Haïti : se laver les mains et les essuyer par terre

Haïti : se laver les mains et les essuyer par terre

D’une ampleur rare, à peu près équivalente au tsunami de décembre 2004 mais concentré sur une seule zone, le séisme d’Haïti a marqué les esprits. Il a de surcroît entraîné une réponse inédite en faisant de l’ île des Caraïbes la première république des ONG. Près de deux ans plus tard, plus d’un demi-million de personnes continuent pourtant à vivre dans des camps de fortune, et la Croix Rouge parle toujours d’ « urgence humanitaire permanente ». Retour sur une gestion de crise qui met en question l’aide humanitaire.

Le 12 janvier 2010, Haïti est frappé par un séisme de magnitude 7 dont l’épicentre se situait 13 kilomètres sous la surface de la Terre. 250.000 personnes trouvent la mort, 1,5 million de personnes se retrouvent sans abris et 2 millions sont déplacés, pour une population totale de 10 millions d’habitants. A Port-au-Prince, la capitale, on estime que 3 des 4 millions d’habitants sont sinistrés…

Si ce sont les populations elles-mêmes qui ont été les premiers acteurs de la réponse, la communauté internationale met rapidement en place une machine de secours gigantesque. Un déluge sans précédent d’argent, de matériel et de sauveteurs déferle alors sur le pays, désormais placé sous perfusion internationale. Alors qu’en 1980 on ne recensait qu’une quarantaine d’ONG internationales s’occupant des réfugiés cambodgiens à la frontière thaïlandaise, que dix ans plus tard elles étaient environ 250 à opérer durant la guerre de Yougoslavie, qu’en 2004, l’Afghanistan en dénombrait 2 500 sur le terrain, en Haïti ce n’est pas moins de 10 000 ONG qui seraient actuellement présentes !

Un rappel essentiel et indéniable : cette aide a été une véritable bénédiction pour les victimes encore prisonnières des gravats, comme pour les centaines de milliers de déplacés et de sans-abris. L’urgence fut prise en main, et l’action a permis de sauver des milliers de vies. C’est pourquoi, lorsque l’on aborde la question de la gestion de crise en Haïti, il s’agit de discuter de la forme, et non du fond.

Goulots d’étranglement

Dans la forme, l’afflux massif de matériel acheminé par une multitude d’ONG très hétérogènes a rapidement provoqué l’apparition de « goulots d’étranglements », qui ont soulevé des problématiques de coordination et d’identification des zones à secourir. Il s’agissait alors de se pencher sur la question du leadership et de la coordination, ainsi que sur la mise à contribution des populations et autorités locales, les plus aptes à organiser l’action sur le terrain.

La coordination s’est mise en place sous la forme, imposée par la réforme humanitaire des Nations unies, des clusters ou coordination sectorielle. Des clusters qui, selon François Grünewald, directeur du groupe Urgence-Réhabilitation-Développement (URD) « se sont très vite retrouvés confrontés à des ONG très diverses, de taille et de niveaux de professionnalisme très inégaux. Il a fallu gérer des dizaines de réunions avec plus de 200 participants. Le système s’est engorgé. »

Quant à l’appropriation locale, les Haïtiens ont souvent ressenti que leurs propres initiatives, y compris pour l’évaluation des besoins, les recensements ou l’analyse des dégâts, ont été largement ignorées. Ceci a contribué à rendre la réponse moins pertinente et efficace, car les agences d’aide se sont ainsi privées d’un accès à des sources importantes d’information indispensables à un bon ciblage, et donc a une action efficace.

« Mise sous tutelle totale »

Il faut également prendre en compte l’absence de structure étatique apte à prendre en main la situation, le tremblement de terre ayant détruit une grande partie des institutions du pays. Structures qui avaient déjà bien du mal à assurer leur rôle avant la catastrophe, comme en atteste la présence depuis 2004 de la Mission de Nations Unies pour la Stabilité en Haïti (MINUSTAH).

Or, c’est bien cette difficulté de coordination et cette absence d’Etat qui explique en partie pourquoi le gigantesque déploiement de moyens financiers et matériels, au lieu d’aboutir au « renouveau » tant espéré, a entraîné une véritable mise sous tutelle internationale.

Déjà, moins de dix jours après la catastrophe, un observateur, Harold Isaac de Radio Kiskeya, écrivait : « Devant la vacance institutionnelle actuelle, force est de conclure que la communauté internationale va vraisemblablement présider à nos destinées de manière beaucoup plus directe qu’auparavant. Cette situation offre un rendez-vous historique qu’il ne faudrait pas laisser passer. Cette coopération est une occasion exceptionnelle de mobilisation de toutes les forces vives et de toutes les compétences d’origine ou d’affinité haïtiennes, tant de l’intérieur que de l’extérieur du pays. Une union qui pourrait constituer une alternative fiable au pouvoir actuel. S’il en est autrement, nous filons tout droit vers une mise sous tutelle totale. Et nous n’aurons même plus le loisir de nous prononcer sur nos propres destinées. Allons-nous rater ce train ? »

« Un État corrompu est en train d’être remplacé par des organisations peu transparentes »

Effectivement, le train semble avoir été « raté ». Six mois après le séisme seul 2% des 5,4 milliards de dollars promis pour les deux premières années suivant la catastrophe avaient été versés, et la coopération entre les acteurs humanitaires et le gouvernement ne trouvait toujours pas ses marques.

