyance : il est très difficile de mesurer avec précision la prégnance de la croyance religieuse au sein d’une population donnée. Les chiffres varient beaucoup en fonction des sources utilisées et sont, évidemment, aisément manipulables. Néanmoins, voici quelques estimations : la croyance en Dieu serait vraisemblablement passée de 34% en 1991 à 47% en 1996 au sein de la population russe ; en 1999, environ 60% des Russes ont répondu positivement à la question “croyez-vous en Dieu ?” posée par le World Values Survey ; enfin, en 2006, plus de 65% des Russes se sont déclarés comme des “personnes religieuses” dans le cadre d’une enquête menée, elle aussi par le World Value Surveys (Marsh, 2011, p.119). Si les questions sont différentes et que les chiffres présentés ne cherchent pas à évaluer exactement la même chose, on voit une claire augmentation depuis la chute de l’URSS, ce qui tend à prouver que la croyance au sein de la population russe est sur une pente ascendante et a continué d’augmenter après l’arrivée de Vladimir Poutine au pouvoir. De son côté l’athéisme a connu une chute dramatique : en 1991, 35% des Russes s’identifiaient comme des “athés convaincus”, puis seulement 4% en 2006 (Marsh, 2011, p.119). S’il en était encore besoin, cela confirme notre constat d’échec de l’athéisme scientifique promus par le régime communiste.
L’auto-identification orthodoxe dans la Russie postsoviétique
Source: Evans and Northmore-Ball, 2012, p. 800
Mais pouvons-nous aller plus loin dans notre analyse ? Pour répondre à cette question, les résultats d’Evans et Northmore-Ball sont particulièrement évocateurs : de 1993 à 2007, l’auto-identification “orthodoxe” est passée de 50% à 80% au sein de la population russe, un chiffre également cité par Marsh (2011, p.119) et Karpov (2010, p.259), tandis que l’auto-identification “non religieux” est passé de 50% à moins de 20% (Evans & Northmore-Ball, 2012, p.800). Et qu’en est-il de la fréquentation des églises orthodoxes? Paradoxalement, les données recueillies par Evans et Northmore-Ball ne traduisent pas une augmentation exponentielle de la fréquentation des églises orthodoxes, cela alors même que le nombre de personnes s’identifiant comme orthodoxes a connu une nette augmentation – les chiffres relatifs à la fréquentation des édifices religieux sont en fait restés stables (2012, p.803). Comment expliquer cet état de fait? Tout d’abord, et assez simplement, si “la grande majorité des croyants en Russie s’identifient comme orthodoxes […] beaucoup ne fréquentent presque jamais l’église” (Marsh, 2011, p.119), ce qui signifie que la hausse de la croyance n’équivaut pas nécessairement à une observation stricte des préceptes orthodoxes. De plus, si la pratique de la religion en Russie soviétique pouvait prendre la forme de résistance face au régime, les (re)conversions ont pu constituer un moyen d’affirmation personnelle, de désaveu du traitement réservé à la religion pendant 70 ans, une “réaction rituelle d’appartenance sans croyance, accompagnée d’une proportion relativement faible de conversions plus authentiques” (Karpov, 2010, p.259). L’élément culturel est donc également à prendre en compte. Selon les auteurs, cette donnée ne remet en tout cas pas en cause le phénomène de revitalisation de la croyance et de renaissance des religions traditionnelles, également sensible à travers “la polarisation croissante sur la question du traditionalisme moral entre les pratiquants allant à l’église et les autres” (Evans & Northmore-Ball, 2012, p.805).
