La construction européenne est-elle démocratique ?

La construction européenne est-elle démocratique ?

Par Lisette Rivière   

Soixante-et-onze ans après la pose de la première pierre de l’édifice communautaire européen, les dissensions n’ont jamais été si fortes et successives. De la crise des dettes souveraines à la pandémie de coronavirus, l’Union européenne semble traversée,  ce que Jean-Claude Juncker qualifiait de “polycrise”, et paraît perdre pied face aux tentations de replis nationaux ou de montée de l’euroscepticisme. Les nombreuses dissensions entre Bruxelles, Budapest et Varsovie ont ainsi montré que les valeurs les plus fondamentales, telles que l’État de droit, ne suffisaient pas à maintenir l’unité politique. Le projet politique de l’Union apparaît d’autant plus contrarié que l’avènement d’une démocratie proprement européenne, portée par une communauté citoyenne supranationale, peine à voir le jour. 

Qu’entend-on ici par démocratie? La formule d’Abraham Lincoln nous en donne une première définition : un gouvernement “du peuple, par le peuple et pour le peuple”. “Du peuple”, car la décision politique s’adresse à lui. “Par le peuple”, car elle procède de la souveraineté populaire. “Pour le peuple”, car elle vise à sa prospérité. L’Union européenne incarne cette dernière dimension, mais semble laisser les deux premières au bon vouloir de ses États membres. En effet, la construction européenne semble avoir délaissé la question de la souveraineté populaire, remplacée par la légitimité experte de ses décideurs, et reposant sur une intégration économique aux exigences bien trop techniques pour concerner le citoyen européen. La réalisation d’une démocratie et d’un peuple européen se heurte également à la rigidité des nationalismes. Historiquement, la structuration des systèmes démocratiques s’est adossée à la construction de l’État moderne, nourrissant les identités nationales au travers d’institutions, de traditions et d’usages politiques propres à chaque pays. Construire une communauté politique européenne suppose ainsi de se défaire de tels cadres nationaux, points d’origine de la démocratie. 

Peut-on alors dire de l’histoire de la construction européenne qu’elle est démocratique ? L’histoire des institutions montre des conflits de légitimités politiques et la difficile mise en œuvre d’un cadre européen proprement démocratique (I). Face à la prédominance des identités nationales, les institutions peinent également à construire une communauté citoyenne supranationale (II). L’on s’appuiera ici sur une démarche socio-historique, mobilisant enquêtes, faits historiques et théories politiques, pour offrir une vision large et multidimensionnelle de la question. 

I. La construction européenne : entre communauté d’experts et parlementarisation bousculée 

    L’impératif de la paix continentale justifia une unification européenne urgente qui écarta la question démocratique (A). Tandis que la construction communautaire favorisa les figures de l’expert et de l’homme d’État (B), les fondations démocratiques fragiles du projet entraînèrent un faible parlementarisme (C).

A. Les pères fondateurs et l’idéal téléologique d’un mouvement naturel de démocratisation

L’européisme du début du XXème siècle parvenait difficilement à définir un projet européen proprement politique, et à la finalité démocratique. Dans l’entre-deux-guerres, les divers projets d’unification, entre union fédérale et coopération inter-gouvernementale, reflétaient les dissensions multiples entre souverainetés nationales. La proto-Europe n’affichait pas d’objectifs clairs quant à la représentation des peuples au sein de l’espace régional. Sans doute l’heure n’était-elle pas aux ambitions démocratiques : la jeune république de Weimar souffrait de son impopularité et de sa relation houleuse avec la France, qui voyait de son côté la IIIème République bousculée par les résurgences nationalistes en son sein. La réalité de la guerre avait poussé les États à revendiquer plus fortement les identités nationales, et l’idée d’un peuple européen apparaissait anti-patriotique. Le critère premier fédérant les ambitions européistes était le rapprochement franco-allemand, condition de la paix. Cet effort s’incarna en une concertation diplomatique et résolument inter-étatique. Aristide Briand et Gustav Stresemann oeuvrèrent aux accords de Locarno en 1925, insufflant un premier élan de paix et de solidarité en Europe, et initiant l’idée d’une union fédérale : 

« L’accord de Locarno que nous consacrons par nos signatures a ceci d’encourageant : il procède d’un autre esprit ; à l’esprit de précaution, de soupçon, se substitue l’esprit de solidarité. » (Aristide Briand)

    Le projet européen fut porté par une grande diversité de penseurs, des communistes aux souverainistes, qui apportèrent autant de nuances à l’idée pan-européenne. Cependant, la question démocratique restait marginale. Luigi Einaudi, “père des pères de l’Europe”, présentait l’intégration économique progressive et le transfert de la souveraineté étatique au niveau fédéral comme préalables à l’unification européenne. La construction européenne, devenue effective après la Seconde Guerre mondiale, fit triompher cette conception.

