COMPRENDRE LA « NEUTRALITÉ » INDIENNE : L’AUTONOMIE STRATÉGIQUE ET LE NON-ALIGNEMENT, À L’ÉPREUVE DE LA CRISE UKRAINIENNE

COMPRENDRE LA « NEUTRALITÉ » INDIENNE : L’AUTONOMIE STRATÉGIQUE ET LE NON-ALIGNEMENT, À L’ÉPREUVE DE LA CRISE UKRAINIENNE

Par Tara Goodwin

L’Inde, ambivalente et « neutre », dans la crise russo-ukrainienne

Le 25 février 2022, au lendemain de l’offensive russe sur l’Ukraine, un vote est organisé au Conseil de sécurité des Nations Unies. Sur quinze membres, onze voix s’expriment en faveur d’une condamnation de l’agression russe. L’Inde (membre non-permanent du Conseil de sécurité pour une durée de deux ans) s’abstient, comme la Chine et les Émirats Arabes Unis, tandis que Moscou oppose son droit de veto à la résolution portée par les États-Unis. Delhi publie alors une « clarification » de son vote. Le gouvernement indien se déclare profondément préoccupé par la crise ukrainienne (et par le sort de ses citoyens en Ukraine, qui sont notamment plusieurs milliers d’étudiants). Il appelle aussi à un arrêt immédiat des violences, et au respect de la « souveraineté et de l’intégrité territoriale », tout en regrettant que la voie du dialogue et de la diplomatie ne soit pas choisie. Malgré cette désapprobation indirecte du conflit, l’Inde a toutefois, jusqu’à présent, évité toute proposition visant à tenir la Russie pour seule responsable de la crise. Elle continuera donc d’adopter une position neutre dans les instances onusiennes, y compris lors du vote du 7 avril sur la suspension de la participation russe au Conseil des droits de l’Homme.

Aucun texte ou discours officiel indien ne condamne explicitement la Russie, mais l’Inde mène toutefois une politique diplomatique. Le Premier ministre Narendra Modi a appelé Vladimir Poutine plusieurs fois, ainsi que son homologue ukrainien Volodymyr Zelensky, et Delhi fournit de facto une aide humanitaire à l’Ukraine meurtrie par la guerre. Le 1er mars 2022, un étudiant indien est tué dans un bombardement dans la ville de Kharkiv, dans l’Est de l’Ukraine. La question de l’impact sur la population civile est abordée lors d’un entretien téléphonique franco-indien ; Emmanuel Macron et Narendra Modi s’entendent alors sur l’importance de parvenir dès que possible à un cessez-le-feu, de garantir un accès humanitaire sans entrave, et de maintenir une étroite coordination, notamment dans le cadre du Conseil de sécurité des Nations Unies. L’espoir d’un ralliement de l’Inde au « bloc occidental », qui se forme contre la guerre lancée par le Président Poutine, semble ravivé. Olivier Kempf (stratégiste, chercheur associé à la Fondation pour la recherche stratégique et général de l’Armée de Terre) évoque ainsi le rôle de la diplomatie dans ce conflit, estimant que les Indiens (entre autres) « peuvent jouer les intermédiaires de bonne foi et porter des messages ». 

Cependant, l’attitude de Delhi sur la question des sanctions à l’encontre de la Russie montrent que l’Inde reste prudente vis-à-vis de Moscou. Des mesures, tant d’ordres économique que commercial, sont mises en place de manière coordonnée par les États-Unis, l’Union européenne et un nombre d’États qui ne cesse de s’allonger à mesure que l’offensive russe avance. Les sanctions s’appliquent sur des secteurs divers (bancaire, médiatique, énergétique, commercial etc.) et passent par le gel des avoirs pour les proches du Kremlin, la saisie de biens des oligarques russes… mais l’Inde refuse d’en faire de même. Privée d’accès au réseau bancaire Swift, la Russie cherche des alternatives auprès d’États qui n’ont pas condamné son invasion de l’Ukraine, afin de poursuivre ses échanges financiers. Début avril, l’Inde reçoit une visite du ministre des Affaires étrangères russe Sergueï Lavrov et travaille à la mise en place d’un mécanisme de paiement commercial bilatéral rouble-roupie. Cela doit lui permettre d’acheter du pétrole brut russe à bas prix, en contournant les sanctions internationales. La crise ukrainienne pourrait ainsi, selon certains observateurs, annoncer une prise de distance indienne vis-à-vis des États-Unis.

