Jared Diamond, Effondrement, 2005
Pour faire écho aux enjeux climatiques de notre temps, Classe Internationale vous propose de s’intéresser à l’étude de Jared Diamond sur les causes de l’effondrement de grandes civilisations
Biographie de l’auteur et présentation de l’œuvre
Jared Diamond naît à Boston, au Massachussetts, en 1937. Ses deux parents sont des juifs européens ayant fui les pogroms russes dans les années 1900. Son père, Louis Diamond, est un réputé chercheur en pédiatrie, et sa mère, Flora Kaplan, est enseignante, linguiste, et pianiste. M. Diamond naît donc dans une famille au fort capital culturel, et qui est proche de ses racines européennes. Élève brillant et éclectique, M. Diamond s’intéresse à la fois au piano, aux sciences dures et aux sciences sociales. Ces multiples centres d’intérêt inspireront grandement son œuvre, et, notamment, Effondrement. En 1958, il obtient ainsi un Bachelor of Arts d’anthropologie et d’histoire, et, en 1961, un Doctorate of Philosophy en physiologie et biophysique des membranes de la vésicule biliaire, au Trinity College de l’Université de Cambridge en Angleterre. En 1969, M. Diamond devient professeur de médecine à l’Université de Californie à Los Angeles (U.C.L.A.), ville dans laquelle il vit toujours et qui inspire également une partie de ses travaux sur l’écologie. Parallèlement, il se penche sur l’ornithologie et les questions d’écologie. Dans ce cadre, il réalise plusieurs voyages en Nouvelle-Guinée (en Papouasie indonésienne et néo-guinéenne). Il change alors peu à peu de spécialité pour devenir, au milieu des années 1980, professeur d’histoire de l’environnement et de géographie à l’U.C.L.A., poste qu’il occupe toujours.
Tout au long de sa carrière, M. Diamond s’est efforcé de croiser les disciplines et de les vulgariser à travers la publication de nombreux ouvrages accessibles et qui sont devenus des succès en librairie. Citons Le Troisième Chimpanzé. Essai sur l’évolution et l’avenir de l’animal humain (description de l’évolution de l’animal homme depuis sept millions d’années, 1991), De l’inégalité parmi les sociétés. Essai sur l’homme et l’environnement dans l’histoire (pourquoi la géographie et l’écologie de l’Europe ont favorisé un temps sa domination du monde, 1997), Pourquoi l’amour est un plaisir. L’Évolution de la sexualité humaine (évolutions et spécificités humaines de la sexualité, 1997), ou, qui nous intéresse en particulier, Effondrement. Comment les sociétés décident de leur disparition ou de leur survie. Ce livre est publié en 2005 sous le titre original de Collapse: How Societies Choose to Fail or Succeed, et est traduit en français peu de temps après, en 2006. M. Diamond a alors 69 ans, et est un scientifique reconnu et respecté. Comme les précédents, cet ouvrage est marqué par la polymathie. Pour démontrer ses affirmations, l’auteur convoque en effet l’histoire, l’économie politique, le management, la sociologie, l’étude des mœurs, mais aussi la biologie, la géologie, la paléontologie, la climatologie…
Citations englobantes et révélatrices de l’œuvre
« Nombre de nos problèmes sont plus ou moins similaires à ceux qui ont provoqué la chute (…) de la société viking du Groenland, voir à ceux que de nombreuses autres sociétés anciennes ont cherché à résoudre. Certaines de ces sociétés anciennes ont échoué (comme les Vikings du Groenland), d’autres ont réussi (comme les Japonais ou les habitants de Tikopia). Le passé est pour nous une riche banque de données dans laquelle nous pouvons puiser pour nous instruire, si nous voulons continuer à aller de l’avant. » (« Introduction », page 18)
« Si le Montana était une île coupée du monde, comme l’était l’île de Pâques dans l’océan Pacifique avant que n’arrivent les Européens, son économie actuelle, qui est celle d’un pays développé, se serait déjà effondrée — en admettant même qu’une économie aurait été possible. » (1)