La fréquentation des Églises orthodoxes dans la Russie postsoviétique
Source: Evans and Northmore-Ball, 2012, p. 804
En second lieu, la Russie postsoviétique a vu un retour de l’Église orthodoxe russe, au sens de l’institution et de ses représentants, sur le devant de la scène et dans la sphère publique. Signe évident de désécularisation, l’Église orthodoxe russe a retrouvé la primauté dont elle bénéficiait à l’époque tsariste. Pour comprendre la portée de ce retour aux affaires, un bref retour historique s’impose : avant la révolution du 17 octobre, sous le régime tsariste, orthodoxie et identité nationale “étaient si étroitement liées qu’il était difficile de déterminer où commençait l’une et où finissait l’autre” (Marsh, 2011, p.51). Le système mis en place reposait sur le concept de “symphonie”, selon lequel “le tsar régnait sur le domaine séculier, tandis que l’Église et ses dirigeants régissaient les affaires de l’autre monde” (Mars, 2011, p.51). Il est donc important d’avoir à l’esprit que l’Église orthodoxe russe, depuis qu’elle est devenue autocéphale, a toujours eu une relation particulière avec l’État russe. Au moment de la chute de l’URSS, les religions étant de nouveau autorisées, une forme de compétition s’ouvre entre elles puisque les croyants sont libres d’adhérer à un dogme ou à un autre. Logiquement, l’Église orthodoxe, va donc faire pression pour retrouver son influence d’antan et supplanter de potentiels concurrents. En partie grâce aux efforts déployés par l’Église, la loi de 1997 va faire un distingo entre religions traditionnelles et non traditionnelles, une classification qui permet aux premières de bénéficier de privilèges auxquelles ne peuvent prétendre les secondes (Marsh, 2011, p.127). Quatre religions sont reconnues par la loi comme traditionnelles: l’orthodoxie, l’islam, le judaïsme et le bouddhisme. Cependant, au sein même de ces cultes privilégiés, l’orthodoxie bénéficie d’une place de choix, réaffirmée dans le texte législatif lui-même qui reconnaît sa “contribution spéciale […] à l’histoire de la Russie et à l’établissement et au développement de la spiritualité et de la culture russes” (Marsh, 2011, p.127).
Actuellement, l’Église orthodoxe russe, dirigée depuis 2009 par Kirill le “Patriarche de Moscou et de toutes les Russies”, selon l’expression consacrée, jouit d’une place prépondérante dans la société russe postsoviétique. Dès le début des années 2000, les universitaires dressaient ce constat: “l’orthodoxie domine la scène russe […] ses dirigeants collaborent activement avec le pouvoir politique en exerçant de multiples pressions afin de renforcer leur position” (Moniak-Azzopardi, 2004, p.28). L’Église orthodoxe russe collabore avec le pouvoir politique, cette nouvelle symbiose s’inscrivant dans un système plus ou moins tacite d’échanges de bons procédés, système où l’orthodoxie jouit de l’évidente dissymétrie des forces religieuses en présence. Par la voie de son patriarche notamment, l’Église agit manifestement comme un acteur conservateur et traditionaliste, ses représentants étant “opposés aux idées libérales, voire à la démocratie” et affirmant à qui veut bien l’entendre “agir au nom des valeurs traditionnelles de l’orthodoxie et des anciennes formes de vie social et économique” (Moniak-Azzopardi, 2004, p. 30). Active sur le plan domestique, l’Église orthodoxe russe cherche également à s’investir sur le plan international, comme tend à le démontrer sa collaboration régulière avec le Ministère des Affaires Étrangères (Payne, 2010, p.726). Cette connivence entre une Église systématiquement favorisée et un État complice, supposant une loyauté absolue de la part des autorités ecclésiastiques (Moniak-Azzopardi, 2004, p.37), n’est évidemment pas sans poser de problèmes, notamment au regard de la cohabitation avec les autres religions, posant de ce fait les questions du pluralisme et de la tolérance (Marsh, 2011, pp.132-139) et, celle, plus grave encore, de la répression subie par les autres religions présentes en Russie (Moniak-Azzopardi, 2004, p.34).
Épilogue – Kirill de Moscou et Vladimir Poutine: nouvelle symphonie, liaisons dangereuses ?
Comme nous avons pu le voir tout au long de cet essai, l’exemple russe est un cas d’étude singulier et complexe. Malgré la violence, physique et intellectuelle, de la guerre menée par les bolchéviques contre la religion et les croyances religieuses, ces derniers ne sont pas parvenus à séculariser la Russie de manière durable et efficace. Premièrement, le sacré a survécu en (ou à la) Russie soviétique : si la sécularisation forcée a réussi à soumettre l’Église orthodoxe russe en attaquant ses privilèges, ses édifices et ses représentants, elle n’a pu détruire la croyance religieuse et la foi au sein de la population russe. Deuxièmement, la Russie soviétique s’est caractérisée par une métamorphose du sacré sous le coup de l’établissement d’une religion politique, concomitante au processus de sacralisation de la politique : face à la nécessité de croire en quelque chose, le sacré a été transposé dans la sphère politique. Troisièmement, la Russie post-soviétique connaît aujourd’hui un renouveau, une renaissance du sacré à travers la revitalisation de la croyance, la résurrection de l’institution religieuse et la restauration de sa prépondérance dans la sphère publique. Gott ist tot ? Non, Dieu semble loin d’avoir dit son dernier mot et force est de constater que la Modernité politique n’a pas renoncé au sacré. À partir de l’exemple russe et de notre analyse, on peut dresser une hypothèse : la sécularisation semble fonctionner sur une base cyclique, les tendances à la sécularisation et à la déséculariation se suivent et parfois même se chevauchent. Face à cet éternel retour du sacré, chercher à éradiquer la croyance religieuse est une entreprise vaine car la religion semble toujours trouver son chemin, parfois même à travers une métamorphose subtile et complexe: “[a]u lieu de la disparition du sacré de la vie publique, nous avons assisté à une métamorphose du sacré, c’est à dire à la montée dans les sociétés modernes, même les plus avancées, de nouvelles formes de sacralisation » (Gentile, 2005, pp.30-31).