Fondamentalement, la ligne de Delhi reste celle que décrit le ministre des Affaires étrangères indien, Subrahmanyam Jaishankar, au mois de mars ; la politique étrangère indienne sert les intérêts nationaux, avant toute chose. Il existe néanmoins des débats en interne sur la position indienne. Circule ainsi dans certaines sphères politiques de Delhi le rêve de voir l’Inde devenir une médiatrice, ou du moins, de prendre une part plus active, par sa diplomatie, dans la défense des principes du droit international. Suivant cette conception, l’Inde ne peut pas devenir la puissance « décisive » qu’elle voudrait être sur la scène mondiale en continuant de suivre une politique de neutralité. Shashi Tharoor du parti du Congrès [1], qui a été secrétaire d’État aux Affaires étrangères et a longtemps travaillé aux Nations Unies, défend cette idée. Il estime que l’attitude actuelle de Delhi ne reflète pas ce que devrait être selon lui la position d’un pays qui aspire à devenir un membre permanent du Conseil de sécurité. Au Parlement indien, l’attitude de l’Inde rencontre néanmoins un très large consensus, même dans l’opposition incarnée pour l’essentiel par le parti du Congrès. En effet, ce dernier estime assez largement qu’elle ravive le souvenir du non-alignement cher à Jawaharlal Nehru.

Comprendre le non-alignement historique de l’Inde

Il est important de bien identifier les facteurs historiques qui sous-tendent la position de New Delhi sur la crise en Ukraine. L’Inde est, de par son souverainisme historique, opposée à toute ingérence étrangère dans ses affaires intérieures et méfiante quant aux décisions prises par l’ONU. Elle n’a pas non plus, par conséquent, l’habitude d’interférer ou de faire des commentaires sur les politiques des autres pays – une approche souverainiste qui explique ses abstentions dans les votes sur la Russie et l’Ukraine.

Bien que Delhi ait développé aujourd’hui des partenariats stratégiques avec la France, l’Europe ou les États-Unis, les Indiens ne se placent pas toujours du côté des « Occidentaux », adoptant depuis la Guerre froide un comportement d’équidistance (ou de non-alignés) [2] dans leurs relations internationales. Ce principe de non-alignement est un pilier essentiel de l’approche nehruvienne [3] de la politique étrangère indienne, qui consiste à éviter la logique de blocs pour garantir l’indépendance de l’Inde et la défense de ses intérêts propres. Le non-alignement indien ne signifie pas neutralité, et il ne s’agit pas non plus d’un isolationnisme. Il s’agit au contraire pour l’Inde d’une volonté d’être partie prenante des relations internationales, et de trouver sa voix dans un monde polarisé où les grandes puissances continuent à s’affronter. Concrètement, éviter la logique de blocs doit permettre à Delhi de rester aussi indépendante que possible ; s’aligner avec une grande puissance, c’est aussi entrer dans une relation de dépendance vis-à-vis de cette dernière. Il y a là l’idée de ne suivre que les intérêts de l’Inde, car ce qui importe par-dessus tout est l’autonomie stratégique (dont la marge de manœuvre possible reste à définir, tant pour l’Inde que pour les autres États se fixant aujourd’hui ce même objectif). Cela implique un rejet total de la logique d’alliances. Ce sont en particulier ses préoccupations économiques et militaires qui poussent Delhi, au cœur d’un contexte marqué par un expansionnisme chinois et des tensions persistantes avec le voisin pakistanais, à développer des partenariats avec des puissances parfois opposées. 

Ainsi, malgré le régime de sanctions internationales, on observe la survivance d’une « amitié spéciale » russo-indienne. Durant la Guerre froide, un partenariat stratégique (pur produit de la Realpolitik indienne) a rapidement été instauré entre l’Inde et l’Union soviétique. Cela devint une priorité majeure après le rapprochement entre les États-Unis et le Pakistan (ennemi historique de l’Inde) dans les années 1950, acté dans l’optique de contrer le communisme sur le continent asiatique. 

