« Les États baltes en Transition : le retour à l’Europe », BAYOU Céline et CHILLAUD Matthieu (dir.)
BAYOU Céline et CHILLAUD Matthieu (dir.), « Les États baltes en Transition : le retour à l’Europe » Éditions Peter Lang, 2012, 266 p.
Le retour à l’Europe effectué par les États baltes est considéré comme une des réussites majeures de la transition post-URSS. Vu comme une évidence, il est cependant tout sauf le fruit d’un processus linéaire. Décrit comme un « miracle » par Jean-Dominique Giuliani(1), les logiques de ce tournant sont décrites par l’ouvrage de Céline Bayou et Matthieu Chillaud (directeurs). La première est Docteur en civilisation (INALCO), co-rédactrice en chef de la revue « Regard sur l’Est », analyste-rédactrice à la Documentation française et avait déjà dans le passé dirigé un ouvrage consacré aux pays baltes (Itinéraires baltes, Editions Regard sur l’Est, 2005). Le second est quant à lui Docteur en science politique à l’Université Bordeaux IV et enseignant à l’institut d’études politiques et administratives de Tartu(2). Il a notamment publié Les pays baltes en quête de sécurité aux éditions Economica en 2009.
L’introduction résume assez bien les logiques de l’ouvrage : « confronter les regards » par les différents textes et acquérir une vision d’ensemble de la région. L’exhaustivité n’est ici pas de mise et le but de l’ouvrage est assumé : « apporter une pierre à l’édifice de la compréhension du retour à l’Europe des États baltes ».
Une structuration en quatre thèmes d’analyse a été adoptée. Le retour à l’Europe est ainsi expliqué à la vue de la politique étrangère balte I, des enjeux posés par la mémoire II, de la dimension sécuritaire III et enfin de l’Europe IV pour compter au final douze articles.
« Trop au nord, trop petits, trop étranges, les trois nouveaux Etats membres de l’Union européenne que sont la Lituanie, la Lettonie et l’Estonie souffrent en France, non seulement d’une immense méconnaissance, mais aussi du regard biaisé que nous posons sur eux» Céline Bayou
Un retour à l’Europe décortiqué
Dans un premier article dédié à l’analyse des priorités de la politique étrangère, Gražina Miniotaitė (1) démontre que depuis l’indépendance et la consolidation de leurs États (Etat-nation, passage à la démocratie, transition vers une économie de marché), les Baltes ont mené une politique étrangère marquée par « l’intégration (…) dans un monde marqué par une complexe interdépendance ».
Les processus d’intégration à l’Union européenne et à l’OTAN sont analysés et démontrent une diplomatie fortement influencée par la « perception de la menace extérieure russe ». Deux logiques antagonistes se sont affrontées ces vingt dernières années : l’affirmation de l’Etat-Nation d’une part et l’intégration dans l’UE (européanisation du pays) et dans l’OTAN (logique de défense collective) d’autre part. Il en ressort que la politique étrangère des Etats baltes est le fruit d’une intéraction entre quatre « lieux » : Washington, Bruxelles, Moscou et les capitales des républiques baltes
Le second article est quant à lui dédié à l’analyse spécifique de la politique étrangère lituanienne. L’auteur Sylvie Lemasson y explique que la diplomatie lituanienne est faite « d’intéractions entre cercles concentriques ». La Lituanie a non seulement intégré l’OTAN mais aussi démontré un certain activisme. Forte de son image de modèle de transition, la Lituanie a pris le « leadership » de la politique européenne de voisinage (PEV) pour s’affirmer comme l’interlocuteur privilégié du Bélarus ou de la Géorgie. Elle cherche aussi à s’afficher comme interlocuteur apaisé avec la Russie – jusqu’à la crise ukrainienne (2)- du fait de sa géographie (Kaliningrad) et de ses liens économiques. Enfin la diplomatie lituanienne tente de faire émerger un axe « d’Europe Centrale » afin de contrebalancer l’axe franco-allemand. L’auteur décrit cette politique comme du « soft balancing » à savoir une « force d’engagements diffuse et souple avec la prétention d’être visible » dont l’efficacité sera jugée sur un critère : la question énergétique. En effet, cette question voit se juxtaposer intérêts nationaux, régionaux et communautaires qui devront être impérativement conciliés afin de maximiser son action tout en ne froissant pas partenaires et adversaires.
