De la fameuse devise «ils s’instruisent pour vaincre» de l’École spéciale militaire de Saint-Cyr jusqu’à l’Alma Mater de la bibliothèque de l’université Columbia, sous les traits de la déesse Athéna, le savoir est érigé en outil de la puissance étatique. Aujourd’hui, la mondialisation du savoir et la massification des études supérieures représentent un enjeu de puissance. Principaux fondements de la « nouvelle économie », connaissance et mondialisation entretiennent de ce fait des relations complexes, dont témoignent les classements universitaires. Ils en représentent en effet les préoccupations, les conceptions stratégiques mais aussi les contradictions.
Faisant partie de ce que l’on nomme ‘‘smart power”, le savoir, et plus précisément l’enseignement supérieur, apparaît à la fois comme un indice d’influence et un facteur de puissance. Se fondant sur l’approche de Raymond Aron, Serge Sur écrit que la puissance peut se définir comme «une capacité – capacité de faire, capacité de faire faire, capacité d’empêcher de faire, capacité de refuser de faire»-.
Les classements se définissent comme des hiérarchisations académiques des institutions universitaires selon un nombre restreint d’indicateurs quantitatifs pour établir une classification. Mais comment les classements universitaires déterminent-ils et configurent-ils les rapports de force entre États ?
Il faudra soulever la pluralité des méthodologies de ces classements universitaires internationaux, afin de déterminer s’ils peuvent être un outil stratégique au service de la puissance, et voir quels sont leurs impacts sur les politiques publiques éducatives.
Une méthodologie plurielle des classements universitaires
Si classer les universités mondiales peut faire l’objet de méthodologies fondées sur des critères objectifs pluriels, on constate que leur sélection peut comporter certaines limites.
Le « classement », du point de vue des sciences sociales, est assimilé à un « instrument » voire à une « institution sociale », comportant une dimension technique avec des critères communs sélectionnés et prenant la forme de listes ou de tableaux.
Quelques propriétés majeures caractérisent la classification universitaire:
– Les Britanniques désignent par les termes de ‘‘rating’’ la qualité d’attribuer une valeur numérique à un ensemble d’items. Quant au ‘‘ranking’’, celui-ci comporte une dimension ordinale en mettant en avant une liste ordonnée d’items.
– Tout classement unifie, en établissant une relation commune entre les entités qui partagent la même «échelle», et discrimine certains noms d’universités.
L’Université Jiao Tong de Shanghai a publié sur Internet un « Classement académique des universités dans le monde ». Les établissements sont classés selon leurs performances académiques ou de recherche et les indicateurs de classement incluent les prix internationaux majeurs, les chercheurs fortement cités dans des domaines scientifiques tels que les mathématiques ou la physique, les articles publiés dans des journaux de haut niveau et/ou indexés selon le nombre de citations et les performances per capita.
Par exemple, le classement académique mondial des universités établi par Jiao Tong comporte quatre critères : la qualité de l’enseignement, la qualité de l’institution, le nombre de publications et la taille de l’institution.
Ceux-ci sont déclinés en indicateurs pondérés – nombre de prix Nobel et de médailles Fields parmi les anciens élèves (10 %), mêmes récompenses parmi les chercheurs (20%), nombre de chercheurs les plus cités dans leurs disciplines (20 %), nombre d’articles publiés dans les revues Science et Nature (20 %), nombre d’articles indexés dans Science Citation Index–Expanded et dans Social Science Citation Index (20 %), ainsi que la performance académique au regard de la taille de l’institution (10 %).
Les problèmes méthodologiques incluent l’opposition entre évaluation quantitative et qualitative, l’évaluation de la recherche par opposition à l’évaluation de l’enseignement, la variété des établissements, la langue des publications, le choix des prix, etc. Les médias cherchent à produire des tableaux de classement (league tables) assignant un rang à chaque université. Plus le rang est élevé, meilleure serait la qualité, et vice-versa. Comment parvient-on à ce résultat? On pose une définition de la qualité des universités, puis on mesure ses divers aspects à l’aide d’indicateurs. La note globale est obtenue par pondération du résultat relevé sur chaque indicateur. Chaque aspect de la qualité, comme l’impact de la recherche ou la qualité de l’enseignement pour le THE (Times Higher Education), est mesuré sur des critères spécifiques, comme l’indice de la banque de données Thompson Scientific, ou le taux d’encadrement des étudiants. Classer des universités ne semble donc pas aller de soi sans rencontrer de problèmes.