En réaction à cette nouvelle menace (le Pakistan étant renforcé par son alliance étasunienne), l’amitié indo-soviétique est officialisée par un traité signé en août 1971, avec l’idée d’une coopération stratégique mutuelle. La dépendance de l’Inde vis-à-vis de la Russie s’accroît, tant pour ses ressources militaires que pour sa diplomatie et sa filière nucléaire civile. En effet, au Conseil de sécurité des Nations unies, l’approche historique de la Russie concernant la question du Cachemire (principal différend frontalier indo-pakistanais) est d’user de son véto pour se positionner en faveur de l’Inde. L’Inde quant à elle s’abstient, voire adopte parfois des positions ouvertement pro-Moscou, lors des interventions russes en Hongrie, en Tchécoslovaquie, en Afghanistan, durant la seconde guerre de Tchétchénie et la deuxième guerre d’Ossétie du Sud, après l’annexion de la Crimée en 2014… Ces liens diplomatiques perdurent, comme en témoigne le premier dialogue indo-russe « 2+2 » (entre les deux ministres de la Défense et les deux ministres des Affaires étrangères) fin 2021, Vladimir Poutine s’étant lui-même rendu à Delhi pour rencontrer Narendra Modi. En outre, Moscou demeure le principal fournisseur d’armements de Delhi depuis les années 1960, malgré la volonté indienne de diversifier ses sources d’approvisionnement. Ainsi, environ soixante-dix pourcent des armes de la Bhāratīya Sēnā [4] proviennent de la Russie, et des contrats toujours en cours, dont celui des missiles S-400, échappent aux sanctions américaines. Le géant asiatique dépend également des Russes pour la maintenance de nombreux équipements, à l’heure où son armée se retrouve régulièrement confrontée à l’expansionnisme de Pékin dans l’Himalaya (cf. escarmouches sino-indiennes dans la région du Ladakh en 2020) et aux tensions frontalières avec Islamabad. L’Inde devient aussi un acteur notable dans le domaine spatial, et compte sur le partenariat russe en la matière. Le gaz et le pétrole russes, enfin, pourraient apporter une solution aux besoins énergétiques de ce géant démographique. On comprend donc pourquoi l’Inde se positionne contre l’exclusion de la Russie du prochain sommet du G20, qui doit se tenir en décembre 2022 – une proposition avancée par Washington.

Cependant, l’Inde reste non-alignée ; elle n’est pas l’alliée de la Russie, ni même sa partenaire en toutes circonstances. Delhi observe d’un œil assez méfiant certains aspects de la politique russe dans l’espace eurasiatique. Les Russes effectuent par exemple des manœuvres militaires conjointes avec les Pakistanais depuis 2016. De la même manière, les initiatives politiques russes en Afghanistan se sont faites, pour beaucoup, sans Delhi. L’Inde, pour sa part, ne fait pas partie de l’Organisation du traité de sécurité collective qui réunit la Russie, la Biélorussie, l’Arménie et trois républiques d’Asie centrale (Kazakhstan, Kirghizistan et Tadjikistan) depuis 2002. Delhi a, en revanche, rejoint l’Organisation de coopération de Shanghai (OCS) en 2016, en même temps que son voisin pakistanais – la rivalité indo-pakistanaise freinant par ailleurs l’intégration politico-militaire au sein de cette instance. Quant à l’Union Économique eurasiatique mise en place par Moscou en 2015, la Russie souhaiterait y voir entrer les Indiens, mais les négociations pour un traité de libre-échange sont encore en cours. Enfin, le Kremlin songe à un partenariat eurasiatique élargi, avec l’idée d’une imbrication entre l’Union Économique eurasiatique et le projet de Nouvelles Routes de la Soie, la Belt and Road Initiative, de Pékin – un fantasme qui paraît quelque peu compromis par les tensions sino-indiennes et indo-pakistanaises. De son côté, la Russie dénonce les initiatives indiennes visant à contrebalancer les avancées chinoises dans la zone Indo-Pacifique (que Moscou nomme encore « Asie-Pacifique », comme Pékin), et notamment sa participation au sein du QUAD ; Lavrov accuse notamment les « puissances occidentales agressives » de « lancer l’Inde dans des jeux antichinois ».