    L’élaboration et l’avènement de la Communauté européenne du charbon et de l’acier (CECA) en 1951 reprirent des thèmes similaires : c’est pour garantir la paix continentale que devaient s’entrechoquer les destins européens. La consécration d’une communauté politique naîtrait à partir du rapprochement économique des États membres et de la création d’institutions supranationales : une Haute Autorité pour le pouvoir exécutif, un Conseil des ministres pour les États, un Comité consultatif pour la société civile, une Cour de justice et une Assemblée commune. Les prérogatives contraignantes de cette dernière se limitaient à un pouvoir de censure de la Haute Autorité. 

L’importance relative de l’Assemblée ne manqua pas de susciter de nombreuses interrogations au sein des parlements nationaux, cependant favorables à la construction d’institutions supranationales. Le rapport de l’Assemblée commune “Le traité C.E.C.A. devant les parlements nationaux” de 1958 montre ainsi qu’en France, en Allemagne, en Italie et au Bénélux, les parlementaires (de gauche comme de droite) considéraient qu’il ne s’agissait “pas d’un vrai Parlement”, étant privé “des pouvoirs parlementaires essentiels”. Pour beaucoup, le caractère “non démocratique de la CECA” semblait incompatible avec les principes fondamentaux d’un ordre nouveau en Europe, notamment pour les franges fédéralistes des parlements. L’incompréhension fut d’autant plus grande que l’Assemblée consultative du Conseil de l’Europe paraissait être un meilleur exemple d’intégration parlementaire supranationale. On craignait alors l’avènement d’une “pseudo-démocratie”, par l’ostracisation des parlements nationaux et de la non réalisation d’une assemblée supranationale efficace. 

Les gouvernements assumèrent cette mise à l’écart institutionnelle du contrôle parlementaire, estimant que “la Communauté n’aurait pas disposé d’un pouvoir de décision suffisant au cours de la période de mise sur pied et de transition”. Le parlementarisme devenait alors une entrave à la bonne réalisation du projet communautaire. Ce processus traduisait-il une défiance envers les chambres représentatives ? La construction des institutions s’est traduite par une méthode résolument technocrate, liée aux domaines économiques que couvrait le traité. Ces réticences peuvent aussi s’expliquer par le constat a posteriori de l’impuissance des parlements à contenir l’éclatement du conflit mondial, entre fièvres totalitaires et attribution de pleins pouvoirs. Le peuple, perçu comme irresposable et irréfléchi, semblait incapable de participer, directement ou indirectement, à la construction européenne. Après-guerre, l’heure était aussi à la relativisation du pouvoir des assemblées. En Allemagne, la loi fondamentale de 1949 prévoyait une forte rationalisation du parlementarisme. En France, le régime d’assemblée de la IVème République fut durement éprouvé par les enjeux de la décolonisation et de la Guerre d’Indochine. Au cours des années 1940 et 1950, la figure de l’expert émergea de ces remises en questions, et elle a acquis  peu à peu sa légitimité politique. 

Mais pour les pères fondateurs, le projet européen portait néanmoins une forte dimension politique. Dans une vision qu’on peut qualifier de néo-fonctionnaliste, la structuration d’un ordre démocratique découle de l’intégration économique, condition première pour le développement d’une communauté politique supranationale. Ainsi, dans ses mémoires, Jean Monnet écrit : « les réalités elles-mêmes permettront de dégager l’union politique. L’idée est claire : l’Europe politique sera créée par les hommes, le moment venu, à partir des réalités ». Pour cet autre “père de l’Europe”, la structuration d’un ordre politique européen comporte des inconnues qui seront résolues en temps voulu :

“Je n’ai jamais douté que ce processus nous mène un jour à des États-Unis d’Europe, mais je ne cherche pas à en imaginer aujourd’hui le cadre politique, si imprécis sont les mots à propos desquels on se dispute : confédération ou fédération. ”

    Pour œuvrer au projet communautaire, les questions de la représentation politique et de la souveraineté populaire ont été délibérément écartées. Pour preuve, lors d’une conférence en décembre 1999, Jacques Delors, ancien président de la Commission européenne, définit à ce titre une construction à l’ “allure technocratique et progressant sous l’égide d’une sorte de despotisme doux et éclairé”. On pensait alors qu’un destin commun allait mener à l’auto-réalisation de la démocratie européenne, rappelant la conception kantienne d’une réalisation téléologique de la communauté européenne cosmopolite.