L’exemple de la Toulouse School of Economics ou (TSE) semble pertinent. Classée dans le palmarès des 100 meilleures écoles de commerce mondiales devant HEC selon le classement de Shanghaï de 2012 (section « économie/business »), la TSE a eu la chance de se faire connaître principalement par son prix Nobel d’économie Jean Tirole, d’où son classement. Détenant la 1re place du palmarès Le Figaro 2012 des écoles de commerce bac+3, la TSE se hisse à un rang surprenant eu égard à son ancienneté et à son prestige international. Elle est pourtant réellement moins sélective que HEC ou l’ESSEC qui sont habituées à rafler généralement les premières places.
La difficulté rencontrée dans la sélection des critères traduit les enjeux géopolitiques de l’établissement des classements universitaires.
La constitution d’outils stratégiques au service de la puissance
Les stratégies établies par les acteurs internationaux dans la conquête du savoir conduisent inévitablement à l’émergence de conflits.
Avec la mondialisation, les échanges universitaires internationaux sont un nouvel enjeu de la puissance des États. En effet, l’éducation répond à un besoin croissant de main d’œuvre, qualifiée, susceptible d’occuper des postes de direction stratégiques. Le savoir est une richesse des États influant directement sur la productivité des agents économiques, et constitue une source de revenus essentielle. La Chine, notamment, adopte une stratégie éminemment géopolitique : la diaspora d’étudiants chinois ne cesse de croître chaque année (entre 2012-2013, plus de 50 000 étudiants partent en France, en Australie, mais aussi aux États-Unis et au Royaume-Uni, alors qu’ils n’étaient que quelques milliers en 2006 dans chacun de ces pays), mais le gouvernement incite également ces étudiants issus de la bourgeoisie à revenir s’installer en Chine par le brain drain, et attirer de nombreux étudiants étrangers pour les former. La communauté scientifique pèse dans les décisions d’investissement en Recherche et Développement, dont le poids par rapport au PIB a plus que triplé entre 1996 et 2012 : en effet, selon les données de la Banque mondiale, les dépenses de R&D chinoises passent de 0,56% à environ 2% du PIB en 2012 avec pour objectif d’atteindre 2,5% en 2020, soit le niveau des États-Unis. Dès lors, les classements internationaux jouent sur le prestige et la capacité d’attraction des universités mondiales, et par voie de conséquence, des États. Ceci se manifeste notamment en 2008 dans la décision de la Commission européenne de créer son propre classement, sous le patronage d’Odile Quintin, la directrice générale à l’éducation et à la culture au sein de la Commission. Le U-Multirank a pour objectif de promouvoir les universités européennes, dont le rayonnement semble moins visible au sein des classements de Shanghai ou de THE. Le classement Multirank de l’UE, disponible sur Internet, correspond aux critères choisis par les utilisateurs. Il se veut multidimensionnel et passe au crible 1300 universités parmi les pays de l’Union: certaines sont plus sensibles à la recherche scientifique tandis que d’autres privilégient les sciences humaines. Le succès de cette entreprise européenne reste toutefois mitigé. Ces exemples montrent que le savoir universitaire constitue un enjeu national mais aussi à l’échelle régionale.