Enfin, le non-alignement indien s’illustre par les relations de l’Inde avec l’Ukraine, certes moins approfondies qu’avec les partenaires russes et étasuniens, mais qui se sont développées après le démantèlement de l’URSS. Kiev s’est certes – comme le rappellent amèrement certains observateurs indiens – prononcée historiquement contre les essais nucléaires indiens de 1998, mais il existe une importante coopération de défense indo-ukrainienne.

Le mythe de la démocratie et le nationalisme ethnique dans l’Inde de Modi

L’Occident véhicule souvent une conception fantasmée de l’Inde, à laquelle l’héritage du Mahatma Gandhi (mais aussi le yoga et la médecine ayurvéda) donne une image humaniste et démocratique. Pourtant la situation des minorités religieuses en Inde paraît préoccupante, en particulier sous le gouvernement nationaliste hindou (et assumé comme tel) de Narendra Modi. Les autorités ont notamment mené une politique discriminatoire envers les musulmans vivant sur le territoire indien, traités comme des citoyens de seconde zone (cf. Citizenship Amendment Act, 2019) et semblent fermer les yeux sur (voire encourager) les violences faites à l’encontre de la communauté musulmane indienne. Sur le plan intérieur, la politique du gouvernement Modi fait dériver le pays vers un modèle de nation ethnique et religieuse, avec une personnalisation du pouvoir et un culte de l’homme fort. Bien loin de l’image de « plus grande démocratie du monde », le pays dérape depuis quelques années vers l’autoritarisme, et dégringole en particulier dans le classement de la liberté de la presse, en raison des décisions prises par le Chowkidar [5] de l’Inde. L’irrédentisme[6] que l’on trouve dans certains mouvements nationalistes hindous, et le rêve d’une « Grande Inde / Inde indivisée » (Akhand Bharat), pourraient être rapprochés du retour à la « Grande Russie », souhaité par Vladimir Poutine. Ce projet supprimerait en effet, selon ses partisans, les effets de la Partition de 1947 (schisme Inde-Pakistan) et inclurait (en raison de leurs liens historiques et au nom d’une supposée identité sud-asiatique commune) le Pakistan, le Bangladesh, le Népal, le Bhoutan, le Tibet, le Sri Lanka… et dans une acception plus large, l’Afghanistan et le Myanmar.

La crise ukrainienne révèle peut-être une confrontation entre les démocraties d’une part, qui condamnent l’offensive russe, et les régimes autoritaires d’autre part. L’Inde de Modi, en refusant de prendre parti, se retrouve dès lors dans une position d’équilibriste, instable, qui risque de lui coûter sa réputation et la confiance qu’elle avait acquises auprès des pays occidentaux. En effet, le pays, aux mains du nationalisme hindou aujourd’hui, ne semble pas se préoccuper outre mesure de la question des droits de l’Homme dans sa politique interne. Alors que la Russie se garde bien de dénoncer les dérives autoritaires de Delhi, cette question est  régulièrement soulevée dans les cercles officiels occidentaux (et notamment étasuniens) – un contraste qui pourrait faire naître de nouvelles dynamiques anti-américaines en Inde.

