Source : The Guardian
En 2015, le secrétaire général aux Nations Unies, Ban Ki-Moon, affirmait que nous pouvions être la première génération à éliminer la pauvreté. Cinq ans plus tard, le rapport de la Banque mondiale sur la pauvreté, de par son contenu et son nom « Revers de fortune » est loin de refléter le même optimisme.
Les chiffres avancés par différents organismes internationaux dépassent rapidement les 100 millions de personnes qui, dans le contexte de la pandémie, basculeront dans la pauvreté. Parmi les causes de ce revers de fortune, les principales seraient, selon le Département des affaires économiques et sociales des Nations Unies, la perte d’emploi et de facto de revenu ainsi que les dépenses onéreuses en lien avec la santé (UNDESA, 2020).
On peut déjà voir quel morbide duo peuvent former pauvreté et santé. Alors même qu’il est prédit une hausse dramatique de la pauvreté, sans système de protection sociale suffisamment performant, l’accès aux soins apparaît pratiquement impossible pour les personnes en situation de pauvreté.
Le rapport entre pauvreté, marginalité et santé a été mis en avant par l’Organisation Mondiale de la Santé depuis de nombreuses années. En 2008, dans un communiqué titré « Les inégalités « tuent à grande échelle » », l’OMS informait que « L’espérance de vie à la naissance d’une fille au Lesotho est inférieure de 42 ans à celle d’une autre née au même moment au Japon. », que « L’espérance de vie chez les hommes autochtones australiens est inférieure de 17 ans à celle des autres hommes en Australie. » et qu’ « Un enfant né dans une banlieue de Glasgow, en Écosse, aura une espérance de vie inférieure de 28 ans à un autre né à peine treize kilomètres plus loin ». Ainsi cette remarque s’observe autant à l’échelle internationale, nationale et locale. La pandémie actuelle ne déroge pas à la règle puisqu’une étude menée aux Etats-Unis démontre que les régions les plus pauvres sont aussi celles où le nombre de contaminations et de morts ont été le plus élevés et que l’inversion de cette tendance serait davantage due à un manque de ressources et de tests dans les régions les plus pauvres qu’à un taux d’incidence plus faible (Finch et Hernandez, 2020).
Le Covid-19 met en lumière le caractère fondamentalement multidimensionnel de la pauvreté et invite à repenser le lien entre santé et justice sociale. Quels mythes regardant la pauvreté la situation pandémique nous révèle-t-elle ? Au premier plan, que la pauvreté est un phénomène bien plus complexe et étendu que ce qui était jusque-là reconnu et que proclamer la fin prochaine de la pauvreté était mirage, sinon mensonge. Enfin, que la protection sociale est inscrite parmi les droits humains, et qu’il est temps de la considérer comme tel : ce n’est ni de la charité, ni des mesures temporaires le temps d’une crise, ni des dépenses superflues qui plombent les budgets nationaux.
La fin de la pauvreté : si proche du but ?
En 1990, la Banque mondiale propose le seuil de pauvreté de 1$ par parité de pouvoir d’achat par jour par personne. Précédemment à cette date, aucune définition mondiale et consensuelle de la pauvreté n’avait émergé (Woodward, 2010, 5). Or sans définition, il était impossible de mesurer ou de proposer des solutions efficaces. La démarche émerge alors comme une réponse, et potentiellement une solution à différents défis.
Ce seuil fut ensuite réévalué à plusieurs reprises et fixé à 1.25$ PPA par jour par personne en 2008 puis 1.9$ PPA par jour par personne en 20151.
Des résultats plus nuancés qu’il n’y paraît
La lutte contre la pauvreté a été affichée comme un objectif primordial d’organisations internationales telles que la Banque Mondiale, le FMI, les Nations Unies. Ce volontarisme a été réaffirmé en 2015 avec l’adoption des Objectifs de Développement Durable. La lutte contre la pauvreté était alors mise à l’honneur puisque le premier de ces objectifs était nommé « pas de pauvreté », ou sous sa forme plus détaillée « Éliminer la pauvreté sous toutes ses formes et partout dans le monde ». Moins ambitieux qu’un taux à 0%, était fréquemment évoqué la détermination à abaisser à l’horizon 2030 à moins de 3% le taux de personnes vivant dans la pauvreté dans le monde, c’est-à-dire vivant avec moins de 1,9$ par jour.
Les 17 objectifs de Développement durables (Sustainable Development Goals en anglais) qui ont succédé aux Millennium Development Goals en 2015.