« La disparition de la société viking du Groenland est souvent présentée comme un « mystère ». Ce n’est que partiellement vrai (…). Seules les raisons immédiates demeurent partiellement mystérieuses ; les raisons ultimes, elles, sont connues. On retrouve là les cinq ensembles de facteurs que nous avons déjà développés : l’impact des Vikings sur l’environnement, les changements climatiques, la moindre fréquence de contacts amicaux avec la Norvège, la multiplication des contacts hostiles avec les Inuits et l’attitude conservatrice qui fut celle des Vikings. » (2)
« Des sociétés peu nombreuses et occupant une petite île ou un petit territoire peuvent pratiquer une gestion par le bas des problèmes environnementaux. C’est-à-dire que tous les habitants œuvrent ensemble à la résolution des problèmes qui leur sont spécifiques : chacun (…) sais qu’il sera affecté par les événements qui se produisent en tout point et partage une identité et des intérêts communs avec les autres habitants. […] L’approche contraire des problèmes environnementaux est celle qu’on appellera gestion par le haut, qui conviendra à une société nombreuse et dotée d’une organisation politique centralisée » (3)
« Si le développement des problèmes liés à l’environnement en Australie, comme dans le reste du monde, s’accélère de façon exponentielle, on peut espérer qu’il en aille de même pour le souci dont l’opinion fait montre pour l’environnement et les mesures privées et publiques à prendre. Lequel de ces deux coursiers franchira le premier la ligne d’arrivée ? Nombre de lecteurs de ce livre sont assez jeunes pour vivre l’arrivée de la course. » (« L’Australie “minière” », page 646)
« (…) nous ne sommes pas accablés par des problèmes insolubles. Nous sommes face à de grands risques, mais même les plus graves n’échappent pas à tout contrôle, comme le serait une possible collision avec un astéroïde de la taille de celui qui frappe la Terre tous les cent millions d’années environ. Ces risques, nous les créons nous-mêmes. Notre avenir est ouvert, il est entre nos mains. Plutôt que de nouvelles technologies, pour résoudre nos problèmes il nous faut de la volonté politique pour appliquer les solutions qui existent déjà. » (« Le monde est un polder : qu’est-ce que cela implique pour nous aujourd’hui ? », page 788)
Résumé des thèses
Le prologue pose les bases de l’analyse théorique du livre. M. Diamond cherche à analyser les causes des échecs du passé, ayant parfois conduit à l’effondrement de sociétés entières, dans l’objectif, in fine, d’alerter les hommes que de tels cataclysme sont possibles, mais qu’ils sont évitables par la non-reproduction d’erreurs passées, ou, au contraire, par l’imitation de solutions imaginées le long des siècles face à des problèmes identiques aux nôtres. Selon l’auteur, cinq facteurs combinables sont à l’origine de l’effondrement de certaines sociétés : la dégradation environnementale, les changements climatiques, la confrontation avec des voisins hostiles, la réduction des liens avec les partenaires commerciaux, et l’incapacité à apporter des réponses aux problèmes en raison du conservatisme social. Dans la première partie du livre, description du Montana, État pourtant relativement préservé écologiquement, M. Diamond démontre que de tels facteurs sont pourtant potentiellement présents. De tous, c’est la dégradation environnementale qui est le plus déterminant ; elle prend huit formes : la déforestation, bouleversant la faune et la flore ; la réduction de la qualité des sols ; la mauvaise gestion de l’eau ; la chasse, ou la pêche, excessives ; l’introduction d’espèces allogènes nuisibles aux autochtones ; la pression démographique trop forte par rapport aux ressources ; et l’impact humain sur l’habitat. Toutefois, systématiquement, c’est la combinaison de plusieurs de ces cinq facteurs qui est cause de l’effondrement. C’est ce que s’attelle à prouver M. Diamond dans la deuxième et plus conséquente partie du livre, « L’effondrement des sociétés du passé ».
