Conférence de Jean-Pierre Chevènement : Europe, la montée des périls
Jean-Pierre Chevènement a été plusieurs fois ministre dans les années 1980 et 1990, et candidat à l’élection présidentielle de 2002. Il a été sénateur du Territoire de Belfort, après avoir été longtemps maire de sa ville natale.
Cofondateur du Parti socialiste et fondateur du Mouvement des citoyens, il est président d’honneur du MRC du 26 janvier 2003 au 22 juin 2008. Devenu président effectif de ce parti, il est à nouveau président d’honneur depuis le27 juin 2010. Il est également président de la Fondation Res Publica, signataire de « Gauche avenir » et vice- président du RDSE.
Avant d’aborder les périls montant en Europe, Jean-Pierre Chevènement s’attarde sur le nom de l’association à l’origine de l’événement, Critique de la Raison Européenne. Manifestant son intérêt pour la démarche qui anime l’association, il interroge jusqu’à la pertinence de la terminologie : « Avant d’entreprendre une critique de la raison européenne, peut-on seulement parler de raison européenne ? »
A défaut d’une raison européenne pleinement constituée, JPC fait le constat à regret d’une Union Européenne guidée par une raison néo-libérale plutôt que par une raison qui lui est propre et qui serait le reflet de son cheminement. Il poursuit le raisonnement en rappelant que les Français ont marqué de leur sceau le tournant néo-libéral des années 70 . Jacques Delors plébiscite alors la politique des forts taux d’intérêt menée par Reagan aux États-Unis, suivi par Mme Thatcher.
Alors l’Europe n’a-t-elle pas été sacrifiée au néo-libéralisme ? L’acte unique de 1986 est une consécration de la tendance de dérégulation pourtant déjà à l’œuvre, fait pour séduire Mme Thatcher, ce dont Delors ne s’est jamais défendu. La mise en place du serpent monétaire européen fait courir une parité pourtant insoutenable des monnaies européennes par rapport au Deutschmark, ce qui contraint Valéry Giscard d’Estaing à mener une dévaluation de près de 40 % par rapport à ce même mark. Le tournant de 1983 s’est fait contre l’avis intime de François Mitterrand. Le SME initialement condamné par les socialistes fut finalement adoubé par eux une fois au pouvoir.
Aussi JPC réaffirme qu’une solidarité croissante entre les peuples européens est souhaitable, mais encore faut-il savoir sur quelles bases la penser. L’Europe telle que nous la connaissons fut formulée par Jean Monnet, mais l’idéal recouvert par le concept d’Europe a déjà été agité par Sully ou Kant…
On justifie régulièrement l’Europe par la paix dont elle est synonyme. Or la paix sur le continent s’est faite par la bombe H. C’est l’équilibre de la terreur induite par l’ère atomique qui a garanti la paix, pas la construction européenne. C’est le souvenir comme toujours reconstruit des deux Guerres Mondiales qui a conduit à l’idéalisation de la construction européenne en attribuant la responsabilité de ces cataclysmes aux nations.
Or il ne faut pas oublier que l’Europe en 1945 est à bout de souffle et ne peut en aucun cas se battre. Le projet européen se construit sous ombrelle américaine, d’abord par la mise en commun des ressources essentielles de la reconstruction dans la Communauté Européenne du Charbon et de l’Acier (CECA) , établie par le traité de Paris signé en 1951. Dans une Europe marquée par la crainte du péril soviétique, l’Allemagne fait office de première ligne face aux démocraties populaires, d’où un réarmement cependant privé des armes de catégories A, B et C.
Jean-Pierre Chevènement identifie ensuite les périls qui menacent l’Europe aujourd’hui : La monnaie unique, la crise ukrainienne et le terrorisme djihadiste.
L’idée d’une Europe monétaire était dans les tuyaux depuis longtemps (cf SME et accords Giscard-Schmidt) mais entre en crise en 1992. La France veut absolument coller au Mark pour avoir une monnaie forte, ce que JPC résume comme une tentative de « chiper le Mark à l’Allemagne ». L’objectif d’une monnaie forte est affirmé depuis si longtemps par nos élites qu’il semble être devenu un mythe. Le groupe de travail Delors se met alors en place en 1985 pour travailler à l’élaboration de l’acte unique. Otto Pöhl (alors président de la Bundesbank) attire d’ailleurs l’attention sur le fait que Delors récolte les lauriers d’un projet dont il a fournit le plus gros des efforts. C’est tout à fait fondé puisque la BCE ce n’est jamais qu’une Bundesbank européenne, qui doit absolument être indépendante mais n’a qu’un but : lutter contre l’inflation, en aucun cas stimuler l’économie. La période 1998-1999 est un moment particulier puisque c’est la politique du dollar fort donc mécaniquement un euro plus faible, ce qui favorise la croissance en Europe par la facilitation des exports. Les 3 années fastes de 1998 à 2001 amène des pays d’un niveau bien moindre à bénéficier artificiellement d’une monnaie forte, ce qui engendre la création d’une bulle financière. Des pays comme l’Espagne font de l’Euro un ensemble très hétérogène, ce que JPC décrit comme « un défaut congénital », les niveaux de vie variant de 1 à 6 au sein de la zone euro. On contrevient alors totalement au modèle de Zone Monétaire Optimale théorisé par Mundell. On pensait que l’Euro serait la panacée qui permettrait de faire converger les pays vers une monnaie forte mais c’est le contraire qui se passe, le modèle n’étant pas adapté.