Et qu’en est-il des relations entre sphères politiques et religieuses depuis l’invasion de l’Ukraine ? L’Église orthodoxe soutient-elle le pouvoir, cherche-t-elle à légitimer son action ? Pour ceux qui doutaient du soutien inconditionnel du Patriarche Kirill au régime de Vladimir Poutine, son homélie du 6 mars 2022 est venue lever les doutes. En effet, à l’occasion du dimanche de la Saint-Jean, dans la cathédrale du Christ-Sauveur de Moscou, le primat de l’Église orthodoxe russe s’est adressé à ses ouailles, reprenant le discours officiel de Poutine pour lui donner une coloration messianique et une justification religieuse. Kirill dresse le portrait d’un affrontement entre Bien et Mal, dont l’Ukraine serait le théâtre actuel mais dont les enjeux seraient bien plus grands, cet affrontement métaphysique opposant la supposée décadence occidentale, illustrée par les gay prides villipendées par le dignitaire religieux, au traditionalisme salvateur de l’orthodoxie russe. Voici un extrait de son sermon, traduit par Jean-Benoît Poulle du Grand Continent : “Par conséquent, ce qui se passe aujourd’hui dans la sphère des relations internationales ne relève pas uniquement de la politique. Il s’agit de quelque chose d’autre et de bien plus important que la politique. Il s’agit du Salut de l’homme, de la place qu’il occupera à droit ou à gauche de Dieu le Sauveur qui vient dans le monde en tant que Juge et Créateur de la création […] Tout ce que je dis a plus qu’une simple signification théorique et plus qu’une simple signification spirituelle. Il y a une véritable guerre autour de ce sujet aujourd’hui. Qui s’attaque aujourd’hui à l’Ukraine, où huit années de répression et d’extermination de la population du Donbass, huit années de souffrance, et le monde entier se tait – qu’est-ce que cela signifie ?”
Les bonnes relations qu’entretiennent le Patriarche Kirill, intronisé en 2009, et Vladimir Poutine, ne sont plus à prouver, et illustrent à elles seules la nouvelle symphonie, ainsi que la concordance d’intérêts, qui règne entre le pouvoir politique russe et l’Église orthodoxe. C’est un discours religieux et nationaliste que relaie et développe Kirill, fondé sur la préservation de l’unité et de la sainteté de la Mère Russie, en lien avec les positions qu’il exprime depuis sa prise de fonction : en relayant les intérêts du Kremlin, Kirill offre à Vladimir Poutine un blanc-seing sur le terrain spirituel, une forme de caution religieuse bien pratique sur le plan domestique. Le contexte de son discours et de l’invasion n’est également pas anodin puisque l’Église orthodoxe d’Ukraine a accédé à l’indépendance vis-à-vis de l’Église russe en 2019 – la structure complexe de l’Église orthodoxe, qui réunit quinze Églises autocéphales et une vingtaine d’Église autonomes, n’est donc pas étrangère aux préoccupations internationales exprimées par Kirill dans son sermon, préoccupations que l’on retrouve d’ailleurs chez les dignitaires orthodoxes russes depuis la chute de l’URSS qui s’efforcent d’entretenir des liens avec le Ministère des Affaires Étrangères (Payne, 2010). De nombreux observateurs ont ainsi exprimé leurs craintes quant aux tensions générées au sein de l’Orthodoxie par les positions du Patriarcat moscovite. Kirill est un personnage trouble, connu pour ses liens avec le KGB, son implication supposée dans la contrebande et/ou l’importation de cigarettes dans les années 1990 ou encore son goût du luxe, notamment des montres et plus particulièrement des montres de la marque Breguet. Fidèle soutien du Kremlin, le Patriarcat est un promoteur de la nouvelle connivence entre sphère religieuse et politique, et, dans un contexte d’extrêmes tensions, on peut légitimement parler de “liaisons dangeureuses”. Reste que, d’un monopole à l’autre (orthodoxe – athée – orthodoxe), la question de la religion et de la politique n’a pas fini de faire couler de l’encre en Russie.
Pierre SIVIGNON
[1] Toutes les traductions de l’anglais vers le français sont des traductions personnelles.
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