La diffusion du « classement de Shanghai » dans le monde entier, à la fois au moyen du pouvoir médiatique, mais aussi par son acceptation dans la sphère politique, vient faire des classements universitaires un outil de puissance allant bien au-delà du champ académique. Ainsi La Tribune titrait-elle en 2010 « le classement de Shanghai : un palmarès critiqué mais redouté ». En termes de diplomatie, il s’agirait d’un soft power dirigé contre les autres acteurs internationaux. Cette évolution des rapports de forces, qui semble favorable à la Chine notamment mais aussi aux États-Unis et dans une moindre mesure au Royaume-Uni, vient remettre en cause les grandes hiérarchies métropolitaines mondiales, notamment Paris, le centre névralgique de la formation académique française. Les conflits en termes d’image de marque se multiplient à l’échelle de la planète : en 2004, deux universités néo-zélandaises n’hésitent pas à faire un procès contre l’État (qu’elles ont gagné !) pour faire empêcher la publication d’un classement international dans lequel elles disposaient d’un rang défavorable par rapport à leurs concurrentes britanniques et australiennes. Les conflits liés à l’acquisition de capital humain, selon la terminologie de l’économiste Gary Becker, se multiplient avec l’institutionnalisation des classements par les médias et leur acceptation dans la sphère politique. L’OCDE et l’OMC qualifient « d’économie de la connaissance » la commercialisation à l’échelon mondial de produits de la recherche et de l’enseignement. On constate une régionalisation des lieux de recrutement des étudiants et du personnel académique, les professeurs recrutés pour leurs compétences viennent soit des États-Unis, soit des meilleures universités européennes (la Bocconi à Milan, la Freie Universität de Berlin) ou chinoises. Ce phénomène vient également accroître le rôle de l’anglais comme instrument de la superpuissance anglo-saxonne, mais vient également calquer la représentation triadique de l’économie pensée par le théoricien Ken’ichi Ohmae dans les années 80.
Cet enjeu géopolitique amène les gouvernements à reconsidérer leurs politiques publiques en matière d’enseignement supérieur, ainsi qu’à leur aménagement.
L’impact géopolitique des classements universitaires sur les politiques publiques éducatives
Si les classements universitaires répondent à une préoccupation des politiques publiques, ces dernières participent également à une reconfiguration des territoires.
La classification universitaire mondiale a un impact direct sur les décisions des gouvernements et vice-versa. Mais les pays qui dépensent le plus dans l’éducation sont-ils les mieux classés ? D’après les données de l’OCDE, les dépenses publiques consacrées à l’enseignement supérieur s’élèvent à 2,4% du PIB norvégien, à 1,6% du PIB turc, de même pour les États-Unis, pour l’année 2013. Pourtant, les universités américaines trustent les meilleures places tandis que les universités d’Europe du Nord apparaissent à partir des rangs 50 et inférieurs (Université d’Oslo, 58e en 2015). Ces résultats viennent mettre en cause les politiques de démocratisation de l’enseignement supérieur menées par ces pays, qui fondent notamment leurs dépenses sur l’éducation publique (96,1% des dépenses d’éducation de la Suède financent l’enseignement public).
Les gouvernements sont donc confrontés à l’efficacité des systèmes des autres pays et peuvent être soumis à la comparaison de leurs politiques. La distinction entre enseignement public et privé joue beaucoup dans le classement des universités mondiales. Les meilleures places sont occupées par des institutions privées, qui n’ont donc pas, ou peu, recours au financement des administrations publiques, ces dernières étant par conséquent reléguées au rang de vitrine des États, et peuvent même être perçues comme un frein au prestige de certaines institutions : en Amérique latine et aux États-Unis notamment, « l’économie de la connaissance » se concentre majoritairement sur des acteurs privés d’enseignement, tandis qu’en Europe, les établissements les plus prestigieux doivent se restructurer pour répondre aux logiques de concurrence qui pèsent sur leurs coûts de fonctionnement et sur les finances publiques. C’est la raison pour laquelle l’enseignement privé semble davantage s’adapter aux enjeux de l’innovation, que l’enseignement public peine à suivre.