Source : Unesco
Cependant, malgré l’enthousiasme affiché, cet objectif apparaissait déjà compromis avant la crise de Covid-19 (Banque mondiale, 2020, 2). Par ailleurs, le HCDH (Haut-Commissariat des Nations unies aux droits de l’homme) dénonce le discours de la Banque mondiale et autres institutions qui proclament la presque-éradication de la pauvreté dans le monde. Au contraire, il est affirmé que seule une légère baisse de la pauvreté a pu être enregistrée au cours des 30 dernières années (Alston, 2020, 3). En effet, même s’il a été admis que l’objectif premier concernant la pauvreté était probablement hors d’atteinte, le taux de pauvreté avait tout de même chuté de manière extraordinaire depuis 1990 puisque celui-ci était passé de 36% à 10% en 2015 (Banque mondiale, 2018, 2). Mais ces résultats sont considérés comme trompeurs par le HCDH tout d’abord car cette vision globale est en fait fortement influencée par la tendance chinoise. En effet, le taux de la Chine est passé de 62% en 1990 à 3% en 2015 (ibid, 2). A l’inverse, on note une augmentation de la pauvreté dans certaines régions du monde ces dernières années. Au Moyen-Orient et en Afrique du Nord, ce taux a progressé de 2,3% en 2013 à 3,8%, en 2015 à 7,2% en 2018 (ibid, 3). En Afrique subsaharienne la situation reste critique puisqu’en 2018, 40% de la population vivait sous le seuil de 1,9$, et 70% de la population sous celui de 3.2$ (ibid, 15). Cette baisse de la pauvreté apparaît ainsi plus nuancée lorsque l’on considère l’échelle régionale et non globale. Ces chiffres représentent également des contre-exemples au discours qui fait de l’augmentation de la pauvreté dans le contexte du Covid-19 , une hausse historique de la pauvreté, supposément la première en 30 ans.
Également la probabilité d’une fin proche de la pauvreté était déjà amoindrie par le manque de prise en compte de certaines populations pourtant touchées au premier chef. Tony Atkinson a ainsi grandement développé la problématique des oubliés des pays riches mais aussi des pays pauvres dans les données (Brandolini & Micklewright, 2020, 6). Ainsi, seuls ceux qui font partie des ménages recensés sont comptabilisés. Sont exclus de facto les migrants sans papiers, les réfugiés ou encore les Sans Domicile Fixe.
En outre, lorsque l’on prend comme étalon de mesure les seuils complémentaires de la Banque mondiale de 3,2$ et 5,5$, la réduction de la pauvreté apparaît alors encore moins significative, en particulier en Asie du Sud-Est et en Afrique Subsaharienne. La Banque mondiale estime ainsi qu’un nombre conséquent de personnes se situaient à peine au-dessus du seuil de 1.9$. Or, la probabilité pour ces personnes de basculer à nouveau sous le seuil de 1.9$ est forte puisqu’elles apparaissent toujours en situation de précarité et de vulnérabilité. Elles sont de fait en première ligne lors des évènements aux effets appauvrissants tels que conflits, changement climatique ou encore pandémie (Banque mondiale, 2020, 3).
Les femmes sont également mal prises en compte puisque la pauvreté est mesurée à l’échelle des ménages, en posant l’hypothèse que les ressources du ménage sont partagées de manière équitable entre ses différents membres (Alston, 2020, 6). Cette méthode exclurait de fait des millions de femmes des chiffres de la pauvreté dans le monde, ce alors que les femmes sont en général plus vulnérables car assumant la majorité du travail domestique et des services de soin non rémunérés, qu’elles sont plus susceptibles d’être socialement exclues, ayant un moindre accès aux ressources productives et au pouvoir politique et économique, et qu’elles sont souvent moins protégées, ayant un accès restreint au système de sécurité sociale lié au marché du travail (PNUD, 2012, 27).
A-t-on sous-estimé la pauvreté ?
Mais les critiques à l’encontre de l’annonce d’une fin proche de la pauvreté sont surtout dues à la définition de celle-ci et par conséquent ses outils de mesure et les objectifs promulgués.
L’argument le plus frappant est celui des seuils de pauvreté nationaux. Si la Banque mondiale propose des seuils de pauvreté mondiaux en dollars PPA, les pays fixent eux aussi leurs propres seuils de pauvreté afin de mettre en place des politiques de protection sociale, de réduction des inégalités, … Et pour de nombreux pays, l’écart entre la proportion de personnes vivant sous le seuil de pauvreté nationale et celle vivant sous le seuil de pauvreté de la Banque mondiale est considérable.