Le dernier article consacrée aux priorités de la politique étrangère analyse les conséquences géopolitiques du « retour à l’Europe » des États baltes. Reprenant des thèmes déjà abordés par les deux articles précédents, Pascal Orcier remet en cause la vision de « confins » qui existe chez les Etats baltes. Étudiant la question de la politique européenne de voisinage, l’auteur démontre que ces Etats cherchent à acquérir une position centrale dans le processus d’élargissement. Il y a volonté d’affirmation dans l’Union mais pas uniquement car cette politique est un contre-pied à l’image de « périphérie ressentie » qu’octroie l’image de confins. De même, l’auteur aborde le thème de l’utilisation du territoire depuis l’indépendance notamment par le transport routier, aérien et maritime. En près de 20 ans, c’est un basculement vers la mer et ses villes portuaires qui a été à l’oeuvre. La mer Baltique est ainsi devenue « un lieu d’échanges et de coopération privilégié » qui fait des Etats baltes plus une interface qu’un confins de l’Union.
Les enjeux de la mémoire
Dans une seconde partie dédiée aux blessures de la mémoire, Matthieu Chillaud et Mathilde le Luyer analysent les politiques mémorielles depuis les indépendances.
Dans un premier article, Matthieu Chillaud décrit les politiques de mémoire baltes à la lumière du concept bourdieusien de « violence symbolique ». Après avoir brièvement décrit la dimension identitaire que peut revêtir la mémoire (« la mémoire est incorporée à la constitution de l’identité »), l’auteur analyse le processus de « concurrence des mémoires entre communisme et nazisme ». Les politiques mémorielles baltes établissent en effet l’existence d’un double génocide contre les peuples baltes (contre les juifs par le nazisme et contre les populations lettones, estoniennes, lituaniennes par le communisme). Il existe alors deux « visions de l’histoire » qui s’affrontent autour de l’interprétation à donner aux périodes nazies et communistes entre les baltes « autochtones » et les baltes russophones. Les politiques mémorielles ont été intégrées dans l’identité des populations baltes comme des russophones ce qui a favorisé la mise en place d’une violence symbolique basée sur « la valorisation de soi et la stigmatisation de l’autre ». De plus, ces polémiques sont toujours instrumentalisées (3) politiquement par les autorités baltes et russes ce qui pousse l’auteur à réfuter l’hypothèse de voir un apaisement à court terme des tensions mémorielles entre les deux communautés.
Enfin, l’article de Mathilde Le Luyer analyse la politique mémorielle de l’Estonie qui a constitué une histoire « interrogeant l’universalité de la culture historique ouest-européenne ».
Le but ici est de retracer l’histoire cette politique et de questionner son influence dans l’apparition d’une « Mitteleuropa (4) mémorielle ». La politique estonienne fut marquée par l’établissement d’une commission historique en 1992 qui adopta rapidement l’approche dite de la « juste histoire ». Dans l’objectif d’intégration à l’Union Européenne et face aux critiques de « minimisation des crimes nazis », la justice estonienne opéra alors une logique « d’externalisation ». Elle se mit à utiliser un vocabulaire juridique international « universalisant » (concepts de crimes contre l’humanité, de guerre et de génocide notamment) afin d’établir non seulement sa vérité mais surtout pour mieux la faire accepter par les autres. En conclusion, cette Mittleurop mémorielle met sur le même plan crimes nazis et crimes communistes. La politique mémorielle estonienne a ainsi fait apparaître une “histoire différente” face à celle admise en Europe Occidentale.
L’angoisse sécuritaire
Ici l’ouvrage aborde le thème de la sécurité à travers différentes approches (militaires, diplomatiques, migratoires) et différentes échelles (nationales, communautaires, régionales).
Dans un premier article, Philippe Perchoc analyse le rôle joué par l’OSCE (Organisation pour la sécurité et la coopération en Europe) et le CEMB (Conseil des Etats de la mer Baltique) dans les relations russo-baltes. L’auteur démontre ainsi le rôle joué par le multilatéralisme dans la restauration de la confiance entre acteurs russes et baltes. L’OSCE et le CEMB furent utilisés comme un « forum d’échanges » afin aborder des sujets comme la négociation du tracé des frontières, le sort des minorités.
Comme exemple, Philippe Perchoc cite l’action de l’OSCE en faveur des minorités. En échange de l’assurance d’un retrait des troupes russes, l’OSCE créa le Haut-commissariat pour les minorités nationales (HCMN) qui eut pour conséquence l’amélioration du sort des minorités russophones. En effet, ce commissariat fut chargé de facto par la Commission européenne de vérifier la bonne application du critère de Copenhague de l’Etat de droit aux États baltes. Les pays baltes furent alors forcés d’améliorer le sort des minorités russophones afin de se voir accorder le statut de « candidat officiel » de l’UE.
