Ukraine : les mines d’ambre de Rivne, vers un nouveau Donbass ?
À l’Est de l’Ukraine, dans le Donbass, les combats ont repris depuis le début de l’été. La semaine dernière, quatre cents cinquante-sept bombardements séparatistes ont été enregistrés, entraînant la mort de dix-sept militaires et quarante-trois blessés. La plupart des affrontements ont lieu autour du secteur de Marioupol, et Donetsk est un champ de ruines.
La stratégie expansionniste russe et les errements du gouvernement ukrainien ont fait de cette région minière un symbole de l’échec de Maïdan. Et il suffit de regarder les images des chaînes pro-russes pour voir apparaître un autre symbole : celui du mineur, nouveau héros d’une guerre qui ne dit pas son nom.
À l’époque des premiers affrontements, sur lesdites chaînes, le logo représentant les séparatistes était celui d’un mineur armé d’un simple casque et d’une pioche pour affronter des soldats ukrainiens en treillis et armements dernier cri. Cette image montre bien la sacralisation de l’image du mineur dans ce conflit, alors que l’effondrement de l’économie ukrainienne a laissé la région du Donbass exsangue, et ses exploitations de charbon et de fer à la merci du premier venu. En l’occurrence, la Russie de Poutine.
À mi chemin entre le conflit armé à l’Est, la guerre de propagande entre les médias et la confrontation politique entre pro-ukrainiens et pro-russes, la « guerre hybride » qui fait rage en Ukraine est aussi une guerre de ressources.
Tandis que les séparatistes de l’Est continuent à revendiquer leur indépendance, à l’Ouest, d’autres problèmes émergent, cette fois autour des mines d’ambre.
Autres gisements, mêmes problèmes, mêmes menaces. Les mineurs d’ambre de Rivne sont au cœur d’un conflit qui masque mal la fracture profonde entre le gouvernement ukrainien et ceux qu’il est censé protéger, sur fond de corruption et de révolte armée.
À L’OUEST, RIEN DE NOUVEAU
À Klesiv, petite ville de près de six mille habitants située à 300 kilomètres de Kiev, dans le district de Rivne, toute l’économie locale repose sur le dos des mineurs. Mais ces membres respectés de la communauté locale évoluent dans une zone grise. L’exploitation privée de l’ambre est illégale : cette pierre, faite de résine de pin fossilisée, n’est pas illimitée et ses méthodes d’exploitation sont désastreuses pour l’environnement. Un prétexte brandi par certains officiels pour se tailler la part du lion dans une industrie très lucrative.
L’exploitation de ces gisements dégagerait plus de cinq cents millions de dollars par an, sans compter les milliers de personnes qui en dépendent. Une manne pour la population locale, qui a pu ainsi construire une église, se payer un système de chauffage pour l’école et acheter la seule ambulance de la ville. Prochaines étapes : un nouveau parc, la création d’un système de ramassages d’ordure digne de ce nom, et la construction d’une nouvelle route. Mais à quel prix ?
DES GISEMENTS À L’EXPLOITATION
Le Nord-Ouest de l’Ukraine regorge d’ambre. Sous les forêts de Rivne repose la gemme, formée par la solidification de la résine de pin depuis plus de quarante millions d’années. Si les habitants ont toujours connu l’existence de ces gisements, il faut attendre le début des années 1980 pour qu’une expédition géologique soviétique mette la main sur plus de mille six cents tonnes de pierre mordorée. Le monopole d’État russe exploite alors « la pierre des morts », envoyée massivement vers l’Est.
Avec l’effondrement de l’URSS et l’arrivée brutale du capitalisme, l’exploitation étatique a été remplacée par une multitude d’entreprises locales. Les mêmes personnes qui aidaient les géologues à trouver l’ambre dans leur enfance se sont mis à dégager d’un coup d’énormes profits, grâce à de nouvelles méthodes de pompage hydraulique, venues de Pologne et des Pays baltes.Les mineurs ukrainiens ont appris par la même occasion la véritable valeur de leur sol, ce qui les a poussé à creuser toujours plus loin et plus profond.
Résultat de cette surexploitation des sols : une déforestation massive, et un désastre écologique à long terme. Le paysage de la région, auparavant verdoyant, est devenu lunaire. Si l’exploitation massive a enrichi toute une génération de mineurs à la fin des années 1980, l’exploitation minière individuelle est toujours interdite dans le droit ukrainien. Une situation qui attire certains officiels et policiers, désireux d’arrondir leur fin de mois.