En 2020, 35,5% de la population argentine se trouve sous le seuil de pauvreté nationale alors que seulement 1,3% sont sous celui de la Banque mondiale. En Jordanie les populations identifiées comme pauvres sont selon le seuil utilisé 15,7% (seuil national) ou 0,1% (seuil de la Banque mondiale), en Afrique du Sud 55,5% ou 18,7%, pour les Etats-Unis d’Amérique 12.7% vs 1.2%2.
Ainsi, le seuil de pauvreté de la Banque mondiale est critiqué pour le fait qu’il ne mesurerait pas la pauvreté mais l’extrême pauvreté dans les pays les plus pauvres (Woodward, 2010, 9). Lorsque le seuil de pauvreté était encore fixé à 1$, seuls cinq pays avaient un seuil de pauvreté national inférieur ou égal à celui proposé par la Banque mondiale. Cela s’explique par la manière dont est calculé ce seuil. En effet, le groupe de chercheurs ayant formalisé le premier seuil dans les années 1990 a choisi de le déterminer via le prisme des pays les plus pauvres de la planète3. De fait, le premier seuil a été calculé en faisant la moyenne des seuils de pauvreté des 10 pays les plus pauvres. Depuis 2005, il correspond à la moyenne des seuils nationaux des 15 pays les plus pauvres.
Par ailleurs, cette manière de définir et quantifier la pauvreté ne reflète qu’une dimension purement économique du phénomène. Pourtant, les chercheurs et institutions s’accordent pour reconnaître la pauvreté comme multidimensionnelle. « Les signes de pauvreté des individus sont multiples : la mauvaise santé, la faiblesse ou l’absence d’un revenu, une éducation insuffisante, un logement précaire, un travail difficile, la déresponsabilisation politique, la sous-alimentation, un environnement dégradé, l’insécurité physique, etc » (Martin, 2012). Les Objectifs de Développement Durable affichent une volonté d’éliminer la pauvreté sous toutes ses formes. La Banque mondiale elle-aussi reconnaît le caractère multidimensionnel de la pauvreté. De fait, un seuil de pauvreté construit sur une base uniquement économique apparaît comme lacunaire, imprécis et insuffisant pour saisir la pauvreté dans son ensemble. Aussi, doivent être pris en compte dans les indicateurs de pauvreté les conditions de travail, la permanence ou non de la situation de pauvreté, le manque d’accès à des services de base. Par ailleurs, souvent lorsque sont évoqués ces services, l’éducation et la santé sont les deux dimensions qui viennent à l’esprit. Et il est nécessaire de saisir que dans les services sanitaires sont compris des dimensions aussi basiques que l’accès à l’eau potable. En 2017, l’OMS rapportait qu’encore 785 millions de personnes n’avaient pas accès à un service d’eau de base, c’est-à-dire une source d’eau dite améliorée (eau courante, eau livrée, puits protégé, source protégée,…) et à moins de 30 minutes. 2,2 milliards (dont les 785 millions cités précédemment) n’ont pas accès à un service d’eau sécurisé, c’est-à-dire exempt de contamination et à disposition si besoin immédiat. Ainsi, user d’indicateurs reflétant les niveaux de vie et non pas simplement les revenus économiques permettrait de saisir de manière plus efficace la pauvreté et ses conséquences sur le quotidien.
Bien que l’accès à l’eau potable soit reconnu comme un droit humain par l’ONU depuis 2010, une grande partie de la population mondiale n’en bénéficie pas.
Source : Right2water
Dans la même optique, mesurer la pauvreté uniquement selon le revenu ne permet pas de prendre en compte les différents schémas de consommation selon les zones géographiques. Woodward montre que ces schémas sont influencés majoritairement par trois facteurs.
Le premier est la consommation liée directement au besoin et qui varie significativement selon les pays (Woodward, 2010, 13). Ainsi la consommation associée aux vêtements et à l’énergie est plus importante dans les pays froids que dans les pays chauds. Les prestations sociales, telles que l’éducation et la santé, ont également des coûts et une qualité qui diffèrent selon les pays et les contextes. Enfin, les risques sanitaires changent selon les régions du monde du fait des facteurs géographiques et sociaux. C’est le cas par exemple des conditions climatiques favorables à la dengue ou le paludisme qui non seulement vont avoir une conséquence sur le revenu de la personne, potentiellement moins apte à effectuer son travail, mais qui vont aussi influencer les besoins liés aux traitements préventifs et curatifs des maladies (médicaments, moustiquaires,…).