Dans un second article, Eric Le Bourhis étudie les permanences des structures de défense en Lettonie. Ayant constaté une rupture dans l’implantation des structures de défense par rapport à l’époque soviétique, l’auteur cherche à comprendre si cette implantation revêt une dimension symbolique. Après avoir décrit l’importance stratégique qu’incarnait la Lettonie du temps de l’URSS, Eric Le Bourhis montre que c’est la lenteur du retrait des troupes russes qui fit apparaître un discours de « fardeau du retrait ». Face à la peur grandissante d’un « retour russe », la démolition ou le démantèlement des sites fut alors vu comme une solution. De même, la permanence de certaines installations est due à un changement de doctrine stratégique (abandon de la doctrine de défense totale) comme à l’adhésion à l’OTAN. Ces deux données ouvrirent des opportunités de redéploiement, de modernisation comme de nouvelles contraintes qui par le lobbying de certains corps de l’armée aboutirent au maintien de certaines installations. La permanence de ces structures est ainsi due à un « climat apaisé » dans la représentation symbolique du voisin russe.
Dans un 3ème article assez court, le directeur de l’ouvrage Mathieu Chillaud revient sur la problématique du « passage des frontières ». La perspective d’adhésion a fait de la « sécurisation des frontières » un enjeu pour les pays baltes comme pour l’UE car celle-ci faisait coïncider frontières baltes et européennes avec frontières russes et biélorusses. Les États baltes se sont alors vu imposer des obligations de gestion des frontières afin de lutter contre l’immigration illégale et le crime organisé. Ceci est passé de l’intégration complète de l’acquis communautaire à l’intégration à FRONTEX. Les pays baltes sont ainsi passés du statut de « pays tampons » à « pays frontières » pour l’Union européenne.
Enfin dans un dernier article, Frederic Labarre éclaire la question de la citoyenneté accordée aux minorités russophones depuis l’indépendance. En ayant recours au droit constitutionnel comparé, l’auteur s’attache à démontrer dans un premier temps que les politiques de restriction des droits sont plus le fruit d’une nécessité que d’une hostilité envers les minorités. Le « risque de 5ème colonne » contribua largement à l’édification d’un droit discriminatoire vis-à-vis des minorités russophones. Au moment des indépendances, seulement la Lituanie choisit « l’option 0 » (substitution de la citoyenneté lituanienne à la citoyenneté soviétique) quand la Lettonie et l’Estonie optèrent pour un droit de la citoyenneté particulièrement strict. Il existe un lien entre poids démographique des minorités et droits accordés à ces dernières.
Malgré une relative amélioration de la situation en termes d’obtention de la souveraineté, la « mal-intégration » en termes d’emploi ou de fossé linguistique ronge les trois sociétés baltes. Cette mal-intégration contribue à la création d’une violence structurelle entre autochtones et russophones mais aussi entre russophones eux-mêmes (ceux ayant accédé à la citoyenneté et ceux restés apatrides).
Les États Baltes et l’Europe
Un premier article écrit conjointement par les auteurs Piret Ehin, Jānis Ikstens et Irmina Matonyte vient faire l’analyse des élections européennes de 2004 et de 2009 dans les trois pays baltes. Le but est ici de voir si ces élections obéissent à la « théorie des élections nationales de second ordre » de Reif et Schmitt. À la vue des cas étudiés, les auteurs concluent que c’est cette thèse qui est à l’oeuvre.
Les élections européennes, marquées par la faible participation ont vu les « petits et nouveaux partis » obtenir les meilleurs résultats. C’est néanmoins le critère de « l’Europe importe » qui donne à l’analyse le plus de sens car « les partis politiques et les médias ont adapté les questions européennes aux traditions politiques nationales ». Ceci a pu venir d’un même calendrier électoral (élections de 2004 en Lituanie) comme d’un changement de système électoral (élections de 2009 en Estonie aboutissant à un vote sanction et à la victoire d’un candidat indépendant). Enfin, les formations politiques « anti-UE » sont restées marginales dans les six élections ce qui montrent bien le désintérêt porté par les populations baltes aux élections européennes (en tant qu’élections purement européennes).