Un an après la catastrophe, alors que près d’1 million de personnes continuait de vivre dans des camps dont Refugees International estimait que 70 % n’étaient pas supervisés correctement par la communauté internationale, l’hebdomadaire de Port-au-Prince Le nouvelliste écrivait : « Ce sentiment de gâchis extraordinaire que nous éprouvons un an après le séisme est bien le résultat de cet affrontement entre l’Etat haïtien, la société civile haïtienne et le secteur privé haïtien, qui ne disposent pas de beaucoup d’argent pour des actions sur le terrain, et les ONG, qui en reçoivent beaucoup mais n’ont aucun plan d’ensemble, ne sont astreintes à aucune supervision haïtienne, ne participent à aucune intégration dans un projet haïtien de reconstruction. Ce modèle sans nom ni base théorique qui se met en place en Haïti est unique au monde. »

Les nombreuses ONG présentes sur le terrain se sont ainsi souvent vu reprocher leur manque de coordination et de transparence. Ainsi un rapport américain du Disaster Accountability Project sur les activités des ONG en Haïti fait état d’un manque de transparence dans leur mode de gestion. Très peu d’informations, a noté le rapport, sont disponibles sur la manière dont les ONG ont dépensé les millions de dollars collectés aux États-Unis après le séisme. Seules 38 des 196 ONG considérées dans le cadre dudit rapport ont rempli le questionnaire qui leur a été soumis. Ces 38 ONG ont collecté 1,4 milliard de dollars, dont environ la moitié n’est pas encore engagée. Seules cinq ont accepté de répondre à la question sur les intérêts que la somme collectée leur rapporte en la plaçant à la banque : 1,8 million de dollars. Et le directeur du Nouvelliste, par ailleurs président de l’association nationale des médias haïtiens, d’ajouter : « Ce que je sais comme directeur d’un média, c’est qu’il y a un désert d’information quant au fonctionnement des ONG en Haïti et que rien ne les oblige à prendre leurs responsabilités ni à rendre des comptes. Selon la loi du 14 septembre 1989 en vigueur, les ONG doivent soumettre un rapport d’activité annuel à l’Etat haïtien. Seules 19 d’entre elles ont respecté cette exigence légale pour l’exercice fiscal 2009-2010. Voilà qu’un État réputé corrompu est en train d’être remplacé par des organisations peu transparentes… Cela n’augure rien de bon ».

Questions de forme pour problèmes de fond

Enfin, l’aide pourrait avoir davantage contribué à affaiblir les institutions et l’économie nationales qu’à reconstruire le pays sur des bases saines. Ainsi, avec leur budget infini et généreux, les ONG médicales ont mis en place un système de soins de qualité, gratuit, et ont débauché sans restriction les cadres qui faisaient marcher le secteur. Personne ne peut déplorer que des professionnels de la santé aient trouvé du travail et reçu de meilleurs salaires pendant que les hôpitaux n’étaient plus que décombres, ni que les malades reçoivent des soins gratuitement. Mais que se passe-t-il quant une autre urgence appellera les ONG ailleurs ?

« Un jour, on fera le bilan des milliards dépensés en Haïti », estime le directeur du quotidien Le Nouvelliste qui s’interroge : « Aura-t-on le courage de souligner tout ce qui se fait jusqu’à présent dans des programmes sans lendemain ? Acceptera-t-on de comparer les budgets, les moyens et les résultats ? » Et de conclure : « Le développement doit être durable et les objectifs du millénaire auxquels Haïti a souscrit doivent fonder la philosophie de l’action de ceux qui nous aident. Il faut un schéma directeur et que les différentes actions s’y inscrivent, sinon, comme on dit chez nous, ce sera lavé men siyé atè. » (Se laver les mains et les essuyer par terre).

Le manque de coordination, la mise à l’écart des acteurs et des institutions locaux, le manque de transparence et de vision à long terme, ont ainsi fait dire à certains qu’Haïti a été une victime exemplaire, expiatoire, des bons sentiments de la communauté internationale. Nombreux sont ceux qui pensent que les haïtiens ont désormais plus besoin d’entreprises que d’une « colonisation  par les ONG ». C’est pourquoi l’annonce par un groupe textile sud coréen de la création d’une zone industrielle qui pourrait recruter 20.000 employés a été accueillie avec enthousiasme, soulevant le paradoxe selon lequel ce seront peut-être les entreprises privées, sans états d’âme ni mauvaise conscience coloniale, qui apporteront enfin des solutions durables.

L’aide humanitaire internationale a permis de parer au plus urgent et d’amorcer la reconstruction, elle fut indispensable. Cependant les problèmes de formes soulèvent également quelques questions de fond : celle de l’impact de l’action humanitaire sur la gouvernance lorsque certaines ONG ont un budget équivalent voir supérieur à celui de l’Etat et que celui-ci, souvent défaillant ou en passe de l’être, est mis à l’écart de la gestion de crise. De manière plus large encore, c’est la professionnalisation de l’aide humanitaire qui est interrogé, et notamment la distance croissante avec les populations locales, comme l’érosion de l’idéalisme et de l’humanisme qui sont au fondement de cette activité.

Hugo Alvarez

ClasseInternationale

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