Diamond analyse les causes de l’effondrement de cinq sociétés du passé, non selon une approche chronologique ou géographique, mais par ordre croissant de facteurs (parmi les cinq précédemment cités) ayant concouru à leur destruction. Puis, dans un second temps, il constate que certaines sociétés anciennes confrontées à des problèmes similaires ont su s’adapter et survivre, que ce soit « par le bas », ou « par le haut ».
Suivant les cinq facteurs de base, M. Diamond constate que les habitants de l’île de Pâques ont presque disparu en raison d’une déforestation totale aux fins de transporter leurs énormes statues de pierre, qui entraîna des bouleversements écologiques en cascade, divisant par dix la population qui sombra alors dans des guerres civiles. Les Polynésiens des îles Pitcairn ont eux aussi bouleversé leur environnement, mais ont par ailleurs perdu progressivement tout contact avec des îles environnantes où de petites colonies qui ont périclité ont cessé de fournir des ressources alimentaires complémentaires et des matières premières. Les Amérindiens anasazis se sont eux effondrés en raison des bouleversements qu’ils ont fait subir à leur environnement, ainsi qu’à d’importants changements climatiques (forte et longue sécheresse), qui, combinés, ont dépassé en vitesse leur degré d’adaptation. Les Mayas ont connu cinq échecs : « trop d’agriculteurs faisaient pousser trop de récoltes sur trop peu de terres » ; déforestation et érosion ; conflits internes liés à ces éléments ; changement climatique (sécheresse) ; et primat des intérêts à court terme des nobles sur les intérêts à long terme de toute la société. Pour terminer, les Vikings (trois chapitres) ont disparu du Groenland en raison de la combinaison mortelle des cinq facteurs. Mais plus encore que leurs problèmes (réduction de la fertilité des sols, changement du climat devenu bien plus froid), c’est leur conservatisme social qui leur a porté le coup de grâce. En cherchant l’affrontement et non la coopération avec les Inuits bien adaptés, en vivant, sur la banquise, « à l’européenne » de l’élevage de bétail inadapté, et en refusant tout changement au nom de méthodes ancestrales ayant pour eux fait leurs preuves, la société scandinave du Groenland a survécu cinq cents ans avant de ne laisser que des ruines.
Trois sociétés anciennes confrontées à de tels défis se sont adaptées. La petite île mélanésienne de Tikopia a su réguler rigoureusement sa population à sa production alimentaire (environ 1 200 individus), et a massacré ses cochons d’élevage qui déséquilibraient l’environnement. Les agriculteurs papous ont développé depuis des millénaires une productivité agricole élevée que n’explique pas entièrement la science occidentale. Les autorités japonaises de l’ère Édo ont tôt et avec perspicacité pris conscience du danger de la déforestation, prenant des mesures durables de sylviculture.
Dans la troisième partie du livre, « Les société contemporaines », M. Diamond tente de montrer en quoi, comme dans les sociétés anciennes, certaines sociétés modernes élaborent des pratiques qui évitent la surexploitation, alors que d’autres ne relèvent pas le défi. Parmi eux, le Rwanda, qui souffre d’une croissance et d’une densité démographique très fortes (parmi les plus hautes d’Afrique), sur un territoire de petite taille aux terres insuffisamment productives. M. Diamond ne lie pas directement cette « crise malthusienne » et le génocide de 1994, mais conclut que la surpopulation a assurément contribué aux massacres, ne serait-ce qu’afin de s’accaparer les terres du voisin. Puis M. Diamond compare deux États partageant la même île, connaissant des problèmes similaires, mais dont l’un est en état de quasi-effondrement quand l’autre s’en est sorti grâce à la volonté politique. Il s’agit d’Haïti, qui n’a pris aucunes mesures environnementales, et de la République dominicaine, dont les régimes autoritaires ont, certes à leur profit, pris des mesures écologiques efficaces, notamment en matière de déforestation. M. Diamond analyse ensuite les défis environnementaux colossaux d’un pays du « Tiers Monde », la Chine (qualité de l’air, déforestation, érosion des sols, pollution des fleuves, gaspillage…). M. Diamond s’alerte alors qu’au vu de l’importance économique de la Chine dans le monde, « les problèmes chinois deviennent automatiquement les problèmes du monde », appelant à la coopération et à la fin de l’égoïsme. Enfin il fait le constat des problèmes similaires auxquels est confronté un pays du « Premier Monde » comme l’Australie. Celle-ci connaît des problèmes aussi importants, l’auteur doute de sa capacité à se réformer, car comme les Scandinaves du Groenland, elle a fait des valeurs et des méthodes de la lointaine Grande-Bretagne le pilier de sa société.
