Lorsque les Français regardent l’Eurovision, ils restent dubitatifs. A la vue des mises en scène au goût douteux, il est légitime de s’interroger sur la raison d’existence même de ce concours.
Le concours est créé en 1956 par le suisse Marcel Besançon, pionnier dans le domaine audiovisuel et radiophonique et directeur de Radio-Lausanne de 1950 à 1972. Cette compétition est gérée par l’Union Européenne de Radio-télévision (UER) et compte sept membres fondateurs: l’Allemagne, la Belgique, la France, l’Italie, le Luxembourg, les Pays-Bas et la Suisse. En 1957, ces mêmes pays, à l’exception de la Suisse, signent le Traité de Rome, qui ouvre la voie de la construction européenne. Ce concours s’inscrit donc dans la lignée de la consolidation d’une Europe unie. Néanmoins, tous les pays qui bénéficient de radiodiffuseurs membres de l’UER peuvent participer au concours, ce qui fait de cette compétition une rencontre internationale. Cette union compte près de 120 membres actifs ou associés à travers 81 pays dans le monde, dont le Maroc, l’Australie ou Israël.
L’Eurovision : une scène politique privilégiée
L’Eurovision apparaît comme une scène privilégiée pour les revendications politiques des différents pays, tout comme le système de vote du concours, qui s’avère être un révélateur des puissances en présence. Les conflits qui se cristallisent autour de ce concours de chant dépeignent le jeu des puissances, et ce au delà des frontières européennes.
Tout d’abord, le contenu de certaines chansons revêt parfois un message à visée politique. Même si cela reste formellement interdit par le règlement, certains concurrents réussissent à diffuser leur message. C’est par exemple le cas de l’Ukraine qui a remporté l’édition 2016 avec la chanson “1944” portant sur la déportation stalinienne des Tatars de Crimée. Cependant, il peut être intéressant d’observer qu’en réalité, c’est la Russie qui a eu le plus de points au télévote, notamment grâce à l’Azerbaïdjan, la Biélorussie et la Grèce. Elle fut néanmoins défavorisée par les votes du jury. Certains pays comme la Serbie, la Macédoine, la Bosnie Herzégovine, la Géorgie ou encore la Pologne se sont positionnés, géopolitiquement, en votant pour l’Ukraine. La Russie, quant à elle, a principalement attribué ses points à Malte, l’Azerbaïdjan et l’Arménie. La question de la reconnaissance de l’existence d’un pays est aussi un enjeu majeur du concours. Les performances représentent, pour certains, un étendard politique. Par exemple, lors de l’édition 1978, la plupart des pays arabes n’avaient pas diffusé la performance d’Israël refusant toujours de reconnaître son existence. Par ailleurs, ce concours a été l’occasion de protester contre certains régimes autoritaires. Ce fut le cas en 1969, lorsque l’Autriche boycotte le concours en signe de protestation contre les dictatures espagnoles et portugaises.
Vidéo : Performance de l’Ukraine à l’Eurovision 2016
Le système de vote, un indice révélateur des puissances en présence
Le système de vote est aussi un reflet du jeu politique qui s’opère à l’échelle mondiale. Chaque pays compte un ensemble de points allant de 1 à 8 puis 10 et 12 points qu’il doit attribuer aux 10 pays dont il a préféré la performance. Le pays ayant le plus de points à la fin de la soirée remporte alors la compétition et a l’opportunité d’accueillir chez lui le concours l’année suivante. Une étude menée par Jean-François Gleyze pour le magazine Cybergeo a mis en évidence le phénomène des “sur-votes” qui montre que les pays ont une forte tendance à voter pour leurs voisins. D’après son étude, plusieurs groupements régionaux se dessinent comme le bloc scandinave ou le bloc balkanique. Par exemple, entre 1975 et 2003, les pays qui ont donné le plus de points à la Suède sont le Danemark, l’Estonie, l’Islande, la Lituanie et la Norvège. En 2003, la Grèce rejoint le bloc balkanique et s’assure donc au moins 6 points par pays balkan. Enfin, l’introduction du télévote en 1997 nous amène à prendre en compte l’importance des diasporas : les téléspectateurs allemands, hollandais et français sont ainsi ceux qui donnent le plus de points à la Turquie, tandis que les téléspectateurs russes et turques plébiscitent l’Azerbaïdjan en raison de leur importante diaspora azérie.
Une aubaine financière et économique ?
L’économie est un enjeu majeur du concours de l’Eurovision. En effet, recevoir l’événement peut s’avérer extrêmement lucratif. Le cas de la Suède en 2013 illustre parfaitement cet argument, les recettes touristiques du pays ayant augmenté de 20 millions d’euros sur l’année.
De plus, la chaine du pays hôte chargée de retransmettre le concours, touche l’ensemble des recettes liées à la vente de billets. Elle perçoit aussi environ cinq millions d’euros, versés par chacune des chaînes désirant retransmettre la compétition dans son pays. Ces revenus représentent ainsi une véritable aubaine pour les finances du pays hôte, d’autant plus que les audiences sont elles aussi au rendez-vous. Le concours est l’événement non-sportif le plus regardé au monde. En effet, d’après le European Broadcasting Union, près de 204 millions de téléspectateurs, à travers 45 pays différents, ont regardé la finale de l’édition 2016. Ce divertissement représentait alors 36,3% de parts de marchés dans plus de 40 pays pour la soirée.
Mais même si l’Eurovision apparaît comme un véritable vivier économique, le concours est aussi le reflet de l’impact de la crise sur les pays participants.
