Carnaval et Carême : voyage dans les salons de l’armement
Le Combat de Carnaval et Carême, Pieter Brueghel l’Ancien, 1559
Dans ce tableau de Brueghel l’Ancien deux cortèges se font face, l’un de vie, l’autre de mort, un Carnaval rieur contre un bien morne Carême. Cette lutte brouillonne, les corps pêle-mêle s’affrontant furieusement, trouve pourtant son harmonie au sein de la toile. Il semblerait que Gras et Cendres se marient finalement bien. Les salons de l’armement sont réglés à l’aune du même principe.
J’ai eu l’occasion de pénétrer dans ces obscurs sabbats de la défense. J’ai erré pendant une poignée de journées dans les travées de deux grand-messes françaises de l’armement : Eurosatory pour la terre et Euronaval pour la mer. Et je me propose dans les lignes qui suivent d’en croquer le portrait.
Ces étranges rassemblements ont souvent mauvaise presse. Et quoi de plus normal ? La fine fleur des gens qui pensent et peaufinent les moyens de réduire en nombre le genre humain se réunissent le temps d’une courte semaine, pour discuter techniques, méthodes, innovations. Mais, à cette presse ce n’est pas le ton critique que j’aurai tendance à reprocher, loin de là, mais bien son timbre monocorde. Au moins deux fois l’an[1], le public peut parcourir de ses yeux quelque article lui apprenant que les pourtours de la capitale[2] sont le théâtre de carnavalesques réjouissances. Dans les colonnes des gazettes on y égrène les chiffres de la fréquentation, systématiquement en hausse[3], la présence d’engeances peu recommandables, et souvent la description d’un nouvel équipement révolutionnaire. La presse spécialisée apportera un éclairage plus précis sur ce dernier point. Le ton y est volontairement cynique, mais il est souvent difficile de trouver une différence entre un article récent ou un autre daté de plusieurs années[4]. Bref, on reste sur sa faim, l’appétit n’est jamais excité et excepté sur des dossiers aussi intéressant que celui du Monde diplomatique[5], que je vous invite à consulter, c’est quelque peu morne plaine au royaume des armes.
Ayant l’occasion de rejoindre, d’observer, de toucher le cœur même de ces festivités je me suis alors posé une question : à côté des chiffres, des dénominations obscures de systèmes d’arme énigmatiques, quelles émotions cela procure-t-il de se rendre dans un « supermarché de la mort » ? Simple dans sa formulation mais complexe dans sa résolution.
C’est donc volontairement que j’ai choisi une approche subjective, et somme toute assez restreinte, n’étant absolument pas un salonard averti. Je vais pourtant essayer de rendre au mieux les couleurs de ces fresques peu communes.
L’occasion de se salir les mains
Le Carnaval excite les sens. Dans les salons de l’armement, s’il y en a bien un sens qui est à l’honneur, c’est le toucher. Comme dans les autres foires il est possible d’y éprouver la marchandise. Adieu veau, vache, cochon, qui se meuvent sous les doigts des enfants du Salon de l’Agriculture et bonjour tanks, mortiers, et fusils d’assaut, que des pognes autrement plus rêches sont prêtes à saisir. Le plaisir tactile reste pourtant le même. En effet, tout est à portée, à taille réelle ou en format réduit. Les armes les plus destructrices s’offrent aux caresses des flâneurs.
Certains secteurs de la défense se prêtent plus que d’autres au jeu du toucher. En la matière l’Eurosatory l’emporte clairement sur Euronaval. Les maquettes de sous-marins et de frégates étant souvent cachées dans un carcan de verre. S’il est aisé de monter sur les blindés mis à disposition, contrairement au bœuf du Salon de l’Agriculture, le char Leclerc ne se donne pas tout entier à l’appréciation du public lorsqu’il est inerte. Il a besoin de se mouvoir, de déployer son énergie. Ainsi, les gros gabarits peuvent étaler leur puissance et leur vélocité lors des « démonstrations dynamiques » prévues deux fois par jour. Une scénette est alors reconstituée, dans un paysage moyen-oriental ou subsaharien, sous couvert d’une musique rock un peu fade.