HÉROS ET CRIMINELS
Les mineurs de la région sont toujours considérés par le gouvernement ukrainien comme des criminels, malgré la difficulté de leur travail. Continuellement dans l’eau glacée, soumis aux caprices de la nature, grippes, rhumes et arthrites sont le lot quotidien des mineurs. Qu’il pleuve ou qu’il vente, l’ambre n’attend pas dans cette région de Rivne, où la survie de la communauté est entièrement dépendante de sa vente. Un pari risqué, d’après Oleksandr Abramchuk, mineur d’ambre et activiste de Polisya, une organisation citoyenne créée par les mineurs de Klesiv : « Entre le carburant, la nourriture et les bakchich pour la police, on n’arrête pas de dépenser de l’argent, et on gagne souvent moins que ce qu’on y laisse. »
La journée du mineur commence par un texto à la police locale pour les informer de l’endroit exact où l’équipe va creuser. Ils appellent cela un « ticket ». C’est en fait un feu vert accordé par les autorités pour une journée de travail, avec l’assurance de travailler sans se faire harceler par la police. Un « ticket » coûte environ cinq cent dollars, une somme à rajouter au reste du budget, qui peut atteindre en tout dans les six mille dollars. D’après les mineurs, la police collecterait son dû toutes les semaines.
Le prix de la pierre peut varier de cent à quatre mille dollars le kilo, selon la taille des pépites. Un morceau assez large peut valoir jusqu’à deux mille dollars. Un business qui pourrait sembler lucratif — sauf que les mineurs touchent moins de 10 % sur chaque vente.
Leur situation est intenable : héros pour la communauté, criminels pour l’État, ils réclament que leur travail soit légalisé pour enfin exister face aux autorités qui les ponctionnent régulièrement.
UN BUSINESS JUTEUX…
Pour combattre la corruption qui ronge cette économie, il existe une solution : créer un cadre légal dans lequel travailler. Mais pour cela, les hommes politiques doivent faire évoluer leur vision des mineurs, et cesser de les considérer comme des criminels armés. Certains officiels peu scrupuleux profitent de l’indifférence de la Rada pour se comporter en véritables maffieux.
Les mineurs sont décidés à ne plus se laisser faire : en mars dernier, des émeutes ont éclatées entre mineurs et policiers, avec pour résultat dux blessés du côté des forces de l’ordre. Il a fallu l’envoi de la Garde nationale pour restaurer un semblant de paix.
Une paix que le nouveau chef de la police du district de Rivne, Serhiy Knyazev, cherche à travers le consensus. Les mineurs se focalisent dorénavant sur la reconnaissance de leurs droits, et ont décidé d’arrêter le travail en attendant un signe du gouvernement. Mais Oleksandr Vasilyev, un ancien mineur reconverti en député du district, n’y croit pas : « La loi dit que les ressources minérales appartiennent au peuple. Mais c’est en fait la police et les oligarques qui les possèdent. »
RETOUR DE BÂTON
L’effet de mode a fait de la « pierre des morts » une ressource très prisée en joaillerie et dans la médecine traditionnelle chinoise. Premier fabricant de ce type de bijoux à destination de l’Ouest et de l’Arabie saoudite, la Pologne a de plus en plus besoin du produit de ses gisements. La demande en ambre a explosé en 2014, avec pour effet d’attirer de plus en plus de vautours. Certains parlementaires n’ont pas tardé à s’intéresser de près à ce marché, en commençant par demander dix dollars par jour à chaque équipe sous prétexte de « protection » face aux gangs, à la police… Et à d’autres élus. Avec un prix au kilo avoisinant les quatre mille cinq cent dollars au marché noir, le prix de cette « protection » atteint dorénavant jusqu’à huit cent dollars par équipe.
Mais 2014, c’est aussi EuroMaïdan. La promesse d’une révolution, d’une nouvelle Ukraine, et le rêve inachevé de l’arrêt de la corruption. Les mineurs ont, à ce moment là, décidé d’arrêter de payer les bakchichs de l’ancien régime de Viktor Ianoukovitch. Rêvant eux aussi d’indépendance, c’est aussi à ce moment là qu’ils ont fait les premières démarches pour demander à l’État de leur accorder des licences d’exploitation individuelle.