De la nécessité de développer mais aussi d’utiliser des indicateurs alternatifs
Ces instruments de mesures et leurs incomplétudes, assumées ou non, ne sont pas départies de jugements moraux. Définir et mesurer la pauvreté de cette manière signifie qu’il est acceptable que des personnes vivent avec un niveau de revenu extrêmement bas tant qu’il est au-dessus du seuil fixé par la Banque mondiale. Des recherches d’Adam Wagstaff en 2003 s’intéressent aux statistiques des ménages dans les pays en développement qui vivent au seuil de pauvreté. Il est important de saisir que seuls sont considérés des ménages qui vivent exactement au seuil de pauvreté et non pas à un niveau inférieur et qui par conséquent ne sont pas considérés par la Banque mondiale comme pauvres et ne sont pas jugés comme significatif dans une optique de réduction de la pauvreté. Les résultats de Wagstaff rapportent qu’entre 1/6 et 1/12 des enfants de ces ménages meurent avant l’âge de 5 ans. Et parmi les survivants, entre un tiers et la moitié souffrent de malnutrition chronique (Woodward, 2010, 12).
Face à ces défauts et lacunes, différents indicateurs ont été mis au point dès les années 1990. Ainsi, le PNUD développe en 1997 l’indicateur de pauvreté humaine. Il ouvre la définition de pauvreté à des dimensions autres que le revenu. En effet, trois composantes sont prises en compte : la mortalité précoce (c’est-à-dire qui survient avant 40 ans), le taux d’illettrisme chez les adultes, le niveau de vie (qui englobe les phénomènes de malnutrition, d’accès à l’eau potable, d’accès aux soins). On remarque ainsi que non seulement l’indicateur n’est pas restreint à une compréhension purement économique de la pauvreté mais le revenu n’est même pas utilisé comme composante.
En 2006, Peter Edward crée un seuil de pauvreté éthique qui devrait permettre d’atteindre une espérance de vie normale. Ce seuil a été fixé à un niveau à peu près trois fois plus élevé que celui alors proposé par la Banque mondiale (pour rappel : en 2006 le seuil de la Banque mondiale était toujours celui de 1$) (Alston, 2020, 5). David Woodward en 2010 a proposé une ‘right-based poverty line’, c’est-à-dire un seuil de pauvreté définie du point de vue des droits de l’homme. Il est calculé à partir du rapport statistique entre le revenu et les indicateurs de niveau de vie de chaque pays. (Woodward, 2010, 30). Dans son rapport, il a conclu que pour parvenir à une mortalité infantile moyenne, ce seuil devait être 4.2 fois plus élevé que celui de la Banque mondiale (les calculs avaient été réalisés avec le seuil de 1$) (Alston, 2020, 5).
La Banque mondiale commence elle aussi à inclure des indicateurs complémentaires dans ces rapports tels que celui de 3,2$, utilisé principalement pour les pays à revenus intermédiaires de la tranche inférieure, et celui de 5,5$ pour les pays à revenus intermédiaires de la tranche supérieure. Par ailleurs, un seuil de pauvreté sociétale a été développé par Tony Atkinson à l’occasion de la Commission sur la pauvreté dans le monde (2013-2016). Celui-ci s’appuie sur le niveau de consommation et augmente au fur et à mesure de la richesse du pays. Il est également un des indicateurs complémentaires de la Banque mondiale depuis 2018 (Brandolini & Micklewright, 2020, 9).
Mais pour autant c’est le seuil de 1.9$ qui continue d’être majoritairement utilisé comme instrument de mesure et comme boussole pour des politiques mondiales. Car les choix relatifs à la mesure de la pauvreté révèlent des jugements éthiques à la fois de la part des chercheurs, ceux qui les mettent en place, mais aussi de la part de ceux qui les utilisent (ibid, 8). Ainsi, si la pauvreté est pauvrement évaluée, les politiques mises en œuvre ne peuvent tenir compte de la totalité des personnes concernées par le phénomène. Autrement dit, toute hausse de revenu lorsque celui-ci est déjà supérieur au seuil fixé n’importe pas d’un point de vue de réduction de la pauvreté.
