Depuis près de deux mois, l’Argentine vit au rythme des révélations liées à l’affaire Nisman. Le décès suspect du procureur Alberto Nisman, retrouvé mort le 18 janvier dans un appartement du quartier de Puerto Madero à Buenos Aires, est au cœur d’un scandale politique qui provoque des crispations dans une société argentine très polarisée.
Cette affaire comporte tous les éléments d’un roman d’espionnage : accusations visant le plus haut niveau de l’Etat argentin, les soupçons sur le suicide d’un procureur, un attentat vieux de vingt ans toujours non élucidé, l’implication des services secrets nationaux comme étrangers et des enjeux de pouvoir mêlés à des ambitions personnelles dans un pays à la veille d’échéances électorales capitales.
Comprendre ladite « affaire Nisman » (caso Nisman) nécessite une bonne dose de connaissance de la vie politique argentine, de l’histoire du pays, des enjeux régionaux et internationaux. Un véritable casse-tête pour les profanes mais également pour les Argentins. En effet, que l’on soit lecteur des quotidiens Pagina 12 (« pro-K ») ou Clarín (« anti-K »)[1], les événements prennent un sens sensiblement différent.
Le procureur Nisman s’est-il suicidé ?
Si dans un premier temps la thèse du suicide a été avancée, celle-ci ne convainc plus grand monde. La Présidente Cristina Fernández de Kirchner (CFK) a d’abord soutenu la théorie du suicide avant de la mettre en doute, toujours via Twitter, son moyen de communication préféré. Si la procureure en charge du dossier Nisman, Viviana Fein, n’écarte aucune hypothèse, une enquête indépendante diligentée par la famille d’Alberto Nisman a récemment conclu à un meurtre. Plusieurs éléments font penser que le procureur a été assassiné : tout d’abord l’absence de comportement suicidaire pour un homme aux ambitions importantes, l’utilisation d’une arme empruntée plutôt que son arme personnelle et la position « inconfortable » dans laquelle se trouvait Nisman au moment du supposé suicide.
Surtout, le procureur Nisman est mort la veille d’une audition à la Chambre des députés au cours de laquelle il devait étayer des accusations rendues publiques quelques semaines plus tôt. Quatre jours avant sa mort, à la télévision le procureur a nommément accusé la Présidente et son entourage dont le ministre des Affaires étrangères Hector Timerman d’obstruction dans le cadre de l’enquête de l’affaire AMIA.
L’affaire AMIA : un mystère vieux de 21 ans.
Alberto Nisman était depuis 2004 le procureur en charge de l’enquête sur l’attentat du 18 juillet 1994 ayant détruit le bâtiment de l’AMIA (Association Mutuelle Israélo-Argentine) un centre culturel juif à Buenos Aires. Les commanditaires de cet attentat, l’un des plus meurtriers de l’histoire argentine ayant causé la mort de 85 personnes, restent inconnus et les familles des victimes attendent toujours 21 ans après que les responsables soient retrouvés et jugés. L’affaire AMIA constitue un véritable fiasco judiciaire. Le premier procureur en charge de l’enquête Jorge Galeano a été destitué et accusé d’obstruction, le second a été retrouvé mort 10 ans après sa nomination sans avoir pu résoudre l’enquête. Entre temps plusieurs pistes ont été avancées. La dernière en date est la piste iranienne, celle-ci met en cause des officiels iraniens qui auraient été protégés par l’administration Kirchner en échange d’accords économiques avantageux entre les deux pays.
En l’absence de faits clairement établis, on en vient maintenant aux interprétations diamétralement différentes des « pro-» et « anti-K ».
Le point de vue « Anti-K » : un scandale qui doit signer la fin du kirchnérisme.
La mort du procureur Nisman, la veille de son audition devant la Chambre des députés, n’est pas un hasard, la Casa Rosada aux abois serait derrière l’assassinat. Rien de plus logique : le Gouvernement aurait cherché par tous les moyens à faire taire ce procureur menaçant, comme le prouverait la déclaration d’un journaliste pro-K, la veille de la mort de Nisman, disant que “le procureur n’ira[it] pas au Congrès”. De plus, selon les « anti-K », un faisceau d’éléments suspects étaieraient la thèse d’un complot ourdi par le pouvoir. Le « mystère des mallettes » désigne le fait qu’un homme serait sorti du bâtiment après l’arrivée de la police avec trois mallettes, supposément remplies de documents compromettant pour le pouvoir. Enfin, la politique pro-iranienne des Kirchner appuierait l’idée que le Gouvernement aurait obtenu des avantages en échange de la protection des officiels iraniens.
Le point de vue « Pro-K » : une tentative de déstabilisation orchestrée depuis l’étranger.