De même, il est ardu d’examiner par soi-même l’efficacité du dernier logiciel de défense informatique, ou de la puissance du nouveau missile sol-air. C’est pour cela qu’à ce petit jeu du plaisir des doigts, du palpage de la bête, de la mise en situation pure et dure, les grands gagnants sont les vendeurs de fusils. En effet, quasiment tous sont à la disposition du visiteur, pouvant à son aise l’agripper, le soulever, le humer, voire l’éprouver en condition quasi-réelle via un simulateur du plus saisissant réalisme.
Il est souvent angoissant de voir ces arsenaux complets proposés à la portée du tout-venant, qui d’ailleurs ne se prive pas de prendre la pose avec le petit nouveau des fusils d’assaut. Sur un stand belge, il était possible de prendre le contrôle d’une tourelle automatique. Couplée à une puissante caméra, on pouvait ainsi suivre les déplacements d’un homme, anonyme dans la foule, éloigné de plus 300 mètres via la lunette performante de son viseur gros calibre, sans que jamais il ne se doute un seul instant de la mortelle mécanique braquée sur lui. Il va de soi que toutes les armes sont neutralisées, mais parfois le joueur sent tout à coup la froide morsure de la réalité, et l’on se rappelle, frissonnant, de la fonction de la machine que l’on a entre les mains.
Le paradoxe de la bête assoupie
Lorsque l’on se trouve au côté d’une monstruosité mécanique comme peut l’être un char Leclerc ou un hélicoptère Tigre, un étrange paradoxe voit le jour. Alors que je m’approchais d’une masse sombre et compacte, tranchant avec le rouge du tissu plaqué au sol, je me suis rendu compte que j’étais en présence du potentiel énergétique le plus important qu’il m’ait été donné de voir. Si on excepte la vue d’un avion décollant, ou d’un train traversant une gare à tout allure, la moindre personne qui verrait un tel instrument en action, serait témoin de la plus grande dépense énergétique qu’elle n’ait jamais ressenti. Et pourtant, à bout touchant de la carcasse de métal, arbitrant sa mystérieuse et terrible mécanique, on n’a nullement le sentiment d’être aux abords d’un dragon endormi, capable de nous pulvériser ou de nous écraser sans effort. La bête est là, mais elle n’est pas menaçante, désespérément immobile et froide. Si morte, qu’elle en devient innocente.
La nature première de l’engin est pourtant la destruction. Il a été pensé pour. Cette innocence morne du dragon et la philosophie guerrière qui a présidé à sa naissance entrent dans une désagréable dissonance. La main qui tout à l’heure était à la fête, se plaisant à éprouver tout ce qui se présentait sous elle, frémit lorsqu’elle ressent cette étrange absence de menace. On s’attend à sentir le souffle chaud de la bête, le mouvement paisible de ses muscles lorsqu’elle dort. Mais ici, rien et l’on comprend que ce n’est pas un animal apprivoisable que l’on contemple, mais une machine, qui, une fois lancée, ne s’arrêtera pas. Tantôt nouvellement excités, tantôt étrangement trompés, les sens se chamboulent dans les Carnavals ambigus de l’armement.
Vendre son âme pour une peluche ?
A toute bonne fête s’ajoute son lot de mets et d’offrandes. Au fur et à mesure de la marche, le regard de l’arpenteur s’exerce, et apprend rapidement à détecter les cadeaux, les collations, les goodies et autres joujoux gracieusement mis à disposition par les exposants. Stylos camouflage, carnets tactiques et autres pins Rafale sont au rendez-vous. Quelques taches de couleurs vives tranchent parfois avec la blancheur nacrée des établis: ce sont autant de confiseries et de gourmandises offertes à la main (toujours elle) chapardeuse des flâneurs. Je crois que la dernière fois que j’avais mangé autant de bonbons c’était au collège. Si les friandises et les jouets sont présents en quantité c’est souvent aux dépens de l’originalité. Mais, lorsqu’elle montre le bout de son nez elle frappe fort et en dessous de la ceinture. Jugez par vous-même :
Le marchand d’arme américain a toujours su travailler le client au corps.
La communication de ce fabriquant d’armes automatiques est rodée et efficace. Peut-être même trop. La compagnie qui publie ces subtilités de marketing est désormais plus connue pour ses calendriers que pour ses sulfateuses. Un salonard averti me confiait par ailleurs que j’avais eu de la chance d’obtenir l’une de leurs créations dans les derniers jours de la foire. En Amérique latine elles ont pour réputation d’être en rupture de stock dès les premières heures suivant l’ouverture.
