Vie et mort d’un État, retour sur la disparition pacifique de la Tchécoslovaquie (I)
Classe Internationale a décidé de se pencher sur un épisode pacifique de dissolution étatique, celui de la Tchécoslovaquie. Premier article d’une série qui souhaite étudier les différentes composantes du « divorce de velours », celui-ci s’intéresse aux considérations historiques de la formation de l’état tchécoslovaque.
Le 1er janvier 1993 a vu la disparition de la Tchécoslovaquie au profit de la République tchèque et de la Slovaquie. Elle vécut 74 ans. Contrairement à la Yougoslavie, elle disparut sans violence et en dépit d’une opinion publique divisée. D’après les sondages d’époque, seulement 36 % des Slovaques et 37 % des Tchèques souhaitaient l’indépendance, toutefois 80 % de la population considéraient une séparation « inévitable » [1]. Le cas de la Tchécoslovaquie se distingue enfin par son mode de dissolution : les citoyens tchécoslovaques ne furent pas invités à se prononcer sur la fin de leur propre État. Le Parlement la décida.
La fin de la Tchécoslovaquie n’est cependant pas la conséquence d’une dégradation continue du climat politique du pays, plutôt celle d’un mélange de facteurs historiques, économiques et politiques. Le premier article dédié à cette question revient sur l’histoire nationale des Tchèques et des Slovaques et sur la création, aux lendemains de la Première guerre mondiale, de la première République de Tchécoslovaquie (1918-1939)
Slovaques & Tchèques, deux peuples aux trajectoires historiques différentes
La création de la Tchécoslovaquie en 1918 constitue la première union formelle des Tchèques et des Slovaques. Certes, l’empire de la Grande Moravie au IXe siècle constitue un dénominateur commun mais ce dernier connaît des interprétations nationales distinctes. Surtout, il se scinde en deux sphères d’influence qui affecteront différemment les deux populations.
À l’issue d’une conquête datant du Xe siècle, les Magyars s’établissent durablement en terres slovaques. Bratislava (anciennement Pressburg) est la capitale de la Hongrie royale dès le XVIe siècle. Toute la question de la renaissance nationale slovaque tiendra à l’émancipation vis-à-vis des Hongrois.
Le territoire tchèque est le théâtre de l’empire de Bohème entre le XIIe et XVIe siècle. Surtout, il voit naître le mouvement religieux hussite. Du nom du prêtre réformateur Jan Hus (1371-1415), le hussisme est considéré par les nationalistes comme le premier mouvement d’émancipation nationale tchèque.
Premier traducteur de la Bible en tchèque, Jan Hus est aussi le créateur du « háček », l’accent au-dessus des lettres C ou S qui est utilisé dans les langues slaves. De même, la devise de la présidence de la République tchèque « la vérité vaincra » (« Pravda vítězí ») est attribuée à Jan Hus. Les (nationalistes) tchèques considèrent leur communauté nationale comme plus ancienne que la communauté slovaque. Contrairement aux tchèques, les Slovaques n’accordent pas une grande importance au hussisme. Surtout, la défaite de la bataille de la Montagne blanche (1620) marque le début de la domination des Habsbourg sur les Tchèques, la germanisation du territoire est en marche.
La langue comme avatar des mouvements nationalistes d’Europe central
Le nationalisme en Europe centrale a une source éminemment culturelle. Les figures du poète, du philologue et de l’historien ont participé à l’éveil des différentes consciences nationales. La langue y occupe une place essentielle car composante intégrante de la nation. Selon le philosophe Josef Jungmann, « la langue, la nation, la patrie, sont la même chose »[2]. Les théoriciens de la renaissance nationale, autant tchèque que slovaque, veulent s’opposer à la culture dominante ; la germanisation des Habsbourg d’un côté et la magyarisation de l’autre. Comment ? Par la « reconquête progressive de l’espace linguistique, littéraire et culturel »[3].
Le tchèque, devenu une langue surtout parlée par les paysans illettrés, se voit codifié par Josef Dobroský (1753-1829). Il publie notamment une Histoire de la langue de Bohême et de sa vieille littérature en 1792 mais aussi un premier ouvrage de grammaire tchèque en 1809. Les conditions d’un renouveau intellectuel de cette langue sont réunies. De même, l’historien et politicien Frantisek Palacky (1798-1876) est l’auteur d’une première historiographie tchèque. Celle-ci aura une influence importante sur les politiciens d’époque car elle vient inscrire l’histoire du peuple tchèque dans une compétition continue face aux Allemands[4].
Du côté slovaque, c’est le linguiste Ľudovít Štúr (1815-1856) qui décide de codifier la langue slovaque (1846) en exploitant un dialecte de Slovaquie centrale. La langue slovaque fut mal acceptée par les nationalistes tchèques car elle mettait un coup de frein à leurs menées. En effet, selon Štúr, les Slovaques ne sont pas des Tchèques mais une communauté nationale distincte. Exploiter les différences de la langue a une portée politique car elle trahit l’idéal de certains « éveilleurs de la conscience nationale ».