Le débat international sur la neutralité de l’Inde dans la crise ukrainienne

Dans le contexte de la crise ukrainienne, Joe Biden a émis des critiques quant à la position « floue » de l’Inde (à l’occasion de la réunion trimestrielle des PDG de la Business Roundtable, le 21 mars 2022) – des commentaires que certains observateurs indiens qualifient d’ « hypocrites » venant d’un Président américain. Le conseiller adjoint à la sécurité nationale des États-Unis, Daleep Singh, a sur ce sujet incité l’Inde à « s’opposer à la Chine et à la Russie », révélant une volonté de Washington de rallier Delhi à sa cause en misant sur leur perception partagée de la menace chinoise. En dépit de son activisme diplomatique, la visite de Sergueï Lavrov à Delhi expose les marges de manœuvres limitées de l’administration Biden. La crise en Ukraine pourrait s’avérer relativement indolore pour l’Inde qui, d’une certaine manière, semble pouvoir parvenir à tirer profit de sa position intermédiaire sur le court et long terme. En effet, dans le champ économique, Delhi craint les conséquences des sanctions occidentales à l’encontre de la Russie, mais elle peut aussi y trouver des opportunités. Par exemple, le pays a augmenté ses exportations de blé, en particulier vers l’Asie centrale pour compenser les restrictions venues de Russie et d’Ukraine, et dans le cadre de l’initiative FARM (Food and Agriculture Resilience Mission) portée par l’Union européenne  – un commerce qui pourrait toutefois souffrir de la canicule exceptionnelle qui frappe actuellement l’Inde. Les Américains critiquent le maintien, voire l’approfondissement, des accords commerciaux indo-russe qui risquent, selon eux, de saper les sanctions occidentales. Peut-être les États-Unis ne s’attendaient-ils pas à ce que l’Inde garde une telle proximité avec son partenaire russe dans la mesure où, depuis l’accession au pouvoir de Narendra Modi, Delhi semblait avoir clairement choisi de se rapprocher des États-Unis. Washington paraît ici oublier que la politique étrangère indienne est fondée sur une tradition d’indépendance, et s’étonne d’une certaine résurgence du mouvement des non-alignés aujourd’hui, voyant certains États faire le choix de la prudence à l’égard de la crise russo-ukrainienne. 

Le Haut représentant européen Josep Borrell s’inquiète également de ces fractures, qui pourraient représenter selon lui une menace existentielle pour la mondialisation – un risque qui serait provoqué par des « divisions » majeures dans le monde. Poutine est moins isolé qu’il n’y paraît sur la scène internationale ; la Chine, l’Inde, le Brésil ou l’Afrique du Sud ne veulent pas briser leurs relations avec la Russie, les cinq pays formant le groupe des BRICS. Delhi refuse donc assez naturellement de choisir un camp entre les États-Unis et la Russie, puisqu’elle a besoin de tous ses partenaires pour son économie et sa politique de défense. 

L’Inde de Modi est dès lors courtisée de toute part, chacune des puissances (occidentales, chinoise, russe…) souhaitant qu’elle prenne position – de la manière qui leur sera la plus favorable – vis-à-vis de Moscou. À l’issue du vote au Conseil de sécurité sur la résolution visant à condamner l’agression russe le 25 février, l’Ambassade russe à Delhi a immédiatement apprécié la position « équilibrée et indépendante » de l’Inde, tandis que face à l’abstentionnisme indien, les pays occidentaux ont exprimé leur méfiance. L’Ambassadeur français Emmanuel Lenain déclare ainsi que la France comprend et respecte l’importance accordée par Delhi à son autonomie stratégique, mais qu’elle espère que les Indiens sauront adopter un positionnement plus affirmé lors des prochaines séances aux Nations Unies. La Chine profite quant à elle du contexte géopolitique – et de la similarité apparente [7] de leurs deux positionnements sur la situation en Ukraine – pour appeler l’Inde à revenir sur sa décision, prise en 2019, de retrait de l’initiative RCEP (Partenariat économique régional global). 

En outre, la crise révèle des dissensions entre le Japon et l’Inde au sein du QUAD (« Dialogue quadrilatéral pour la sécurité », forum sécuritaire sur lequel Washington construit sa stratégie face à l’influence chinoise dans la région Indo-Pacifique) sur la question ukrainienne. D’un côté, l’Inde fait partie de ce que l’ancien Premier ministre du Japon Shinzō Abe appelait le « concert des démocraties » (États-Unis, Inde, Australie, Japon), mais de l’autre, elle conserve d’anciennes relations étroites avec Moscou. Le Premier ministre japonais actuel, Fumio Kishida, en visite en Inde le 19 mars, a promis 5 000 milliards de yens (environ 40 milliards de dollars) à l’Inde. Ce plan d’investissement fait l’objet d’interprétations dans la presse indienne, qui le considèrent comme une tentative de monnayer auprès de l’Inde une politique plus ferme vis-à-vis de la Russie, en amont du prochain sommet du QUAD (qui regroupe des États mus par leur opposition commune à Pékin). Alors que la Chine et l’Inde conservent une attitude ambiguë sur le dossier ukrainien, le Japon se présente en effet comme le fer de lance asiatique de l’opposition au Kremlin… sans grand effet à Delhi. La semaine qui a suivi la visite de Fumio Kishida a été marquée par un ballet diplomatique dans la capitale indienne qui voit se succéder l’arrivée d’envoyés spéciaux américains et européens, une visite éclair du ministre des Affaires étrangères chinois, la présence de Lavrov (le seul à avoir été reçu par Modi) ou encore la visite de son homologue britannique Liz Truss. L’Inde résiste néanmoins aux pressions extérieures, ne change pas son attitude sur la guerre en Ukraine et reste pour l’heure, fidèle à sa tradition de non-alignement.

