Entretien avec Luis, étudiant colombien et réfugié politique en France.
Nous recevons Luis, étudiant dans une université parisienne. Nous avons décidé de garantir son anonymat, pour préserver sa sécurité et celle de sa famille en Colombie. Etudiant en droit, il participe à des recherches sur les violations des droits de l’homme, notamment sur l’affaire dite des « faux positifs ». Luis nous raconte son vécu de soldat et nous éclaire sur cette affaire.
« Faux positifs » ? Chaque unité de l’armée colombienne communique à sa hiérarchie le nombre de combattant ennemi tué, un « positif » correspond à un guérillero tué. L’affaire des « faux positifs » fait référence à une série de scandales ayant éclatés en 2008 suite à des exécutions extrajudiciaires et des assassinats de civils déguisés en guérilleros par l’armée. Les affaires ont mis la lumière sur les dérives d’une « body count mentalities » (mentalité du décompte des corps) qui consiste à se baser sur le seul nombre d’ennemi tué comme indicateur de résultat pour des opérations militaires. Des systèmes de récompenses ont été mis en place qui attribuaient des primes et des permissions pour chaque guérillero tué.
Classe Internationale : Bonjour Luis, tu es étudiant en droit à Paris et réfugié politique colombien, que peux-tu nous dire sur ton expérience personnelle et sur cette affaire des « faux-positifs » ?
Luis : Je viens de Colombie, je suis issu d’une famille pauvre. Ma vie avant le service militaire est la vie de n’importe quel jeune dans une favela en Colombie : une éducation pas très bonne, très peu de connaissances, même pas sur le conflit. Je savais qu’il y avait une guerre mais je ne savais pas pourquoi, qui en sont les acteurs … Je me suis engagé à l’armée –le service militaire est obligatoire en Colombie ndlr – quand j’avais 18 ans, c’était après mon bac. Le service a duré 2 ans car à ce moment-là Uribe a sorti un décret disant que tous les jeunes indépendamment de leur statut, bachelier ou pas, devaient servir l’armée deux années au lieu d’une seule. Je suis donc parti à l’armée et crois-moi j’y suis allé tranquillement, je voulais savoir comment ça se passait, aller à l’aventure en somme comme n’importe quel garçon. Une fois dedans, j’ai vu les nombreuses violations aux droits de l’homme. C’est là que j’ai connu les affaires des « faux positifs », avant je ne savais même pas que ça existait. J’ai commencé à connaître le modus operandi de l’armée : un groupe de soldats avait pour tâche de recruter des gens pour les tuer. Ils partaient dans des quartiers pauvres et proposaient des petits boulots (sécurité, travail dans les champs…) et comme les gens étaient pauvres ils disaient oui immédiatement. Ils les amenaient dans la campagne et leur donnaient des uniformes guérilleros et les tuaient. Le groupe de soldat simulait un combat, une véritable mise en scène avec des appels radio et des faux échanges de tirs. Des ONG ont tout de suite dénoncé cette situation car des gens disparaissaient alors qu’ils n’avaient pas de liens avec les guérilleros, leurs familles pouvaient témoigner. Les militaires ont alors commencé à tuer des gens plus marginaux, sans familles, des sans abris…
Le scandale a éclaté en 2008 après les révélations sur Sohacha un petit village près de Bogotá où 19 garçons ont disparus, ils ont été retrouvés dans une fosse comme des guérilleros morts au combat. Les mères de ses enfants se sont mobilisées, expliquant qu’il était impossible que leurs enfants soient des guérilleros, et le gouvernement a été forcé de reconnaître que c’était une erreur de l’armée. Cependant ils l’ont fait passer pour un cas isolé, alors que c’était une pratique généralisée. C’est à partir de là que l’opinion publique a commencé à apprendre l’existence de ces « faux positifs ». La médiatisation de ce scandale a eu pour conséquence la démission de hauts-gradés dont des généraux très puissants en Colombie.
C I : As-tu été témoin direct d’une affaire de « faux positifs » ?