Toute déclaration du type « langue slovaque = langue tchèque » reste au demeurant problématique car les deux composent un continuum linguistique, des parlés intelligibles qui ne sont pas identiques. Finalement, l’uniformisation des deux langues n’eut jamais lieu et nul doute que la codification de la langue slovaque en est en partie responsable. Pis, le développement des identités nationales respectives rendra tout retour en arrière difficile.
Des politiques d’affirmation nationale différentes
Ces réveils nationaux aboutissent à une exacerbation des identités qui font des Slovaques et des Tchèques des « dominés ». À cette reconquête de l’espace linguistique et culturel viennent s’ajouter des demandes d’autonomie politique différentes. Le Printemps des Peuples a, en 1848, des conséquences politiques et nationalistes distinctes.
Les nationalistes tchèques suivent la politique dite de l’« Autroslavisme ». La volonté de créer une Autriche fédérale qui rassemble les Allemands d’un côté, les peuples tchèques et slovaques de l’autre.
Le 1er congrès panslave réunit à Prague en 1848 voit les leaders des différents peuples slaves aborder la question d’un État fédéral. Les Tchèques tentent ed’établir une position commune elle ne trouve pas d’écho auprès des dirigeants slovaques[5]. C’est l’échec d’une idée panslave (allant dans l’intérêt national des Tchèques) mais aussi l’acceptation que l’autonomie juridique tchèque peut se faire au sein des institutions habsbourgeoises.
Face à la révolution hongroise de 1848 et l’échec du congrès slave, les Slovaques emmenés par Štúr optent pour une autre approche. Štúr publie le 20 mars 1848 la « proclamation de la nation slovaque », un programme politique qui vise l’autonomie de la Slovaquie. Abolition du servage, proclamation du suffrage universel masculin, statut autonome et participation à la politique d’une Hongrie fédéralisée en font partie. Face au refus des autorités hongroises, Štúr crée « Le conseil national slovaque », proclame l’indépendance de la Slovaquie et appelle à une insurrection armée le 16 septembre 1848.
L’impact immédiat de ce « bouillonnement politique » créé par le Printemps des Peuples doit cependant être nuancé. L’armée autrichienne aidée par les Russes écrase l’insurrection hongroise, restaure l’ordre et annihile de facto les velléités indépendantistes slovaques. Même si 1848-1849 correspond à la création du premier organe à vocation représentative des Slovaques, le processus de magyarisation reprend de plus bel et ce jusqu’à la Première Guerre mondiale. Cette magyarisation se traduit notamment par deux adages: « Il n’y a pas de nation slovaque » (Andrassy, 1875) et « le Slovaque n’est pas un homme »[6]
Les réveils nationaux tchèques et slovaques concernent des territoires et sphères institutionnelles différents. Les deux peuples font face à des populations distinctes, les Allemands de Bohême et les Hongrois. « Le réveil des nationalités, qui était l’oeuvre des savants et des poètes se heurta aux autorités royales ou impériales mais aussi au mouvement similaire des autres nationalités »[7]. Surtout, il a abouti à la mise en place de logiques nationales distinctes dont le dépassement sera difficile une fois l’État tchécoslovaque créé.
L’enjeu sécuritaire dans la création initiale de l’État tchécoslovaque
La signature du compromis austro-hongrois en 1867 et la mise en place d’une double monarchie scellent le sort de l’austroslavisme tchèque. Faute de mieux, les Tchèques restent dans une posture de revendication des droits des minorités et d’obstruction du Parlement autrichien. Les Slovaques, eux, subissent un processus de magyarisation accélérée. La minorité slovaque n’a aucune voix politique en Hongrie et est discriminée. Le nombre de députés slovaques au Parlement hongrois est quasi nul (0 député aux élections de 1869, 1875, 1878, 1881 et 2 députés aux élections de 1872, 1905 et 1910). Entre 1867 et 1918, 750 000 Slovaques quittent le territoire pour l’Amérique du Nord[8].
C’est dans ce contexte que l’utopie d’un État tchécoslovaque réémerge au début du XXe siècle. Derrière le désir d’unification et l’apparente continuité culturelle se cachent cependant des considérations plus réalistes car le territoire tchécoslovaque est plurinational. Selon le recensement de 1910, Tchèques et Allemands constituent 62,66 % et 36,45 % de la population en Bohême, 71,25 % et 27,44 % en Moravie et 29,26 % et 45,85 % en Silésie. La Slovaquie est quant à elle constituée par 57,49 % de Slovaques, 30,54 % de Hongrois mais aussi par des minorités roms, juives, polonaises et ukrainiennes. Unifiée, une Tchécoslovaquie créerait une majorité des deux nations et isolerait les populations allemandes et magyares[9]. Les Tchèques obtiendraient leur État souverain quand les Slovaques s’affranchiraient de la domination hongroise par l’obtention d’un statut plus favorable.