Conclusion

En bref, l’Inde tente de ménager ses partenaires russes et étasuniens, en s’efforçant de maintenir une politique de neutralité. Ainsi, malgré les pressions occidentales, Delhi conserve une proximité avec Moscou afin de préserver les intérêts économiques et sécuritaires de son pays. Rien de nouveau à cela ; la politique étrangère indépendantiste du géant asiatique s’ancre dans une longue perspective historique. Elle est, en effet, traditionnellement guidée par la défense des intérêts nationaux, davantage que par un sentiment d’universalisme des valeurs aligné sur le modèle américain. Les courants de pensée qui dominent actuellement la scène politique indienne apportent également une autre explication, cette fois-ci idéologique, pour comprendre la complaisance de la « plus grande démocratie du monde » à l’égard du Kremlin. 

Cependant, la position future de l’Inde dépendra de l’évolution du conflit, et surtout, de la manière dont la Chine réagira à l’avenir. Pékin semble en effet nourrir des bonnes relations avec le régime de Poutine. La Chine espère ainsi bouleverser l’ordre mondial en faveur de l’hostilité commune sino-russe contre « l’hégémonie » de Washington. La rencontre Poutine-Xi Jinping le 4 février à Pékin laissait déjà entendre, dans une longue déclaration conjointe, que les deux pays se voyaient entrer dans une « ère nouvelle », où il n’y aurait aucune limite à l’amitié sino-russe et où chacun pourrait proposer sa définition de la démocratie. Plusieurs entreprises chinoises ont d’ores et déjà décidé de se retirer de certains pays occidentaux, afin de se préparer aux éventuelles sanctions américaines qui pourraient être imposées à la Chine en raison de son soutien à la Russie. Or, une influence croissante de la Chine en Russie ne peut être que défavorable à l’Inde (dans un contexte où elle est menacée sur deux fronts, avec des tensions sino-indiennes comme indo-pakistanaises). C’est notamment pour cela que Modi cherche à maintenir une proximité avec Poutine. Le tandem sino-russe nuirait aussi à la politique américaine en Asie, et notamment dans la zone Indo-Pacifique. C’est pourquoi les Américains cherchent aujourd’hui à rallier le gouvernement de Modi à leur cause. Cela s’explique tout d’abord, dans le cadre de la crise actuelle, par des enjeux géopolitiques et sécuritaires. Mais cette politique s’ancre aussi dans la stratégie plus large que la Maison Blanche mène dans la région Indo-Pacifique et dans un contexte de guerre commerciale sino-américaine, où l’appui de Delhi (mue par ses ambitions technologiques soutenues en particulier par ses entreprises de services informatiques) pourrait s’avérer d’une grande aide pour Washington. 

Si l’on pousse le scénario à l’extrême, Xi Jinping pourrait profiter de l’instabilité géopolitique mondiale, et du grand écart périlleux opéré par Delhi entre la Russie et les États-Unis, pour relancer la menace expansionniste chinoise dans l’Himalaya. Face au risque de nouveaux événements meurtriers, comme ceux de la confrontation sino-indienne dans la vallée de Galwan en 2020, le gouvernement indien pourrait être amené à durcir le ton vis-à-vis de la Russie pour espérer obtenir une aide occidentale. C’est en tout cas un revirement que l’administration Biden – mais aussi l’Europe, où Modi effectue actuellement une tournée [8] – espère obtenir rapidement de l’Inde sur Moscou.