La Grèce est aujourd’hui tenante d’une dette de 320 milliards d’euros, détenue à 80 % par des Etats. Ces prêts ont été permis par le canal de l’Euro. JPC expose ce qu’il pense comme la seule solution à cette situation d’endettement : une monnaie qui vaudrait pour les échanges internationaux mais qui subirait une pondération selon le modèle de chaque économie et qui vaudrait dans l’ordre interne. On s’inscrirait alors dans la filiation de ce qui se faisait avant mais avec une finalité différente, passant alors d’une monnaie unique à une monnaie commune. JPC alerte ainsi en affirmant que « le SME fait planer sur l’Europe telle qu’elle a été pensée jusqu’à présent une menace pour l’avenir ».
Il y a sur le plan économique des problèmes très graves. On fait peser sur des économies très différentes des règles pensées par l’ordo rigorisme allemand. Ce qui donne des résultats catastrophiques. La production industrielle française est 16 % en dessous de ce qu’elle était en 2007. Il n’y a qu’en Allemagne que la richesse par tête a légèrement progressé.
Monsieur Chevènement ne manque pas d’assortir sa critique de la monnaie unique d’une réflexion plus générale sur le fonctionnement de l’Union, soulignant le manque de clarté du système politique européen :
-Le parlement n’a pas de possibilité d’amendement
-Le parlement n’est qu’une juxtaposition de 28 peuples européens sans qu’il y ait de peuple européen
-Le commission européenne est composée de responsables non élus.
La crise ukrainienne est à penser dans le contexte qui a vu la création du pays : Le grand marchandage, la situation de profond désordre qui a suivi l’éclatement de l’URSS en 1991. Zbigniew Brzezinski affirme qu’ «il faut pour empêcher la Russie d’être une grande puissance soustraire l’Ukraine à son influence». L’Ukraine n’est pas parvenue à se stabiliser depuis son indépendance, passant de partis en oligarques alors que la Russie est parvenue à se stabiliser sous la poigne de fer de Vladimir Poutine.
Deux solutions semblent s’offrir aux Ukrainiens : la Rada vote la loi de décentralisation et on parvient à trouver un fragile équilibre qui semble à l’heure actuelle la meilleure solution, autrement, le pays continue de se déchirer sous les bannières respectivement pro-russes et pro-européennes. D’autre part il faut garder à l’esprit que l’Ukraine est un pays fragile couvert de dettes et tiraillé sur la voie de développement à suivre.
JPC souligne la choix binaire stupide qui a été opposé aux protagonistes : Vous êtes soit pro-russe soit pro-européen. La situation d’imbrication entre l’Ukraine et la Russie est trop importante pour que la crise Ukrainienne ne soit réduite à un paradigme si simpliste. Les liens sont si étroits historiquement et culturellement qu’il ne peut être balayé d’un revers de manche. D’autre part l’étroitesse de ces liens se traduit économiquement, tant par l’acheminement des hydrocarbures russes que la situation de libre-échange qui avait cours jusque là entre les deux pays.
Pour finir, monsieur Chevènement ne fait qu’une allusion (par manque de temps) au terrorisme djihadiste, en prenant la peine d’insister sur le « piège tendu par le djihadisme, celui de la confrontation ». Monsieur le ministre souhaite là encore qu’un recul soit pris par rapport à ce qui nous est présenté comme la seule préhension possible de la situation. Il faut sortir de la logique de confrontation dans laquelle veut nous entraîner Daesh et les autres organisations terroristes. La situation désastreuse en Irak et en Syrie est naturellement à mettre en relation avec la politique menée par les Occidentaux dans cette région depuis des décennies, marquée par l’ingérence ; mais il est nécessaire aujourd’hui de repenser cette politique pour éviter une confrontation.
Lors de la partie réservée aux questions, JPC est interpellé sur l’Europe de la défense et sur sa foi en ce projet. Il répond en reprenant aux origines de la construction européenne pour mettre en lumière les faiblesses structurelles d’un tel projet. Il faut selon lui penser l’Europe comme une confédération, une entité politique qui se défend par et surtout pour elle-même, qui décide de prendre une orientation géopolitique qui lui est propre. Or c’est là que l’Europe révèle sa faiblesse puisque nous sommes sur le terrain géopolitique totalement à la remorque des États-Unis. JPC met ensuite en opposition le nombre de soldats morts pour l’Europe et le nombre de soldats morts pour la France. Un rapide calcul permet de mettre en lumière l’attachement des Européens à l’idée d’une défense nationale. Au-delà de l’arithmétique c’est surtout une question de conscience et d’appartenance : lequel des soldats envoyés par l’Europe en Yougoslavie a eu conscience de mourir pour l’Europe ?
Autre faiblesse et plus matérielle celle-là, la tendance à la baisse des dépenses Européennes en matière de défense (Il cite la Grande-Bretagne, la France et l’Allemagne qui investissent 1,5 % de leur PIB dans le domaine).
Thomas Simon
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