B. Institutionnalisation communautaire : les experts et les gouvernements au centre de la décision politique 

    La Haute Autorité puis la Commission européenne qui lui succéda à partir du traité de Rome furent, à bien des égards, le fer de lance de la construction communautaire. A partir de 1952, un collège de 9 membres, désignés par les gouvernements, fut chargé de mettre en œuvre l’ouverture du marché commun. Il disposa de différents services administratifs, composés d’experts des États membres. 

L’institution se démarqua ainsi par le profil résolument technicien de ses membres. Son premier président, Jean Monnet, fut par exemple banquier international avant de devenir haut fonctionnaire français. Son vice-président Franz Etzel fut avocat, le Français Léon Daum fut ingénieur des mines, le Néerlandais Dirk Spierenburg fut chargé des relations économiques du Pays-bas dans l’après-Guerre, etc. Le travail de la Haute Autorité, contrôlé par le Conseil des ministres, demeura néanmoins indépendant des gouvernements nationaux, respectant la supranationalité de l’institution. Dans l’impératif  du retour de la paix sur le continent, l’attribution du pouvoir à des figures d’experts correspondait à la structuration d’un conseil des « Sages », relativement contrôlé par l’Assemblée nationale. 

Les traités de Rome en 1957 et le traité de Fusion des exécutifs de 1965 vinrent cependant relativiser l’indépendance de la Haute Autorité. La première Commission Hallstein (1958-1967) conserva son importance, réalisant les objectifs politiques de la Communauté économique européenne. 

Le Plan Hallstein de 1965 illustra cette ambition : présenté devant le Parlement européen et non devant le conseil des ministres, ce plan entendait allouer des ressources financières propres à la Commission et pousser plus avant, l’unification politique. Les réticences gaulliennes provoquèrent la “crise de la chaise vide », où la France s’absenta des négociations européennes et bloqua le processus décisionnel, refusant que le principe de la décision à l’unanimité soit modifié. On vit, après cet évènement, la coopération interétatique reprendre les rênes de la construction européenne. Ce n’est qu’en 1985 avec la Commission Delors I, que l’institution retrouva son importance politique. Par une forte politique de cohésion, elle donna un nouveau souffle politique à la Communauté en engageant des solidarités sociale, économique et territoriale transfrontalières. De la Haute Autorité à la Commission européenne aujourd’hui, l’institution s’appuie donc historiquement sur la légitimité experte de ses membres, et sur son processus décisionnel original. Les séances sont confidentielles, soumises à la règle du “consensus négatif”, c’est-à-dire où toute décision sans opposition exprimée  est automatiquement adoptée. La Commission sort ainsi des cadres traditionnels et nationaux de la décision politique, ne s’appuyant sur la légitimité populaire que par la nomination des commissaires par des gouvernements démocratiquement élus. 

    Très impliqués dans la construction européenne, les États membres partagent aujourd’hui l’initiative politique avec la Commission. Dans la CECA, l’instance intergouvernementale du Conseil des ministres se chargeait de l’harmonisation de la politique européenne à l’échelle nationale et disposait d’un pouvoir de contrôle sur les domaines non exclusifs de la Haute Autorité. 

Face à l’influence grandissante de cette dernière et à la volonté d’élargir les compétences de la communauté, la question de la souveraineté des États se posa, en particulier, pour le Général de Gaulle : « se figurer qu’on peut bâtir quelque chose qui soit efficace pour l’action et qui soit approuvé par les peuples en dehors et au-dessus des États, c’est une chimère ». La question des intérêts souverains occulta ainsi rapidement le projet d’unification de la communauté politique, lors de la convocation du premier Sommet européen en février 1961, date à laquelle les États se saisirent de la question de la coopération politique.