La réaction des édiles ne s’est pas faite attendre, avec un résultat pour le moins inattendu. Volodymyr Prodyvus (un ancien parlementaire du régime du président déchu Ianoukovitch) a fait le déplacement en mai 2014 dans une forêt près de Sarny, à Rivne. Le député, entouré d’une centaine d’homme armés, cherchait à « négocier les termes de protection des mineurs ». Après avoir blessé trois locaux, les hommes de Pordyvus se sont rapidement vus encerclés et débordés par un millier d’hommes. Cette visite plutôt tendue s’est achevée sur la capture d’une quinzaine de visiteurs et la retraite précipitée du reste du groupe. Prodyvus n’a souhaité faire aucun commentaire sur cette débâcle.
Cette première victoire a mis les mineurs sur le pied de guerre : ils ont organisé leur propre équipe de « justiciers », et créé « Polisya », une initiative citoyenne indépendante avec Oleksander Vasilyev à sa tête. En signe de consensus avec le gouvernement post-Maïdan, ils ont arrêté le travail, ce qui n’a pas empêché de nouvelles manifestations face à l’indifférence du pouvoir. La police est elle aussi revenue sur le devant de la scène : elle autorise dorénavant certaines équipes à travailler sous leur « protection », tout en arrêtant ceux qui ne veulent pas payer.
VERS UN NOUVEAU DONBASS ?
À travers « Polisya », Oleksander Vasilyev a présenté deux lois pour légaliser l’exploitation de l’ambre : la première légitime la profession des mineurs, et de ce fait leur existence. La seconde cherche à créer un marché légal d’échange de la pierre, pour sortir cette industrie des abus qui la rongent.
Le but de ce marché est aussi de réparer les dommages causés à l’environnement. Dans cette « bourse légale », les deux acteurs principaux seraient les mineurs et les gérants. Grâce à une taxe sur les échanges, établie au préalable par les deux parties, les gérants auraient pour rôle de réparer les dommages environnementaux causés par l’exploitation.
Mais Igor Tymoshenko, le directeur de l’Économie et des Échanges pour le district, n’y croit pas. D’après lui, les méthodes de pompages hydrauliques ne peuvent, et ne doivent pas être légalisées, à cause de leur impact sur l’environnement. C’est un veto assez clair qu’il oppose aux mineurs : « Ils veulent être légalisés, ainsi que leur pompe. Cela n’arrivera pas. »
Les mineurs d’ambre ne sont qu’au début de leur combat. L’exploitation d’ambre reste l’option la plus lucrative dans une région où le salaire moyen est de moins de cent cinquante dollars. Leur patience a des limites, comme le dit Viktor Krychan, un des mineurs : « Ils ne nous autorisent pas à travailler. Nous nous battrons encore plus. Et s’il le faut, ce sera un nouveau Donbass. »
Alexander Yonnet
(1) Maïdan, ou EuroMaïdan : manifestations pro-européennes qui débutent le 21 novembre 2013 sur la place de l’Indépendance, à Kiev, après la non-signature d’accords entre le gouvernement ukrainien, à l’époque dirigé par Vicktor Ianoukovitch, et l’Union européenne. Cette décision, comprise à l’époque comme un moyen de se rapprocher de Poutine, provoque une série de manifestations pacifiques atteignant jusqu’à 500 000 personnes, qui dégénèrent lorsque Ianoukovitch envoie des snipers pour tirer dans la foule. Ces affrontements aboutissent le 22 février 2014 à la fuite du président destitué Viktor Ianoukovitch, remplacé par Oleksander Tourtchynov, et à la mise en place d’un gouvernement dirigé par Arseni Iatsenouk. Le président actuel de l’Ukraine est dorénavant Petro Porochenko.
(2) En plus de guérir de nombreux maux, on attribue à l’ambre, entre autres, le pouvoir de communiquer avec le monde des morts. Les Slaves y voient les larmes pétrifiées des dieux.
(3) Rada : nom donné au Parlement monocaméral ukrainien
BIBLIOGRAPHIE :
VIDEOS ET LIENS :
La police ouvre le feu sur des locaux réclamant la libération de mineurs arrêtés :
https://www.youtube.com/watch?v=L9TDVM9Tk2o
SOURCES : KYIV POST/ JUNE 17 – Amber Warnings, by Oksana Grytsenko and Veronika Melkozerova
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