La déclaration de Pittsburgh du 31 mai 1918 reste une date clé dans la création de la Tchécoslovaquie. Le futur premier président tchécoslovaque Tomáš Garrigue Masaryk (1850-1937) voyage aux États-Unis pour rencontrer le président Wilson et obtenir la reconnaissance du mouvement d’indépendance tchécoslovaque. Wilson, qui a signé son « discours des 14 points »[10], cherche à peser dans la reconfiguration des territoires post-première Guerre mondiale et Masaryk l’a bien compris. Obtenir la reconnaissance états-unienne, c’est obtenir l’appui officiel d’un État majeur du mouvement allié et prendre de l’avance sur les autres nations d’Autriche-Hongrie (Hongrie et Pologne notamment)
Masaryk rencontre les représentants d’émigrés tchèques et slovaques aux États-Unis. Ces associations qui avaient déjà signé l’accord de Cleveland pour l’unité Tchécoslovaque (1914) signent la déclaration de Pittsburgh, qui donne plus de crédibilité à l’indépendance de la Tchécoslovaquie.
Pour autant cette déclaration ne doit pas laisser penser qu’un alignement total des positions nationalistes tchèques et slovaques eut lieu. La constitution tchécoslovaque de 1920 ne reprend pas certains éléments clés de la déclaration de Pittsburgh. Le statut spécial de la langue slovaque ou l’autonomie administrative et judiciaire slovaque n’ont pas été inclus. Surtout, la constitution de 1920 nie l’origine plurinationale de la Tchécoslovaquie car selon Frédéric Werhlé, « les dirigeants nationaux vinrent à reléguer leur objectif premier – l’indépendance pour la nation dont ils étaient ou se sentaient les représentants – derrière le souci d’assurer la survie de leur communauté »[11]
Préambule de la constitution de 1920 : [12]
Nous, Nation tchécoslovaque, voulant consolider l’unité entière de la nation, faire régner la justice dans la République, garantir le développement paisible de la patrie tchécoslovaque, travailler au bien commun de tous les citoyens de cet État et assurer les bienfaits de la liberté aux générations futures (…)
Nous, Nation tchécoslovaque, proclamons en même temps vouloir faire tous nos efforts pour que cette Constitution et toutes les lois de notre pays soient appliquées dans l’esprit de notre histoire (…)
La Constitution de 1920 est claire, le nouvel État créé est l’État des Tchèques et des Slovaques mais ces derniers ne sont pas des nations constitutives. La première république tchécoslovaque est basée sur un « faux parallélisme »[13] car un modèle d’État unitaire a été projeté sur une réalité plurinationale qui ne disparut pas sur le long terme. D’après Frédéric Werlhé, la Tchécoslovaquie est le fruit d’une situation « géopolitique instable et particulière » et tout porte à croire que la chute du communisme a fait disparaître le but initial de ce dernier : assurer la sécurité commune.
Le décalage entre l’affichage d’un nationalisme tchécoslovaque et la persistance des nationalismes sont à l’origine de ce que Werlhé appelle le « malentendu » tchécoslovaque.
Fabien Segnarbieux
2nd article disponible : La Tchécoslovaquie au défi des inégalités politiques et économiques
[1] KAMM, Henry, « At forks in road, Czechoslovaks fret », New York Times, 9 Octobre 1992
<http://www.nytimes.com/1992/10/09/world/at-fork-in-road-czechoslovaks-fret.html>
[2] JUNGMANN, Joseph cité par Mares, Antoine, Histoire des pays tchèques et slovaque, Paris, Editions Perrin, 2005, p. 250
[3] ARNOULT, Audrey, La République tchèque : analyse de son retour à l’Europe, Sous la direction d’Isabelle GARCIN MARROU Université Lyon 2, 2007, <http://www.memoireonline.com/09/08/1516/la-republique-tcheque-analyse-retour-a-l-europe.html#fn41>
[4] KIRSCHBAUM, Stanislav, Slovaques et Tchèques, essai sur un nouvel aperçu de leur histoire politique, Lausanne, Éditions l’Age d’Homme, 1987, p.90
[5] ibid p.97
[6] ibid p.104
[7] ibid p.92
[8] ibid p.110
[9] ibid p.113
[10] et qui contient notamment « Aux peuples d’Autriche-Hongrie, dont nous désirons voir sauvegarder et assurer la place parmi les nations, devra être accordée au plus tôt la possibilité d’un développement autonome »
[11] WERLHÉ, Frédéric, Le divorce tchécoslovaque, Vie et mort de la Tchécoslovaquie, 1918-1992, Paris, Harmattan, 304p
[12] UNIVERSITÉ DE PERPIGNAN, digithèque de matériaux juridiques et politiques, Constitution de 1920 de Tchécoslovaquie <http://mjp.univ-perp.fr/constit/tch1920.htm>, consultée le 3 décembre 2016
[13] STIRMISKA Zdenek. « Quelques remarques sur « Le divorce tchéco-slovaque ». Revue d’études comparatives Est-Ouest, vol. 26, 1995, no. 2, pp 183-194
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