Cette décennie vit émerger de nombreux débats sur la place de l’intergouvernementalisme, aboutissant à la crise de la chaise vide en 1965, résolue par le Protocole de Luxembourg qui garantissait en 1966, la tenue de négociations systématiques lorsque les intérêts étatiques étaient en jeu. Au fil de la construction européenne, ce qui devint en 1974 le Conseil européen prit une importance régulière et significative dans le processus décisionnaire et figea / cristallisera l’unification politique supranationale. Le Conseil fut progressivement doté d’une véritable légitimité politique, au travers de la représentation des nations. Le traité de Maastricht et son article 15 lui attribuèrent ainsi le rôle d’impulsions nécessaires au développement de l’Union. Il définit également les orientations politiques générales. L’avènement du principe de subsidiarité vint enfin renforcer la position intergouvernementale.

C. Parlement européen, représentation à deux vitesses

Comme vu précédemment, le projet européen originel limitait l’Assemblée commune à un rôle relativement restreint de contrôle et de consultation. Cette assemblée se composait de délégués des parlements nationaux. Elle devint le Parlement européen en 1962. Le traité de Rome chargea le Conseil de mettre en place le suffrage universel direct, qui se concrétisa en 1979, avec les premières élections européennes. Cet événement inaugura un processus d’accroissement des pouvoirs de l’Assemblée. En 1986, l’Acte Unique européen rendit possible un véto du Parlement sur les positions du Conseil, le traité de Maastricht prévoyant par la suite la codécision législative et l’approbation de la composition de la Commission, etc. Cependant, l’extension de ces prérogatives ne permit pas une montée en puissance significative du Parlement, qui se révéla être un institution « contrainte ». 

Le Parlement représente-t-il efficacement les européens ? Son mode de désignation, son organisation et ses missions sortent des schémas parlementaires traditionnels, posant le doute sur sa dimension représentative. Sur la question partisane, cette institution ne restitue pas les clivages habituels de ses homologues nationaux. S’y manifeste un parlementarisme de consensus, où l’action des élus est coordonnée d’un parti à l’autre, à tel point qu’entre 1979 et 2014 le PPE (Parti Populaire Européen) et le S&D (Socialists and Democrats) ont voté ensemble dans deux tiers des cas. Contrairement aux débats animés des parlements nationaux, les séances au Parlement sont très rationalisées, avec de faibles temps de parole et une grande préparation en amont des thèmes abordés, l’expertise de certains eurodéputés prévalant sur la proximité idéologique. Didier Georgakakis qualifie les élus européens de « bureaucrates élus” : l’absence de grands clivages et la préférence des eurodéputés pour la légitimité experte semblent découler de la nécessité, dans les années 1980, de s’unifier pour accroître les pouvoirs du Parlement. Le Parlement s’est ainsi construit comme une instance dépolitisée. A l’inverse, depuis les années 1990, les groupes les plus radicaux semblent s’opposer au projet européen, et sont les seuls à tenir une ligne idéologique clairement identifiée. L’extrême-droite est particulièrement proactive au sein de l’institution, malgré sa position minoritaire. 

Le Parlement est politiquement légitime en ce qu’il est l’institution qui représente le plus directement le peuple européen. Mais cette représentation est imparfaite. Les élections européennes se heurtent en effet depuis 1979 à un scrutin de listes nationales, où les situations politiques et les partis nationaux jouent un rôle d’intermédiaire, empêchant de concevoir le vote comme une entreprise super-étatique. La question des listes transnationales se pose plus tardivement que la constitution du Parlement. À partir de l’Acte Unique, plusieurs initiatives en faveur de telles listes gagnent la scène institutionnelle (par exemple le rapport Anastassopoulos de 1998), mais sont systématiquement refusées par le Parlement lui-même. La conception nationalisée des élections entraîne d’importantes distorsions de représentation entre Etats membres. 

Au fil des élargissements, la question de la représentation de petits États conduit à l’introduction d’une proportionnalité, dite dégressive, dans le traité de Lisbonne. L’attribution des sièges au Parlement devrait prendre en compte la population de chaque État mais ne pas excéder 96 sièges, de sort quee les citoyens des grands États soient proportionnellement moins représentés. Ainsi, tandis qu’un élu maltais représente 70 000 citoyens, un allemand en représente environ 900 000.