On se laisse facilement amadouer par ces sucreries et ces présents offerts par de généreux, mais bien étranges pères Noël négociant en canon. Une connaissance avait ainsi gagné l’amour de son jeune frère en lui donnant une peluche distribuée par un célèbre constructeur de pistolets à impulsions électriques. L’on retrouve chez le salonard le même penchant que les marmots, à savoir tout toucher, et tout goûter, sans se soucier un seul instant de l’origine des offrandes.
Bas les masques : quel est le peuple de ce monde ?
Étonnement si je devais choisir un mot pour qualifier les peuplades qui hantent les travées d’Eurosatory et consort ça serait celui de diversité. Les « marchands de mort » sont loin de former une caste unique et unifiée.
Sous les imposants hangars villepintois ou bourgetins, le stand rutilant de la firme multinationale et tentaculaire, qui tripote les missiles le lundi, tisse son réseau dans le cyber le mardi, et s’impose sur le marché des blindés le mercredi, toise la PME de Montélimar spécialisée dans la babiole connectée de demain. Certains reçoivent à la chaîne de prestigieuses délégations venues du bout du monde[6] tandis que d’autres espèrent que quelques badauds daignent les regarder sur leur emplacement minuscule fait de trois piquets, deux panneaux et positionné près des toilettes, horizon nettement plus restreint. Cette disparité, parfois cruelle, m’a éclaté en plein visage lorsque je vis sur le stand de MBDA[7], peuplé d’un ensemble d’hommes vêtus de costumes londoniens, aux chaussures italiennes vernies et aux rires arrogants de ceux qui savent compter dans le monde, un vieux monsieur rabougri zigzagant entre les marchands pour lustrer de son chiffon sale les missiles exposés, dont la valeur unitaire dépasse le million.
Si certains arrivent au Parc des Expositions avec faste, en berline avec chauffeur pour faire leurs emplettes de blindés et de tourelles automatiques, d’autres s’y rendent en RER dans l’espoir de faire connaître leur dernière invention ayant un lien plus ou moins ténu avec le domaine de la défense, alors que le coût pour exposer pèse lourdement dans les comptes de leur entreprise. La jeune pousse innovante, sortie de terre au printemps dernier fait de l’ombre à la vénérable manufacture qui naquit alors que Louis XIV n’était pas encore pubère. Les jeunes loups chinois, ou indiens s’efforcent de distancer les vieux lions européens.
Alors que tous ont revêtu leur habit de Carême, de sombres complet-vestons, noirs pour la norme, bleus nuit pour les plus audacieux, d’énigmatique auréoles de couleurs s’ébrouent de l’autre côté des grilles d’entrée. Cette tribu différente, dissidente peut-être, c’est celle qui critique, qui conteste, qui dénonce, bref ce sont les « activistes ». Terme générique qui embrasse des groupes parfois fort différents, allant du pacifiste, au défenseur de la cause palestinienne[8], en passant par le complotiste. Je reconnais volontiers que ce sont des associations que je connais bien mal, mais un élément m’avait marqué. Ces gens-là ont conscience de la quasi-impossibilité de mettre en place un blocage étendu dans le temps et dans l’espace de ces salons qu’ils souhaitent voir disparaître.
Face à cette impossibilité d’action autre que symbolique, les pacifistes le sont devenus presque trop. Calmes, polis, le regard légèrement noir pour certains, souvent souriant pour les autres, leur présence est bon enfant, presque apaisante. De nombreux slogans rageurs sont apposés sur des écriteaux et vous invitent à questionner votre morale de marchand de canon. Mais, il n’est pas aisé de les prendre au sérieux lorsque lesdits écriteaux sont portés par un sympathique quinquagénaire affublé d’un boubou à motif, ceignant une couronne de fleur et vous souhaitant la bonne journée. Difficile dans ces conditions de sentir l’odeur de sang sur ses mains. De plus, si leurs critiques sont souvent justes, à mon sens elles ratent le coche. Passant parfois à côté de toute la diversité, de l’hétérogénéité qui s’agitent dans les hangars qui leur font face.