Luis : Oui mais je n’y ai jamais participé. Il y avait un groupe très expérimenté pour ce genre d’opération, c’était secret, les gens ne le savaient pas. Pour chaque mort au combat le commandant de bataillon donnait 5 jours de permission. J’ai connu des pelotons qui partaient en vacances de début de novembre à janvier. Tu t’imagines combien de gens ils ont tués ?
C I : C’était des groupes militaires ou paramilitaire impliqués dans ces assassinats ?
Luis : C’était des militaires, ce ne sont pas des cas isolés, mon bataillon, de la Quarta Brigada, est celui qui a donné le plus de « résultats » dans l’armée colombienne. Mais le peloton était divisé en escouades et je ne faisais pas partie de celle en charge des « faux positifs ».
C I : Quand as-tu connu l’existence de ces « faux positifs » ?
Luis : Un jour vers 17h, j’étais dans un restaurant à San Luís et un guérillero est arrivé avec son fusil, il voulait être démobilisé. Il était très bien habillé, très propre sur lui, avec un M16, c’était surement un commandant d’un petit groupe de FARC. On a reçu le commandant et parlé avec lui, on lui a dit qu’on allait l’amener au village à la police et faire le procès de démobilisation. Le lendemain, un pick-up est arrivé en ville avec le corps de ce commandant, j’ai entendu dire qu’il y avait eu un combat la veille, un combat simulé, ils l’ont tué. C’est à ce moment que j’ai compris ce qu’était les « faux positifs ».
C I : Comment en es-tu venu à faire des recherches sur les « faux positifs » ?
Luis : Il y a eu une opération pour appuyer un peloton en difficulté dans la jungle. Nous sommes arrivés dans un champ de mines, un frère d’armes a eu sa jambe arrachée, j’ai été blessé. J’ai passé un mois à l’hôpital puis j’ai été assigné à des tâches administratives. Dans ce bureau, j’étais l’assistant d’un haut-gradé, je m’occupais de classer tous les documents du bataillons, et là j’ai eu accès à des informations où j’ai pu constater des irrégularités type : les violations des droits de l’homme, les vols d’argents et de munitions. Par exemple, quand on simule un combat, on inscrit dans le rapport le nombre de munitions utilisées, les chiffres étaient exagérés. Où allaient toutes ces munitions déclarées et non utilisées ? Le réapprovisionnement était énorme. La plupart de ces munitions étaient en fait revendues aux paramilitaires et parfois même aux FARC.
C I : Tu nous as présenté un document de l’armée spécifiant les récompenses données au soldat en fonction de leur butin de guerre, l’as-tu trouvé lorsque tu étais dans ces bureaux ?
Luis : Non c’est grâce à une ONG et Wikileaks que j’ai eu accès à ce document. Mais j’ai trouvé d’autres documents intéressants comme une analyse des renseignements en amont des opérations. Le rapport indiquait le nom de gens dans des villages, des paysans souvent proche de la gauche. Par exemple, un commerçant qui tenait une épicerie dans laquelle venaient des guérilleros pour acheter de la nourriture. Cet épicier a été inscrit au bilan des guérilleros exécutés alors qu’aucune preuve ne démontrait son implication dans la guérilla. J’ai vu des cas semblables avec des syndicalistes et des étudiants.
C I : A la fin de ton service, après avoir constaté ces « anomalies », as-tu poursuivi tes recherches?
Luis : J’ai pris pas mal de copies de documents de l’armée, -ce qui est interdit et puni de 8 ans d’emprisonnement ndlr. J’ai fait des études de droit dans une université publique et j’ai participé à un projet de cartographie du conflit. Le but était de croiser les informations des ONG sur les citoyens morts et les résultats opérationnels de l’armée. Dans une région par exemple il y avait trois personnes disparues, à l’époque on s’est rendu compte qu’il y avait eu un combat dans cette région où trois personnes ont été tuées et cela coïncidait avec la disparition de ces trois hommes.
C I : As-tu encore ces cartes ?
Luis : Non, non, on nous les a volées ! Les services de renseignement ont volé mon ordinateur, mes clés USB, mais j’ai gardé quelques documents que j’avais caché dans une autre maison. La perquisition s’est déroulée pendant la nuit, en mon absence, elle était évidemment illégale, je n’ai pas de preuves directes de l’implication des agents du renseignement mais j’ai reconnu leur modus operandi. Cette perquisition a fait suite à une réunion qui a eu lieu deux jours avant.