L’Eurovision est le miroir des évolutions économiques européennes et surtout de la crise qui frappe le continent depuis la fin des années 2000. En effet, en 2013, lorsque la Suède reçoit l’Eurovision, elle opte pour un budget modeste : 14,4 millions d’euros. Le producteur de l’émission, Martin Österdahl, déclare alors: « Quelqu’un doit avoir le courage de briser la tendance. La survie de l’Eurovision dépend de la capacité des petites nations à l’accueillir. » Plusieurs pays ont même dû renoncer à concourir en raison de leur situation économique comme le Portugal ou la Slovaquie en 2013.
Certains pays gèrent cette situation autrement. C’est le cas par exemple de la Grèce, qui interprète en 2013, une chanson pour le moins originale sur la crise : « Alcohol is free ». L’Espagne, quant à elle, va beaucoup plus loin lorsqu’en 2012 elle suggère vivement à sa candidate Pastora Soler de ne pas gagner, afin que le pays ne devienne pas pays hôte l’année suivante.
L’Eurovision, plus qu’un simple divertissement, représente non seulement des enjeux politiques et économiques, mais aussi un enjeu de diplomatie culturelle.
L’intégration européenne, symbole du concours
L’Eurovision est à la fois la représentation d’un processus d’européanisation et le reflet d’une mondialisation accrue. Par les chansons, les mises en scènes et les costumes, l’Eurovision constitue un formidable moyen de diffuser sa culture ou encore de revendiquer son appartenance à une entité plus large.
Cela a pu être observé lors de la prestation de la Pologne, en 2004, chantant «il n’y a plus de frontières » rappelant donc son adhésion prochaine à l’Union européenne. Cette compétition est le reflet d’enjeux culturels majeurs en Europe : réussir à combiner unité et régionalisation culturelle. Il est pour cela intéressant d’étudier les langues utilisées par les participants, ceux-ci n’ayant pas l’obligation de chanter dans leur langue nationale. On a ainsi pu voir l’utilisation de langues régionales telles que le corse en 1993 pour représenter la France, ou encore le romani en 1999 pour représenter la République Tchèque. Il peut s’agir également pour certains pays de se racheter une bonne conduite en montrant un certain multiculturalisme, comme par exemple la République Tchèque, souvent pointée du doigt au sujet des gitans.
Loin de constituer un morcellement européen, ce phénomène incarne plutôt la volonté des pays de montrer leur attachement à une diversité qui s’inscrit dans l’affirmation d’une identité européenne. Cette identité se traduit notamment dans la devise de l’Union Européenne, “Unis dans la diversité”, «In varietate concordia». Mais bien plus que le phénomène d’européanisation, c’est le processus de mondialisation que le concours incarne le mieux.
Un processus de mondialisation mis en lumière par la compétition
On assiste depuis les années 1970 à une mondialisation du concours. Ce phénomène s’observe tout d’abord à travers les règles régissant la nationalité des interprètes. En effet, ceux-ci n’ont pas l’obligation d’être de la nationalité du pays représenté : c’est ainsi que le Luxembourg a gagné cinq fois grâce à des chanteurs étrangers et que Céline Dion a pu concourir pour la Suisse en 1988.
Le signe le plus flagrant de cette mondialisation reste l’usage de l’anglais. L’utilisation de la langue de Shakespeare va de paire avec une uniformisation du style musical, d’où la récurrence des rythmes électro pop, pour plaire à un public jeune et occidental. La victoire d’ABBA en 1974 en est l’exemple le plus parfait: hissés au top 10 du Billboard américain, ils sont bien loin de renforcer l’identité culturelle suédoise et incarnent plutôt le phénomène mondial que fut le disco.
La diffusion de valeurs occidentales par l’Eurovision n’est pas sans importance, puisqu’elle est regardée bien au-delà des frontières de l’Europe. La victoire en 1998 de Dana International, concurrent transsexuel représentant Israël, revêt alors une dimension hautement symbolique. Cette promotion de la tolérance a pu s’observer de nouveau en 2014 avec la victoire de Conchita Wurst, candidat travesti représentant l’Autriche. Loin des clichés, les téléspectateurs russes l’ont placée troisième par télévote tandis que le président autrichien, Heinz Fischer, déclarait que “ce n’est pas seulement une victoire pour l’Autriche mais avant tout pour la diversité et la tolérance en Europe”.
Vidéo : Performance de l’Autriche à l’Eurovision 2014
Ainsi, l’Eurovision est une plateforme de diffusion de valeurs d’union et de tolérance que l’Europe et l’Occident s’approprient souvent. Ce concours représente donc les évolutions du monde à petite échelle : multitude des régions, unité européenne et culture mondialisée.
Cette compétition a des enjeux politiques, économiques et culturels qui dépeignent le jeu des puissances en présence et qui influencent les relations internationales. Mais ce concours reste un des plus vieux divertissements du champ audiovisuel français, européen et mondial. Même si, comme nous l’avons démontré, il est le reflet de la mondialisation que l’on connaît aujourd’hui, ce format de programme apparaît comme quelque peu obsolète et ne répond plus au standard des divertissements d’aujourd’hui. Ce concours gagnerait ainsi, peut être, à être remis au goût du jour, rafraichit pour qu’enfin il acquiert la réputation qu’il mérite dans les pays comme la France, où son image reste celle d’un programme figé dans le XXème siècle.
Asmaa ANSAR et Madeleine ROY
Bibliographie :
http://www.monde-diplomatique.fr/1999/05/ALGAZY/2949
https://www.cairn.info/revue-reseaux1-2007-2-page-231.htlm
http://elpais.com/elpais/2015/05/22/buenavida/1432306168_360333.html
http://fr.euronews.com/2012/05/21/eurovision-la-grande-conspiration-des-votes
http://www.economist.com/blogs/economist-explains/2014/05/economist-explains-3
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