La construction du Parlement européen semble ainsi avoir eu des difficultés à doter l’institution d’attributions proprement parlementaires. L’initiative législative, entérinée dans les années 1990, ne semble pas avoir permis l’émergence d’un bloc parlementaire solide et influent. Concernant son pouvoir de censure de l’exécutif, qui fait pourtant la pertinence première et originelle de l’institution, le Parlement européen n’a initié que 9 motions, dont aucune n’a abouti. Celles-ci portaient par ailleurs davantage sur des vices de procédure que sur une réelle opposition politique à la Commission. 

La question du vote du budget, qui fait l’essence même des assemblées traditionnelles, est également sommaire puisque le Parlement se limite à approuver ou à repousser le cadre financier pluriannuel proposé par la Commission. 

La construction européenne dégage ainsi trois grandes légitimités, portant chacune un projet politique différent. L’une procédant du peuple (le Parlement), l’autre procédant des Etats souverains (le Conseil) et la troisième procédant de l’expertise de ses représentants (la Commission). Entre mise à l’écart originelle de la question de la représentativité, concurrence entre experts néo-fonctionnalistes et coopération intergouvernementale, et difficile influence du Parlement européen, le projet européen n’a pas permis de réaliser l’idéal d’une démocratie, et surtout, d’un demos européen, c’est-à-dire un peuple doté de mœurs relativement homogènes, aux représentations collectives communes. Les institutions apparaissent dépolitisées, donnant une impression de “policy without politics”, tandis que les institutions nationales se voient progressivement dépossédées de la discrétion de la décision (“politics without policy”). La fin du consensus permissif dans les années 1980 semble ainsi avoir révélé de nombreuses résistances populaires à la construction, et ce malgré l’effort de Jacques Delors de consacrer une “fédération des nations” en développant une Europe plus sociale et solidaire. 

II. Un frein structurel à l’idéal démocratique ?

La question de la démocratie n’est pas qu’une affaire institutionnelle. Elle suppose un effort identitaire et culturel séculaire, à l’image des nations formées au XIXème siècle. Montesquieu notait la nécessité d’avoir un peuple faisant “corps” pour construire une démocratie et porté par une constante “vertu civique”. L’une des grandes difficultés de la construction fut ainsi de créer le corps démocratique européen, composant avec les réalités protéiformes et les contradictions internes. L’Union est ainsi lésée par un déficit démocratique historiquement fort (A), qu’elle tenta de résoudre en construisant l’identité politique européenne (B), mais qui échoue partiellement à dépasser les identités nationales (C).

A. L’épreuve du déficit démocratique européen

La fin du consensus permissif incita l’Unie eEuropéenne à se réclamer de valeurs démocratiques à partir des années 1990. L’article 10 du traité de Maastricht stipule ainsi que “le fonctionnement de l’Union est fondé sur la démocratie représentative”. Le traité consacre également une forme de démocratie participative dans la décision politique européenne. Le “dialogue civil”, mis en place à l’article 11, rend possible les échanges publics entre institutions et citoyens. Il permet à un million d’entre eux d’exiger que la Commission se penche sur un sujet particulier. Toutefois à ce jour, cette initiative reste lettre morte. Malgré le développement permanent du projet européen, de telles mesures n’ont pas permis d’endiguer le déficit démocratique grandissant, comme le montre l’important taux d’abstention aux élections européennes.

Évolution de la participation électorale aux élections européennes (1979-2019)

La défiance démocratique est plus liée au déficit politique des institutions énoncé précédemment, qu’à l’échec des institutions à porter cette vocation démocratique. Un paradoxe apparaît alors : comme l’atteste l’enquête “European Values Studies” (menée depuis 1981, interrogeant les citoyens européens sur leur positionnement politique), les populations européennes semblent attachées aux valeurs démocratiques nationales, mais peinent à les transposer au niveau européen. Ceci vaut également dans des démocraties réputées “illibérales”. Cette enquête vient confirmer la difficulté de la construction européenne à façonner une démocratie supranationale, et pose la question de l’existence d’une identité européenne. 

L’évolution des valeurs par pays entre 1990 et 2017 (axes 1 et 2 d’une analyse en composantes principales)

Source : Galland, Olivier. « Les valeurs des Européens convergent-elles ? », Revue européenne des sciences sociales, vol. 59-2, no. 2, 2021, pp. 19-38. 