Dans le second article, Rodolphe Laffranque revient sur les controverses juridiques ayant entouré le référendum d’adhésion à l’Union européenne en Estonie. Ces controverses étaient de plusieurs ordres. Fallait-il modifier la constitution ? Fallait-il organiser un référendum ? Quel intitulé alors lui donner ? L’intitulé suivant dut décidé
« Êtes-vous favorables à l’adhésion à l’Union européenne et à l’adoption de la loi portant amendement de la Constitution de la République d’Estonie ? »
Celui-ci fit sujet à controverse car les opposants soulignèrent la dualité de la question. Forcer une réponse unique amenait un risque de manipulation de l’opinion publique. En revanche, Rodolphe Laffranque démontre alors que cette controverse est sans fondement car les deux questions portaient sur le même sujet d’où l’intérêt de les fusionner (en étant favorable à l’adhésion, on ne pouvait qu’être favorable à la modification de la constitution).
Dans le dernier article de cet ouvrage, Katerina Kesa et Elsa Tulmets reviennent en détails sur l’engagement des États baltes au sein de la politique européenne de voisinage (PEV). Engagement démarré dès leur adhésion à l’Union, les Baltes considèrent cette politique comme un moyen de répondre aux exigences de participation comme un moyen d’optimisation de leurs intérêts. La Géorgie, l’Ukraine, la Moldavie et le Bélarus sont ainsi devenus par le biais de la PEV les priorités des politiques étrangères baltes. Dans un premier temps, cette relation s’est traduite par un activisme fort, les Baltes voulaient non seulement devenir les partenaires privilégiés de ces États mais aussi influencer la position de l’Union européenne sur la question. Les Baltes ont voulu s’affirmer comme acteurs géopolitiques importants dans la région. Néanmoins, cette position a beaucoup évolué depuis la guerre russo-géorgienne de l’été 2008. Ayant constaté l’indifférence de l’allié américain comme le rôle prépondérant joué par l’Union européenne dans la signature du traité de paix, les Baltes ont préféré infléchir leur position et se tourner vers l’UE. Aujourd’hui, les pays baltes cherchent donc à apparaître comme des « parrains » agissant par l’assistance aux anciennes républiques soviétiques. Un vrai basculement a donc été à l’oeuvre car au positionnement « politico-idéologique fort » mais limité dans son efficacité s’est substitué une politique pragmatique et raisonnée.
L’ouvrage réalisé par Céline Bayou et Matthieu Chillaud a de nombreuses qualités. Tout d’abord il réussit à démontrer la multitude de « statuts » pouvant s’appliquer aux États Baltes. « Les États baltes sont-ils des périphéries, des confins, des interfaces ? »
Elle le fait tout d’abord en présentant les efforts déployés par ces États pour se dégager de cette position de « périphérie » ou de « confin » de l’Union. En illustrant les logiques diplomatiques, l’ouvrage montre que cette image de « périphérie ressentie » a contribué à l’émergence d’une diplomatie voulant s’en affranchir.
Ce livre réhabilite ainsi deux choses, d’une part le rôle de la Russie et d’autre part l’existence d’une conception « centrale-européenne » de l’Union. En exposant le changement de statut de la mer baltique, le troisième article confirme que l’image de « périphérie balte » doit être nuancée. D’un point de vue « central-européen », les États baltes agissent plus en tant qu’interface entre l’Europe du Nord et la CEI qu’autre chose.
Une dimension de la politique étrangère a été cependant mise de côté, celle des relations entre les pays baltes eux-mêmes. L’ouvrage se prive alors d’une analyse des États baltes en tant que région à part entière. Il aurait été alors possible d’en savoir plus sur les logiques du retour à l’Europe. Est-il le fruit de trois mouvements distincts ou bien peut-il s’envisager comme un tout ? À titre d’exemple, un article dédié aux problèmes posés par la mise en place de la Via Baltica ou du Rail Baltica aurait été intéressant car révélateur de ces relations.
Une autre réussite de cet ouvrage est de rendre compte du contraste qu’a pu exister entre retour à l’Europe et restauration des États-nation. L’ensemble des contributions montre qu’il était impossible de cumuler restauration complète de l’État-nation et européanisation à outrance. La mise en place d’une « juste histoire » balte a ainsi consolidé ces derniers, suscité des mises en garde européennes comme marginalisé les minorités. La double adhésion l’UE-OTAN est venue susciter des peurs de « délituanisation / délétonnisation / déestonnisation » des pays. Le livre démontre les difficultés posées par le retour à l’Europe.