Tara GOODWIN

Notes

[1] Le Congrès national indien, parti de Gandhi et de Nehru, a dominé la vie politique indienne de l’Indépendance (1947) à la fin des années 1970 et continué de diriger des coalitions à la tête du pays, jusqu’à l’accession au pouvoir du Bharatiya Janata Party de Narendra Modi (BJP, « Parti du peuple indien » d’obédience nationaliste hindoue, se réclamant de l’idéologie Hindutva) en 2014 (réélu en 2019).

[2] Les cinq principes de la « coexistence pacifique » ont été énoncés dans le traité de Panchsheel (signé entre le Tibet chinois et l’Inde en 1954) et repris à la conférence de Bandung (1955).

[3] Jawaharlal Nehru était l’un des principaux leaders du mouvement nationaliste indien dans les années 1930 et 1940. Après l’indépendance de l’Inde en 1947, il devient Premier ministre – un poste qu’il occupe pendant 17 ans, jusqu’à sa mort en 1964. Nehru promeut la démocratie parlementaire, la laïcité, la science et la technologie dans les années 1950, et façonne ainsi l’Inde moderne. Sur le plan international, très antimilitariste, il cherche à éloigner l’Inde des deux blocs de la Guerre froide. La paternité de l’expression « non-alignement » appartient d’ailleurs à Nehru, qui l’utilise pour la première fois dans un discours prononcé à Colombo en 1954.

 [4] En langue hindi (भारतीय सेना), armée indienne.

[5] Ce terme hindi, employé notamment durant la campagne électorale de Narendra Modi en 2019 (candidat à sa réélection), signifie « gardien » – à comprendre ici comme le « sauveur de la nation », face au rival historique incarné par le Pakistan et plus largement, par les populations musulmanes.

[6] L’irrédentisme est un concept politique qui désigne « tout mouvement nationaliste de revendication territoriale » (Dictionnaire Larousse, 2022). Ce terme renvoie étymologiquement au « mouvement, après 1870, de revendication italien sur les terres « non rachetées » restées à l’Autriche-Hongrie de 1866 à 1918 (Trentin, Istrie, Dalmatie), puis, par extension, sur l’ensemble des territoires qu’il considère comme italiens. »

[7] La Chine n’a pas condamné l’invasion russe, et elle continue de s’opposer sans cesse aux États-Unis durant la crise ukrainienne. L’Inde doit au contraire ménager son partenaire américain et cherche à maintenir sa politique étrangère d’équidistance nehruvienne.

[8] Début mai 2022, au moment de la rédaction de cet article, le Premier ministre indien effectue une tournée express en Europe (trois jours, avec des étapes à Berlin, Copenhague et Paris). Ce déplacement officiel (le premier de l’année pour Narendra Modi) est l’occasion pour l’Inde de renforcer ses relations et partenariats avec l’Union européenne et les pays du vieux continent, notamment en raison de leurs ambitions communes face à la Chine en Indo-Pacifique. Delhi cherche aussi à poursuivre des négociations sur des traités de libre-échange (pour assurer la relance de son économie dans une période post-pandémie) et à asseoir la position de l’Inde comme puissance stratégique sur la scène internationale. Profitant de l’instabilité géopolitique pour se présenter comme un partenaire incontournable, Modi pourrait essayer de mieux faire comprendre et accepter l’attitude indienne dans la crise russo-ukrainienne.