La dernière partie est consacrée aux « Leçons pratiques » à tirer de ces analyses du passé et constats du présent. Les sociétés se rendent encore peu compte que les ressources sont épuisables, ou très lentement renouvelables. M. Diamond affirme que les sociétés prennent des décisions catastrophiques pour trois raisons : les échecs de la prise de décisions en groupe ; la non-perception d’un problème (notamment car les changements climatiques sont marqués par des fluctuations qui ne les rendent pas évidents) ; et la prévalence d’intérêts de court terme sur ceux de long terme. Or, tout le monde a intérêt à surpasser ces défis, et même les grandes entreprises polluantes (image publique responsable, peur d’incidents environnementaux ruineux, hostilité des populations, technologies plus propres et économes…). Structurellement, certaines agissent seules par intérêt financier, quand d’autres n’y trouvent pas d’incitations et doivent être contraintes par l’action politique et l’opinion publique. Pour M. Diamond, c’est en favorisant les actions publiques et privées que des solutions efficaces peuvent éclore. M. Diamond conclut de la façon suivante. La pression démographique sur les ressources va s’intensifier, alors que le changement climatique produira des perdants et des gagnants. Par ailleurs, il est trop aléatoire de parier sur la technologie. Heureusement, dans le monde actuel comme dans les sociétés du passé, des solutions ont été trouvées, qu’il s’agirait d’appliquer si la volonté politique suivait. Pour M. Diamond nous n’aurons pas d’autre choix que d’agir. Le cas de la Hollande est un exemple applicable au monde entier: le pays comme la planète sont menacés par la montée des eaux, en effet « le monde est un polder ». Ne pas arrêter le phénomène entrainerait l’effondrement de nos sociétés
Avis:
Livre de vulgarisation, Effondrement est néanmoins trop long et dense (près de 800 pages) pour être lu par un large public, et se perd en détails techniques complexes et rébarbatifs. C’est une sérieuse contradiction avec le message d’avertissement que M. Diamond veut diffuser au plus grand nombre. Le sentiment qui ressort de la lecture est cependant largement positif : c’est une œuvre capitale dans la prise de conscience de nos défis futurs d’une part, et de notre amnésie d’autre part. Le long rappel du passé permet d’y palier, et concilie les sciences dures et sociales autour de la nécessité de (ré)-apprendre et d’agir. Les critiques scientifiques pointent deux faiblesses : des erreurs de chiffres, et le pessimisme de M. Diamond. Or, si ce dernier pointe d’importants défis, il ne condamne pas le genre humain ; il est une sorte de lanceur d’alerte qui, chose rare, propose des solutions, tirées d’hier et d’aujourd’hui. Pour ma part, je reproche au livre un certain caractère « anglosaxo-centré » : il est disproportionnellement question des sociétés des Amériques, des États-Unis, de l’Australie, des entreprises anglo-américaines.
- « Sous le ciel immense, dans le Montana », page 107
- « La disparition de la société viking du Groenland », page 431
- « Comment les sociétés assurent-elles leur pérennité ? Deux approches divergentes », pages 452 et 453
Charles De Jessé
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