Les Européens et la démocratie

Source : Galland, Olivier. « Les valeurs des Européens convergent-elles ? », Revue européenne des sciences sociales, vol. 59-2, no. 2, 2021, pp. 19-38. 

B. La difficile construction du mythe européen 

Porté par des impératifs nationaux et des idéaux politiques, le modèle des démocraties européennes modernes s’est construit dans une logique historique et symbolique. A l’inverse, on peut voir la construction européenne comme un processus pragmatique, qui s’est toujours adapté aux circonstances de son temps sans s’attacher à des principes intemporels. L’idée initiale d’une unification politique naturelle et téléologique a en effet rencontré de nombreux obstacles, de la faible participation politique à l’évènement rétrograde du Brexit. Pourtant, le débat autour des valeurs européennes est bien présent dans les institutions. En 1951, l’identification à des valeurs communes fut une tâche relativement aisée, car elle répondait à une triple menace : 1/ rupture de la paix continentale après-guerre, 2/ expansion soviétique à l’est et 3/ impérialisme américain à l’ouest. L’installation de la paix, puis la fin de la Guerre froide, rendirent obsolète ce triptyque d’identification à des valeurs communes et laissèrent un vide dans la légitimation symbolique des institutions. 

A partir des années 1980, de nombreux efforts furent faits pour créer une identité commune. En 1984, le Parthénon d’Athènes devint un symbole de la démocratie européenne. Les Journées européennes du patrimoine (ouverture au public de monuments habituellement fermés au public) furent créées en 1991, conjointement par l’Union européenne et le Conseil de l’Europe, promouvant des symboles communs. Néanmoins, cette symbolique rencontra une limite : l’identité européenne ne fit que s’accoler à des patrimoines nationaux déjà existants, sans les transcender. 

Intégrant des États marqués par des décennies de présence soviétique, les élargissements successifs aux pays d’Europe centrale compliquèrent encore l’édification d’un roman supranational. Face à cette diversification culturelle, les chaires Jean Monnet créées en 1980 permirent de dégager des symboles communs autour des Pères fondateurs. Cependant, les cadres nationaux interférèrent dans cette identification commune, chaque pays reconnaissant son fondateur et négligeant les autres : la France connaît Monnet mais néglige Adenauer ou Spinelli. 

Comme dans tous conflits mémoriels, les traumatismes européens sont présents : honte ou culpabilité face aux génocides, à la colonisation, au fascisme…Cette part sombre est constitutive du mythe européen, et semble obstruer une mémoire collective plus victorieuse. La construction du roman supranational par la recherche historique, centrée les souffrances passées du continent ne semble alors pas suffir pour fédérer le(s) peuple(s), et nous rappelle les propos d’Ernest Renan sur l’oubli et le mythe national : « L’oubli, et je dirais même l’erreur historique, sont un facteur essentiel de la création d’une nation, et c’est ainsi que le progrès des études historiques est souvent pour la nationalité un danger.» 

La difficile structuration d’une politique symbolique et mémorielle commune apparaît ainsi comme un frein à l’idée d’un peuple européen en tant que “demos”. La diffusion de ces valeurs a toujours été catalysée par les États, formant un intermédiaire se réappropriant inévitablement ces thèmes, et empêchant l’avènement d’une identité européenne transcendante. L’Union peut-elle cependant reproduire la mystification d’un peuple à l’image des nations du XIXème siècle, foncièrement ancré dans les transformations politiques et sociales de l’époque ? A l’heure du désenchantement et de la crise de l’imaginaire, est-il possible de fonder un idéal démocratique solide ? Peut-être la conception de l’identité européenne est-elle trop dépendante de ces cadres historiques nationaux.

C. La construction d’une identité européenne fédérale ? 

Si l’on conçoit l’Europe comme celle des souverainetés partagées dans un espace politique supranational, telle que prônée par le philosophe Jürgen Habermas, alors la construction européenne montre qu’elle peut fonder une identité commune qui diffère des modèles identitaires nationaux. 

Habermas parle ainsi de “patriotisme constitutionnel” fondé sur une appartenance éthique, politique et juridique, et non plus éthnique ou culturelle. Les institutions portent en elles ces principes : la valeur constitutionnelle de la démocratie est consacrée sous Maastricht, la correspondance aux critères d’État de droit est un critère nécessaire à l’adhésion à l’Union, et la Cour de justice a impulsé de nombreuses innovations politiques fondées sur des valeurs constitutionnelles. L’Arrêt Defrenne de 1976 consacre par exemple l’égalité entre hommes et femmes comme principe général du droit communautaire. L’arrêt van Gend en Loos de 1963 offre quant à lui la possibilité pour le ciotyens européens de s’appuyer sur les Traités pour faire valoir leurs droits.