Sources

Sources médiatiques (par ordre alphabétique d’auteur, puis par date) :

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Ravi BUDDHAVARAPU, India is in a sweet spot, courted by the Quad, China and Russia (CNBC, 24 mars 2022). www.cnbc.com/2022/03/24/india-is-in-a-sweet-spot-courted-by-the-quad-china-and-russia.html

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Claude LEBLANC :

–     Ukraine : l’Inde toujours sur le fil du rasoir (L’Opinion, 21 mars 2022). www.lopinion.fr/international/ukraine-linde-toujours-sur-le-fil-du-rasoir

–     Ukraine: pourquoi Vladimir Poutine ne veut pas casser les Brics (L’Opinion, 24 mars 2022). www.lopinion.fr/international/ukraine-pourquoi-vladimir-poutine-ne-veut-pas-casser-les-brics 

–     Ukraine: pourquoi l’Inde fait l’objet de toutes les attentions diplomatiques (L’Opinion, 3 avril 2022). www.lopinion.fr/international/ukraine-pourquoi-inde-objet-de-toutes-les-attentions-diplomatiques

–     Pourquoi l’Inde devra renoncer à sa politique d’indépendance diplomatique (L’Opinion, 11 avril 2022). www.lopinion.fr/international/pourquoi-linde-devra-renoncer-a-sa-politique-dindependance-diplomatique 

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Fabienne SINTES (invité : Christophe JAFFRELOT), Un jour dans le monde : « Narendra Modi en Europe : l’Ukraine et la neutralité de l’Inde au centre des discussions ». (France Inter, 4 mai 2022).

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Japon, Azerbaïdjan, Finlande, Lituanie, Inde : les entretiens téléphoniques du Président de la République ce jour (Communication officielle de l’Elysée, 1 mars 2022). www.elysee.fr/emmanuel-macron/2022/03/01/japon-azerbaidjan-finlande-lituanie-inde-les-entretiens-telephoniques 

Quad Announces New Mechanism on Ukraine Response, Agrees Not to Repeat Crisis in Indo-Pacific (The Wire, 4 mars 2022). thewire.in/security/quad-leaders-agree-ukraine-experience-should-not-be-allowed-in-indo-pacific-japan 

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Le bref : Nouvelle abstention de l’Inde à l’ONU (lepetitjournal.com, 8 avril 2022). lepetitjournal.com/bombay/actualites/nouvelle-abstention-inde-onu

Un rapprochement entre l’Union et l’Inde sur fond de guerre en Ukraine (Le Grand Continent, 26 avril 2022). https://legrandcontinent.eu/fr/2022/04/26/rapprochement-entre-ue-et-inde-sous-fond-de-guerre-en-ukraine/ 

Guerre en Ukraine : à Berlin, le Premier ministre indien Narendra Modi appelle au « dialogue » (France 24, 2 mai 2022). https://www.france24.com/fr/europe/20220502-guerre-en-ukraine-%C3%A0-berlin-le-premier-ministre-indien-narendra-modi-appelle-au-dialogue

India, France Voice ‘Serious Concern’ Over Ukraine Conflict, Call for Cessation of Hostilities (The Wire, 5 mai 2022). https://thewire.in/diplomacy/india-france-voice-serious-concern-over-ukraine-conflict-call-for-cessation-of-hostilities

Dictionnaire :

Larousse (s. d.). Irrédentisme. (​Dictionnaire en ligne, consulté le 25 avril 2022). www.larousse.fr/dictionnaires/francais/irr%C3%A9dentisme/44288

Conférences :

« L’Inde de Modi, deux ans après sa réélection triomphale, entre dérive illibérale et ralentissement économique » (Asialyst et INALCO, 12 avril 2021). www.youtube.com/watch?v=s_4b2a7yBTg&feature=youtu.be

« Guerre en Ukraine : quelles conséquences pour la Russie en Asie ? » (Asialyst et INALCO, 20 avril 2022). asialyst.com/fr/2022/04/21/podcast-guerre-ukraine-consequences-russie-asie/

Images :

Narendra Modi : India Today, 18 décembre 2021. https://www.indiatoday.in/india/video/pm-modi-arrives-in-shahjahanpur-to-launch-ganga-expressway-1889322-2021-12-18 

Joe Biden et Narendra Modi : The Times of India, 18 novembre 2020. https://timesofindia.indiatimes.com/india/biden-modi-call-signals-continuity-in-us-india-ties/articleshow/79286489.cms 

Narendra Modi et Vladimir Poutine : CGTN, 7 décembre 2021. https://news.cgtn.com/news/2021-12-07/Analyst-Putin-s-meetings-with-Modi-Biden-reflect-Moscow-s-priorities-15NWtVtwUSs/index.html 

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