C I : Quel était l’objet de cette réunion ?
Luis : On a fait des réunions avec des représentants des Nations Unies pour les droits de l’homme, des représentants de l’ambassade des Etats-Unis et des membres des ONG. Pourquoi les Etats-Unis ? Parce que ce sont les principaux alliés du gouvernement colombien dans la lutte contre la guérilla. Le Congrès américain a exigé que chaque unité de l’armée colombienne qui viole les droits de l’homme ait ses financements supprimés. Deux jours après ces réunions, donc, il y a eu la perquisition. Je ne pense pas que cela ait un rapport direct, mais je pense qu’il est possible qu’il y ait eu des fuites à ces réunions. J’étais alors en quatrième année de droit en Colombie.
C I : Après cette perquisition as-tu continué ?
Luis : Oui, on a continué avec les informations qui nous restaient. On a reçu des menaces par mails, on faisait l’objet de filatures, à la sortie de la fac, partout, je reconnaissais les véhicules de l’armée par leur plaque d’immatriculation. Nos recherches ont continué jusqu’au moment où ils ont assassiné mon ami et collègue de recherche. On ne peut pas dire que c’était l’armée, mais bon, il n’avait de problème avec personne, c’était bizarre. C’était en 2011 et j’ai compris que je devais me cacher, je ne dormais jamais dans la même maison, je ne rentrais jamais chez moi. A ce moment-là, ma famille est partie aussi. Après m’être caché pendant 6 mois grâce à une ONG, j’ai réussi à obtenir une invitation pour un cours de droit international humanitaire en Italie et c’est comme ça que j’ai eu mon billet pour l’Europe. Je suis parti en octobre 2011 de Colombie, en novembre j’ai atterri en France et en juin 2012 j’ai eu mes papiers de réfugié politique.
C I : Continues-tu à faire des recherches en France ?
Luis : Oui, je travaille toujours, mais de façon indirecte car j’ai toujours peur pour ma famille et je me concentre sur mes études. Mon objectif est de valider ma licence pour pouvoir faire ce travail plus sereinement. Si je peux travailler dans une ONG reconnue ou dans le milieu académique, ce serait plus facile pour moi, que de m’engager en tant que militant des droits de l’homme.
C I : Envisages-tu de retourner en Colombie ?
Luis : Pas pour le moment, j’ai peur.
C I : Y-a-t-il des procédures judiciaires en cours contre toi ?
Luis : Nous ne sommes pas sûrs car ce sont des procédures secrètes du ressort des services du renseignement militaire. Je ne peux être au courant que si je rentre en Colombie et qu’ils m’arrêtent…
C I : La situation s’est-elle améliorée en Colombie ces dernières années ?
Luis : En Colombie la situation s’est globalement améliorée, mais lorsque l’on touche à des sujets sensibles (droit de l’homme, conflit…) c’est toujours dangereux.
C I : Pourtant les négociations de paix de la Havane constituent un sérieux espoir pour l’avenir de la Colombie, que penses-tu de ces négociations ?
Luis : Le principal obstacle à la paix, c’est l’absence de réconciliation. La Colombie n’a pas du tout travaillé sur cela. Il existe un clivage très, très fort entre la gauche et la droite, non seulement au niveau politique mais aussi au niveau social. Par exemple, plusieurs sondages sur le processus de paix montrent que pour beaucoup de Colombiens, on ne doit pas négocier avec les terroristes, alors que c’est à mon avis la seule solution. On ne peut pas arriver à la paix sans dialogue, il faut que toute la société colombienne s’engage dans celui-ci. A ceux qui disent qu’il ne faut pas négocier avec les terroristes, je veux leur dire que tout le monde a fait des choses horribles, il ne s’agit pas d’oublier mais de se réconcilier. Le principal problème est aussi l’absence de la société civile dans les processus de paix. Maintenant c’est vrai, il y a des représentants mais ce sont principalement des ONG. C’est insuffisant, tous les Colombiens doivent prendre part d’une manière ou d’une autre à ce processus. Ce manque d’implication de tous s’explique par la méconnaissance de l’histoire. A l’école on ne parle pas du tout du conflit, des FARC, de l’Assemblée constituante de 1991, du narcotrafic, ni de l’UP rien, rien, nada. [Pour en savoir plus sur l’histoire de la Colombie]
Autre problème : le narcotrafic ne va pas se résoudre avec les négociations de paix. Les grands producteurs de coca sont les FARC, à mon avis il y aura une mutation des FARC vers des bandes criminelles narcotrafiquantes. Tant que la demande est là, il y aura toujours un producteur. Sachant que la production mondiale de coca est concentrée dans les Andes – en Bolivie, en Colombie et au Pérou -, et que la demande de cocaïne aux Etats-Unis et en Europe est toujours en augmentation, la culture de la coca ne va pas disparaître du jour au lendemain.