Mais tandis que la construction européenne a répondu à l’enjeu de la mondialisation de l’économie, elle a peiné face à la mondialisation de la démocratie, la laissant prisonnière des cadres nationaux sans pouvoir s’en défaire. L’exemple de la Commission Hallstein est édifiant : quand le projet européen dépassait les cadres purement techniques et économiques, souhaitant approfondir la dimension supranationale des institutions, il se heurta aux Etats, menacés dans leurs intérêts existentiels. La souveraineté étatique s’est vue de plus en plus pénétrée par le cadre européen dans de multiples domaines, des politiques sociales à la politique étrangère, sans être accompagnée d’un transfert de la souveraineté populaire, pourtant source de toute décision démocratique . L’Union européenne exerçant de plus en plus de compétences nécessitant une légitimité populaire, elle pourrait légitimement procéder du peuple et non plus des Etats. 

L’Union européenne peut également s’appuyer sur d’autres ressources symboliques qui lui permettraient de résoudre le problème des identités nationales. Les démocraties européennes, dites consociatives, notamment le Pays-Bas, sont un exemple de formation d’identité politique fondées sur l’association de communautés culturellement opposées autour de valeurs consensuelles. Un tel modèle permet de relativiser l’idée d’une appartenance identitaire fondée sur un bloc culturel et historique impénétrable. 

Certains auteurs, dont le politiste Paul Magnette, considèrent qu’il est possible de penser l’identité européenne à l’image du fédéralisme américain. Une démocratie multi-niveaux acceptant la double représentation des Etats et des citoyens, faisant corps tout en prenant acte de ses divisions internes. Par ailleurs, l’avènement de la société civile européenne au travers du lobbying, jouant un rôle majeur dans la décision politique institutionnelle, peut être perçue comme une pratique démocratique non conventionnelle, où des groupes d’individus ou personnes morales viennent manifester directement leurs intérêts. En ce sens, l’Union européenne semble avoir construit un socle institutionnel suffisant pour approfondir sa dimension démocratique. Mais les Etats membres seraient-ils prêts à une telle transition ? 

La question de la démocratie européenne porte ainsi une dimension protéiforme. Si la vision d’une Union démocratique n’est pas la priorité de la construction européenne, elle n’en est jamais absente. La présence d’une assemblée permanente, l’impératif de légitimer l’action européenne par l’expertise ou la représentation nationale, ou encore la volonté d’ancrer les institutions dans un processus historique qui justifie leur existence, montre la constante nécessité de donner une raison démocratique à l’Union. Mais cette ambition ne s’est jamais réalisée de manière concrète et entière. Les concurrences entre niveaux national et supranational, et l’importance de l’expert ? comme figure de la construction, semblent avoir empêché à différentes étapes la concrétisation d’une Europe agissant pour son peuple et procédant directement de celui-ci. 

Par ailleurs, le peuple ne semble pas non plus avoir répondu à cette ambition démocratique. Cet échec semble dû à la difficile constitution d’une identité supranationale, largement dépendante des schèmes nationaux. Est-ce à dire que l’Union, par son essence, ne peut dépasser ces limites ? Bien qu’elle porte en elle le potentiel de cette démocratie, l’importance grandissante des Etats, à mesure que la polycrise écorche les institutions, est un frein puissant et difficile à desserrer. 

“Mais nous ne sommes qu’au milieu du gué. Nous avons quitté le rivage de la vieille Europe minée par ses guerres civiles et menacée de perdre toute influence pour tenter d’accoster à l’autre rivage, celui d’une Europe puissante et généreuse à la fois, exemplaire dans ses modes internes d’organisation et de relation. Et le monde quant à lui s’est éloigné du rivage de l’après-guerre pour aller, d’une manière chaotique, vers le rivage du village planète, produit de la globalisation. Notre ambition demeure donc de dire définitivement non au déclin spirituel comme matériel et de retrouver la bonne boussole, le véritable sens de l’activité humaine.”

Jacques Delors, 7 décembre 1999.

Lisette Rivière

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