Pour les partisans du Gouvernement, cette affaire est une entreprise partisane visant à décrédibiliser la Présidente en vue d’empêcher l’élection probable d’un kirchnériste à la présidence en octobre 2015. Selon les partisans de CFK, l’accusation de Nisman ne comporte aucune preuve tangible de la supposée compromission de la Présidence avec l’Iran. Cette « piste iranienne » aurait été montée de toutes pièces par les services secrets étasuniens et israéliens. L’objectif serait pour les États-Unis de déstabiliser deux régimes hostiles. Il s’agirait d’imputer à l’Iran un acte terroriste pour en (re)faire un État paria et dans le même temps de précipiter la fin du kirchnérisme en Argentine afin de favoriser l’accession au pouvoir d’un gouvernement davantage en accord avec ses intérêts. En ce qui concerne la mort de Nisman, les « pro-K » avancent l’idée que le procureur aurait été victime d’une lutte interne aux services secrets argentins. Ils avancent comme preuves les multiples tentatives du procureur de joindre par téléphone Jaime Stiuso, un membre très influent du SIDE (Secretaria de Inteligencia de Estado). Stiuso aurait cherché à se venger de la Présidence qui l’a démis de ses fonctions en décembre dernier lors d’une réorganisation des services secrets, en menant Nisman sur une fausse piste.
… Alors qui dit vrai ?
Ces deux versions ont un point commun : il n’y a pas de coïncidences et la mort de Nisman est un assassinat, le résultat d’une lutte féroce pour le pouvoir. Ils partagent également un constat : cet assassinat politico-mafieux pose la question de la situation de l’État de droit en Argentine. Ces deux éléments sont les seules certitudes que l’on peut tirer de cette affaire.
En lisant chacun des argumentaires des « pro » et « anti-K », on observe des faiblesses.
Les dénonciations des « anti-K » souffrent de l’absence de preuves réelles et privilégient une couverture sensationnaliste des événements qui voit dans chaque faits et gestes quelque chose de « louche », « raro / bizarre » afin d’en faire un élément à charge. Cette lecture des événements incarne le déficit abyssal de confiance de l’opposition envers un pouvoir qui les méprise.
De leur côté, la défense des « pro-K » semble manichéenne, chaque doute porté sur l’honnêteté du Gouvernement est qualifié de haute-trahison et chaque opposant est un golpista[2] en puissance. Ce type de réaction est caractéristique des gouvernements de gauche latino-américains, on le retrouve dans le Venezuela chaviste par exemple. Si ces réflexes nationalistes peuvent être sur-joués afin de servir habilement les intérêts du pouvoir en place, cette paranoïa s’explique aussi par l’histoire de ces pays pour lesquels les coups d’État ne datent pas du 18 Brumaire et pour qui l’ingérence américaine n’est pas une fable.
Choisis ton camp !
Ces raccourcis sont les reflets d’une scène politique extrêmement clivée. La « troisième voie » est invisible dans un paysage médiatique profondément divisé entre « pro » et « anti » pouvoir. Cette mentalité du « choisis ton camp » ne date pas des Kirchner au pouvoir depuis 2003 mais est une constante dans l’histoire argentine contemporaine. On peut remonter aux origines de l’histoire du pays en citant la lutte féroce entre les unitaristes et les fédéralistes ou encore à Hipólito Yrigoyen (1916-1922 ; 1928-1930) premier président élu au suffrage universel direct qui a cristallisé autour de lui les personalistas et antipersonalistas. Une profonde ligne de fracture apparaît sous les mandats de Juan Domingo Perón (1946-1955 ; 1973-1974), fondateur du mouvement justicialiste aussi connu sous le nom de péronisme. Les Kirchner se veulent les héritiers de Perón et le kirchnérisme comme nouveau péronisme utilise les mêmes ressorts patriotiques et clivants : il y a ceux qui sont « avec » le peuple et ceux qui sont « contre » lui. Comme lors de l’élection de Perón en 1946 le slogan était « Braden ou Perón »[3], CFK rejoue le scénario : « Nisman ou Cristina », Nisman étant vu ici comme l’agent des Etats-Unis.
La proximité de Nisman avec les États-Unis est connue depuis 2011. Les révélations de Wikileaks ont rendu public et détaillé les visites régulières du procureur au consulat américain pour discuter de l’affaire AMIA. Les câbles diplomatiques montrent bien le fait que les États-Unis ont mené Nisman vers la piste iranienne quand celui-ci avançait une piste syrienne. Ces éléments relus à la lumière des évènements récents constituent un pilier de l’argumentaire « pro-K ». Pas une ligne n’y a été consacrée dans le journal Clarín (« anti-K »), ceci est emblématique du traitement partial et partiel de l’information en Argentine.
Résoudre l’affaire Nisman, mission impossible ?
Il est donc difficile de se faire une idée objective sur l’affaire Nisman tant les avis sont tranchés et les informations soigneusement sélectionnées par chacun des camps. Cependant une chose est sûre, lorsque des journaux étrangers reprennent simplement le fait que la Présidente argentine ait été accusée de tel crime comme si cela suffisait à démontrer sa culpabilité sans engager davantage de recherches, cela s’apparente à de la désinformation.