À travers la question des minorités russophones, de la présence (passée) des troupes russes, de l’immigration ou du grand banditisme ; le tournant vers l’Europe a crée un enjeu sécuritaire sous différentes formes et différents acteurs (UE, États baltes, Russie). La sécurité est donc bien une des composantes fondamentales de la géopolitique de la région et la troisième partie donne les clés pour mieux l’analyser.
Je serai cependant plus nuancé à propos de la dernière partie consacrée à l’Europe. Ceci vient tout d’abord du titre dont je n’ai pas saisi le sens. L’Europe est-elle vue comme un modèle ? Est-elle devenue le cadre d’action des États baltes ? Le choix des articles ne permet pas non plus d’en savoir plus. Cette partie constitue plus une compilation de textes traitant de l’Europe sans problématisation qu’autre chose. Je me dois aussi de critiquer l’article portant sur les controverses du référendum estonien. Trop juridique, celui-ci s’éloigne du sujet initial et décrit insuffisamment les référendums d’adhésion baltes.
D’un point de vue des thèmes étudiés, il me semble que cet ouvrage souffre de trois limites importantes. Même si l’ambition initiale n’était pas de constituer un ouvrage exhaustif, il est tout à fait regrettable que les directeurs Matthieu Chillaud et Céline Bayou n’aient pas décidé d’inclure la thématique économique. l’ouvrage se borne à considérer pour acquis la réussite de la transition économique plutôt que d’en présenter les aspects positifs et négatifs. Or la transition vers l’économie de marché ne constitue-t-elle pas justement un « retour à l’Europe » du fait de l’intégration au marché unique ?
Rien n’est dit sur les inter-dépendances économiques qui peuvent exister entre les États. L’ouvrage ne vient pas présenter le poids de la Russie dans la région et occulte donc l’opposition économique qu’elle constitue. Il ne mentionne pas non plus l’existence d’un décalage entre d’une part discours politiques et d’autre part réalités économiques. Le basculement vers l’Europe n’est pas aussi absolu qu’on le croit et il est au final bien dommage que ce livre n’ait pas consacré un article à ce sujet.
De même, l’autre grand thème absent de l’ouvrage est la migration. Certes, la personnalité de Valdam Adamkus a été abordée mais il aurait été intéressant d’en savoir plus sur le rôle joué par les diasporas baltes dans le basculement vers l’Occident. La même chose se pose quant au phénomène d’émigration balte même. S’étant accentuée avec l’adhésion à l’UE, cette émigration montre que le retour à l’Europe n’a pas été jugé suffisant pour retenir les populations dans leur pays. Le basculement vers l’Europe aurait-il été jugé comme insuffisant en terme d’augmentation de niveau de vie par les populations baltes ? La question est posée.
Enfin, la dernière limite se pose en tant qu’approche car la plupart des contributions analysent le retour à l’Europe comme mouvement « par le haut » plutôt que « par le bas ». En clair, peu de choses ont été dites quant à la perception populaire du basculement. Les contributions concernant les élections européennes et le référendum estonien montrent une certaine indifférence des populations vis-à-vis du sujet mais ce livre aurait dû aller plus loin. Il y a-t-il eu fatigue populaire envers la double adhésion ? La transition a-t-elle souffert de comportements hérités de la période communiste (« homo sovieticus » notamment) ? Permettre la comparaison entre des points de vue « populaires » et des points de vue politiques aurait été le bienvenue.
Il ne faut cependant pas s’y méprendre, l’ouvrage de Cécile Bayou et Matthieu Chayou constitue bien plus qu’une introduction au retour balte dans l’Europe ; il constitue un excellent moyen d’aller plus loin sur la question. Je pense néanmoins que certaines contributions auraient pu être mises de côté en échange de l’intégration du thème de la migration ou bien de l’économie. Nul doute que ceci aurait enrichi le propos en apportant plus de nuances quant aux réalités crées par ce basculement.
- philosophe, humaniste, politologue et professeure lituanienne
- Pour en savoir plus : http://en.delfi.lt/lithuania/foreign-affairs/lithuania-to-state-strong-position-on-sanctions-for-russia-president-says.d?id=67036650
- La question du mémorial à l’Armée rouge à Tallinn en 2007 en est un bon exemple : http://www.lemonde.fr/europe/article/2007/04/30/monument-sovietique-la-crise-entre-moscou-et-tallinn-prend-de-l-ampleur_903918_3214.html
- terme allemand désignant la partie médiane de du continent européen
Fabien Segnarbieux
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