En outre, l’influence des universités sur les transformations urbaines consacre l’importance de la géographie politique. Les classements universitaires viennent discriminer des lieux en fonction de leur prestige, et expliquent pourquoi certaines métropoles bénéficient d’un rayonnement mondial par rapport à d’autres. En cela, le cas de la London School of Economics and Political Science (L.S.E.), à Londres, vient illustrer ce constat. De petite taille, urbaine et située près de la ‘’City’’, cette université a le plus fort taux d’étudiants étrangers au monde (50% venant de 130 pays) et contribue à faire de Londres une ville mondiale, par les liens qu’elle entretient avec le monde politico-financier. L’attrait d’étudiants étrangers vient modifier le tissu urbain, par la multiplication des services de vie nocturne (cinéma, cafés, bars), la construction de résidences universitaires, mais participe aussi à la gentrification des quartiers du cœur de Londres par une hausse des prix des loyers, chassant de fait les ménages les plus modestes. La géopolitique des classements universitaires tend à institutionnaliser la hiérarchie des territoires : les universités les plus prestigieuses se trouvent dans les villes ou agglomérations les plus globalisées. Pour paraphraser Olivier Dollfus à propos de la notion « d’archipel métropolitain mondial », il s’agirait de comprendre les dynamiques d’un « archipel universitaire mondial », avec un pôle dominant, l’Amérique du Nord, et d’autres pôles majeurs du savoir tels que Londres, Tokyo, Shanghai voire le Brésil avec l’Université de Sao Paulo. Dès lors, on comprend que les zones urbaines attirent davantage les étudiants, et que la logique de classement leur soit beaucoup plus favorable que pour les zones rurales.
Ainsi, les classements universitaires ont été érigés par les États comme indicateurs de leur puissance. Leur établissement est un facteur à part entière des relations de domination régissant la concurrence mondiale, et certaines d’entre elles se transposent également au champ universitaire. Les usages des classements au sein des universités participent également d’une culture managériale, d’un «impératif gestionnaire» qui a pris place dans le monde universitaire en s’insinuant notamment dans l’espace communicationnel dans une perspective de ‘‘new public management’’[1].
[1] Le ‘‘new public management’’ fait référence à une nouvelle forme de gestion publique basée entre autres sur une culture du résultat et l’« emprunt de pratiques et d’outils issus du privé», tel que le définit Yves Chappoz in Gestion et Management Public, AIRMAP, 2012.
Arthur Binetti
Alexis Fulchéron
Bibliographie
Revues et articles
- G. S. Becker, Human Capital, A Theoretical and Empirical Analysis, Columbia University Press for the National Bureau of Economic Research, New York, 1964.Sylvain Cariou-Charton, « L’impact de la mondialisation sur les enjeux d’éducation », Études 2016/6 (Juin), p. 7-18.
- Jean Charroin, « Le classement de Shanghai, levier de la diplomatie d’influence
chinoise ? », Revue internationale et stratégique 2015/1 (n° 97), p. 48-60.
- Hamish Coates, « L’université sous les projecteurs : modèles de classement de la
performance en Australie », Politiques et gestion de l’enseignement supérieur
2007/2 (n° 19), p. 75-93.
- Tero Erkkilä, Niilo Kauppi, « Définir l’université mondiale. Les logiques de
compétition et l’internationalisation de l’enseignement supérieur », in Jean-
Christophe Graz et al., Services sans frontières, Presses de Sciences Po (P.F.N.S.P.)
« Académique », 2013 (), p. 317-336.
- Jamil Salmi, Alenoush Saroyan, « Les palmarès d’universités comme moyens
d’action : usages et abus », Politiques et gestion de l’enseignement supérieur 2007/2
(n° 19), p. 33-74.
Ouvrages
- Olivier Dollfus, La mondialisation, Presses de Sciences Po, 1996, p. 25-27, chapitre 2, « Le monde dans ses lieux »
- Ken’ichi Ōmae, Triad power: the coming shape of global competition, New York, Free Press, 1985
Émission de télévision
- ARTE, Le Dessous des Cartes, Jean Christophe Victor : « le Savoir, une question géopolitique », Juillet 2015
Données statistiques
- Atelier de cartographie de Sciences-Po, Universités mondiales et étudiants étrangers, 2009
- OCDE (2016), Dépenses publiques d’éducation (indicateur)
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