Il faudra certainement plusieurs années d’apaisement et surtout d’enquêtes impartiales pour que cette affaire soit plus lisible. A l’heure actuelle, vu le degré de polarisation et les échéances électorales de l’année 2015 (régionales, législatives et présidentielles), il est fort peu probable que cette affaire s’éclaircisse. D’ici là, les familles des victimes de l’attentat de l’AMIA attendent toujours que justice soit rendue. Elles risquent malheureusement d’attendre encore longtemps.
De l’épisode judiciaire à la compétition électorale, manif et contre-manif : « 18F vs 1M ».
L’affaire Nisman est devenue une affaire politique. Le 18 février, la « marche du silence » en l’honneur du procureur défunt a réuni plusieurs dizaines de milliers d’Argentins entre le Congrès et la Casa Rosada (le palais présidentiel). Sous une pluie battante se sont retrouvés pêle-mêle des syndicats des juges, des membres des familles de victimes de l’AMIA, des associations juives, des opposants au Gouvernement, des nostalgiques de la dictature militaire et de simples citoyens. La marche s’est déroulée sans incidents majeurs et la consigne interdisant tout insigne indiquant une récupération politique a été globalement respectée. Cependant les « pro-K » y ont plus vu un défilé contre la Présidence qu’une marche de recueillement et ont dénoncé un mélange des genres insensé que de voir défiler ensemble des personnes aux opinions politiques très divergentes. Quelques jours après la marche du 18F, CFK a prononcé un discours virulent dénonçant un « Parti judiciaire » qui fomenterait un coup d’État; certains haut-représentants des institutions judiciaires argentines ont vivement condamné ces accusations qui remettent en cause la séparation des pouvoirs.
Le 26 février, le juge fédéral Daniel Rafecas a rejeté l’accusation portée contre la présidence par le procureur Pollicita (successeur de Nisman), faute de preuves tangibles. Malgré un appel de cette décision, les « pro-K » galvanisé par cette victoire judiciaire ont appelé à une marche de soutien le 1er mars.
Le 1er mars marquait la rentrée parlementaire en Argentine et il s’agissait du dernier discours de politique générale de CFK devant le Congrès en tant que Présidente[4]. La marche du 1M plus qu’une réponse à celle du 18F était l’occasion pour les kirchnéristes de réaliser une démonstration de force en vue des élections à venir et de célébrer leur amour envers leur présidente.
En cette année électorale majeure chaque nouvelle information concernant l’affaire Nisman risque bien de faire l’objet de récupération politique. Il y a fort à parier que quelque soit l’issue de l’enquête, chacune des parties en viendra à contester les conclusions qui ne vont pas dans son sens, cela au mépris du droit à la vérité pour les familles des victimes des l’AMIA comme pour celle de Nisman.
Nicolas Sauvain.
[1] Les « pro-K » sont les partisans des Kirchner et les « anti-K » leurs opposants. La famille Kirchner domine la politique argentine depuis 2003 avec l’élection à la présidence de Néstor Kirchner puis celle de sa femme Cristina Fernández de Kirchner en 2007, réélue en 2011. Pagina 12 est le quotidien invariablement du côté du pouvoir actuel, Clarín est le journal d’une opposition systématique aux Kirchner. En termes de tirages Clarín est de loin le quotidien le plus populaire avec plusieurs centaines de milliers d’exemplaires vendus par jour, ce qui en fait l’un des quotidiens les plus lu d’Amérique du Sud. Pagina 12 est un quotidien plus récent, marqué au centre-gauche et se trouve en troisième position en termes de tirages derrière La Nación l’autre grand quotidien conservateur.
[2] De Golpe de Estado, coup d’Etat en espagnol.
[3] Spruille Braden était l’ambassadeur des Etats-Unis en Argentine en 1945, incarnation de l’interventionnisme américain dans son « arrière-cour » latino-américaine, il a tenté en vain d’empêcher l’élection de Perón. Ce slogan nationaliste invitait sans nuance les Argentins à choisir entre la « Patrie » et « l’Etranger ». CFK a également repris ce slogan lors du bras de fer entre son gouvernement et les « fonds vautours » incarnés par le juge fédéral américain ayant statué en faveur des fonds vautours, Thomas P. Griesga.
[4] La Constitution argentine limite à deux le nombre de mandats présidentiels consécutifs, CFK âgée de 62 ans a été élu deux fois en 2007 et en 2011. Son dauphin n’a pas encore été désigné.
Difficile d’expliquer simplement ce sac de noeuds. Un vrai polar digne de John Le Carré.
Pour en avoir parlé autour de moi, ici, les gens sont blasés. Comme pour l’affaire de l’AMIA, ils sont conscients qu’ils ne connaîtront sûrement jamais la vérité.