La critique n’est pas l’apanage d’un seul côté de la grille. J’ai eu l’occasion de m’entretenir brièvement avec un membre de la société Verney-Carron qui tenait un stand à Eurosatory. L’entreprise venait, il y a peu, d’être évincée dans la course à l’appel d’offre pour le remplacement de l’arme individuelle qui équipe les armées françaises (FAMAS)[9]. Elle était alors le seul représentant français. La défaite, bien que justifiée au vu des demandes de l’Etat, était cuisante. Cet homme, membre d’une société présente dans l’armement depuis le décès de René Descartes, s’est exprimé à l’encontre du système de défense français avec plus de virulence et de hargne qu’aucun activistes au-dehors ne m’en a paru capable. Critique, certes égoïste, car il raille les règles d’un jeu auquel il s’est prêté, mais frappante de force et de justesse. Les habits de Carême cachent parfois une nature bigarrée et une vivacité insoupçonnées.
Post coïtum animal triste ?
Mais, pour en revenir à ma question première, à savoir quels sentiments cela procure-t-il de pénétrer dans ces forêts de missiles, je me trouve face à une réponse bâtarde. Une chose est sûre : la surprise était au rendez-vous. Dans le train brinquebalant m’emmenant à Villepinte je n’aurai jamais pensé y trouver une telle jaspure. Il est aisé de plaquer le même masque de sang et d’inhumanité sur l’ensemble des salonards. Mais, je pense que c’est là faire erreur, et que leur nature emprunte plus à la gauche bariolée du tableau de Bruegel qu’à sa droite uniforme. Il y a une richesse insoupçonnée sous les carapaces de métal.
Pourtant, il ne faut pas se leurrer : le salon de l’armement est loin d’être un pays de Cocagne. S’il lui emprunte son exubérance et sa vitalité, il ne pourra au grand jamais se prévaloir de sa douce candeur. Les salons sont à la fois trop énormes et décomplexés pour que l’on ne ressente pas un choc.
Mais le costume de lieu de débauche, de cynisme le plus absolu, et d’inhumanité, ne leur sied pas sur mesure. Ni enfers fantasmés, ni jardins innocentés, les salons de l’armement laissent un goût d’inachevé.
Sur le long tapis rouge, salis par les traces de pas, qui me menait à la sortie c’est un sentiment quasimodien qui m’a habité. Pas si barbares qu’on ne le dit, ni candides pour autant, les salonards m’ont offert leur savoir, mais sans pour autant se racheter. Sur le quai de la gare attendant de pouvoir rentrer chez moi, le monde ne semblait ni plus gris, ni plus rose. L’animal ne peut ressentir qu’une tristesse un peu morose après un coït pareil, et non pas colère ou enchantement. Carnaval et Carême s’affrontent dans les salons de l’armement, mais c’est une lutte vaine, et en fin de compte d’une saveur fade.
Jean Leviste
[1] Les deux salons sont des biennales tout comme le salon aéronautique du Bourget où je n’ai jamais eu l’occasion de me rendre.
[2] Le plus souvent au Parc des Expositions de la Villette ou bien du Bourget au nord de Paris.
[3] Pour sa 25e édition Euronaval a attiré près de 25 000 visiteurs, Eurosatory, lui plus de 55 000.
[4] Deux exemples parmi bien d’autres :
« Les curiosités répressives du salon Eurosatory de la défense », Europe 1, 2016
http://www.europe1.fr/societe/les-curiosites-repressives-du-salon-eurosatory-de-la-defense-2771948
« Au supermarché de l’armement, à 15 minutes de Paris », Le Nouvel Observateur, 2012
[5] Le Monde diplomatique, Diplomatie des armes, Avril 2016 http://www.monde-diplomatique.fr/2016/04/A/55243
[6] 213 délégations officielles de 94 pays ont visité Eurosatory 2016, ainsi que 13 ministres, 23 vice-ministres et secrétaires d’Etat. 25 directeurs nationaux d’armement et 19 Chef d’État-major des armées.
[7] Leader européen en termes de missiles et de systèmes de missiles. C’est une filiale commune d’Airbus Group, de BAE Systems et de Leonardo.
[8] Les stands israéliens ont souvent une place de choix dans les salons
[9] Appel d’offre remporté par l’Allemand Heckler & Koch
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