C I : A ce propos, penses-tu que la légalisation serait un moyen efficace de combattre le narcotrafic ?
Luis : Pour moi, bien sûr que la légalisation est la solution. L’unique façon d’arrêter ces sources de financements est que l’Etat s’en occupe, du moins pour une consommation traditionnelle de la coca –la coca est consommée, mastiquée par les communautés indigènes, ce produit n’est pas de la cocaïne ndlr-. Même si tu l’interdit, il y aura toujours quelqu’un pour la produire ou la consommer. Il faut un changement de mentalité par rapport à ce sujet. Il suffit de regarder les bénéfices que pourrait retirer l’Etat en légalisant, on pourrait ainsi couper les sources de financements des groupes armés. Tout cet argent mis dans la répression pourrait être mis dans la prévention, le développement d’infrastructures, des projets sociaux pour les besoins fondamentaux des gens. Mais il est trop tôt pour parler de ça, il faut un réel changement de culture, de mentalité. Ça fait 40 ans que l’on lutte contre le narcotrafic, on a même l’allié le plus puissant au monde et pourtant on n’a toujours pas de résultats.
C I : Considères-tu Santos comme « le garant des négociations », comment juges-tu son action ?
Luis : Je pense que c’est un personnage très bizarre, mais aujourd’hui il me convient davantage qu’Uribe, c’est un moindre mal, c’est l’effet « vote utile » des dernières élections. Quel sont les intérêts de Santos ? Il vient d’une famille très riche, ce sont des propriétaires terriens, ils ont aussi beaucoup d’entreprises, ils gèrent une partie de la presse dont l’hebdomadaire le plus lu du pays, la Revista Semana. Il a une conception capitaliste de la politique, il faut attirer les investisseurs étrangers et pour cela il faut un contexte favorable, c’est-à-dire la paix.
C I : As-tu quelque chose à rajouter en guise de conclusion ?
Luis : A Paris, j’ai rencontré un ex-FARC et un ex-AUC (paramilitaire). Le fait d’avoir trois personnes issues des trois principaux acteurs du conflit (guérilla, paramilitaire, armée régulière) assis autour d’une même table était quelque chose d’intéressant. Nous avons discuté du conflit, de ce qui l’entretient, du rôle des groupes économiques légaux comme illégaux qui veulent la poursuite de la guerre car ils en tirent profit. Ce conflit perdure parce qu’il s’inscrit dans un cadre continental, la Colombie produit la drogue qui est consommée aux Etats-Unis et les Américains vendent les armes avec lesquelles se battent les Colombiens. Pendant que certains s’enrichissent, ce sont toujours les mêmes qui payent, les gens du commun, des jeunes comme moi et les deux autres avec qui je discutais. On est venu à cette conclusion : ceux qui souhaitent le conflit, qui s’en nourrissent, ne sont jamais ceux qui le font.
Propos recueillis par Nicolas Sauvain et Benjamin Zeitoun
● Pour en savoir plus sur les « falsos positivos« , consulter en anglais The National Security Archive de l’Université George Washington et ses documents déclassifié de la CIA, du Congrès américain et de l’armée colombienne.
● Pour en savoir plus sur les récents scandales impliquant des haut-gradés de l’armée colombienne, lire cet article en français sur rfi.com.
● Pour se tenir informer des dernières informations relatives aux affaires des « falsos positivos« , consulter le site en espagnol d’El Tiempo.
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