La pauvreté peut aussi être fortement accentuée par des événements inattendus. Le rapport Shock Waves de la Banque mondiale, paru en 2016 fait état que le changement climatique fera basculer entre 68 et 132 millions de personnes dans la pauvreté, avec une forte probabilité pour que ce nombre soit supérieur à 100 millions d’ici 2030. (Banque mondiale, 2020, 14). Les effets dramatiques du changement climatique devraient se faire ressentir plus intensément dans les pays du Sud, notamment en Afrique subsaharienne. Ce sont donc dans des régions déjà marquées par des taux de pauvreté élevés que le changement climatique aura ses effets les plus dévastateurs.
Au Mozambique, la ville de Beira a été frappée par deux cyclones consécutifs, les cyclones Idai et Kenneth.. En plus du nombre élevé de morts, ce désastre a aggravé la pauvreté dans une région déjà marquée par la précarité.
Source : Mail&Guardian
De la même manière, la pandémie de coronavirus a eu un large impact : selon la Banque mondiale, « la lutte contre la pauvreté enregistre aujourd’hui sa pire régression » (Banque mondiale, 2020, 1).
L’épidémie de Covid-19 : révélatrice plutôt que créatrice de pauvreté
Selon les calculs de la Banque Mondiale, la pandémie entraîne une régression de 3 ans dans la lutte contre la pauvreté puisque le taux de pauvreté en 2020 devrait être équivalent à celui de 2017. L’UNICEF et l’ONG Save the Children estiment que la pandémie pourrait faire basculer 86 millions d’enfants dans la pauvreté, soit une augmentation de 15% par rapport aux chiffres de référence (UNDESA, 2020).
Mais lorsqu’on y regarde de plus près, la pandémie révèle une pauvreté et une précarité déjà existante mais mal prise en compte, et renforce des inégalités de plus en plus criantes.
Des « nouveaux pauvres » ?
Mais cette augmentation se ressentira d’autant plus dans les pays déjà plus durement concernés par la pauvreté.
Ainsi, c’est l’Asie du Sud qui devrait être la plus touchée, suivie par l’Afrique subsaharienne. Les deux régions devraient dénombrer respectivement 49 millions et entre 26 et 42 millions de personnes supplémentaires en situation de pauvreté. (Banque mondiale, 2020, 6). La perte d’emploi liée au covid est directement liée à cette hausse. Au Nigéria, 42 % des personnes interrogées qui travaillaient avant la pandémie ont déclaré en mai 2020 qu’ils avaient perdu leur emploi à cause de celle-ci (ibid, 7). Mais on constate également des difficultés économiques grandissantes des pays en développement du fait de cette pandémie et de la fuite des capitaux investis qu’elle a engendré. C’est notamment le cas de l’Afrique du Sud, du Brésil et du Mexique (HCDH, 2020c, 1).
A Melville, quartier vivant de Johannesburg, plusieurs établissements notoires ont dû mettre la clé sous la porte du fait de la pandémie et du confinement.
Source : New Frame
A une autre échelle, la Banque mondiale parle de nouveaux pauvres pour qualifier un changement des catégories sociales touchées par la pauvreté. Avant la crise, la pauvreté était un phénomène essentiellement rural. Mais parce que le virus touche plus largement les communautés en zone urbaine avec une densité de population élevée, un nombre important de ces communautés risque de basculer dans la pauvreté également. Par conséquent on observe également un changement des secteurs où sont employés ces nouveaux pauvres, qui ne sont plus alors majoritairement dans le secteur agricole (par exemple, dans les secteurs de la transformation ou du bâtiment en Afrique du Sud ; dans le secteur des services au Nigéria et en Indonésie) (Banque mondiale, 2020, 10-13).
Néanmoins, la plupart des caractéristiques des populations en situation de pauvreté resteront similaires aux tendances précédentes. En effet, le Covid-19 va aggraver la pauvreté pour des catégories qui sont déjà vulnérables et/ou marginalisées mais qui sont aussi souvent mal comptabilisées par les statistiques de la Banque mondiale et autres institutions.
La pauvreté continue de toucher disproportionnellement les jeunes en comparaison avec les autres catégories d’âge. En 2018, la moitié des personnes en situation de pauvreté avaient moins de 15 ans, sachant que seul un quart de la population se situe dans cette tranche d’âge.
Les travailleurs du secteur informel ou en emploi précaire étaient déjà plus susceptibles d’être concernés par la pauvreté car moins bien encadrés, moins socialement protégés, et plus sujets à des conditions de travail contraires aux droits de l’Homme. Du fait du Covid-19, le revenu et le niveau de vie de ces travailleurs seront parmi les plus impactés car ils sont parmi les premiers à être licenciés lors d’une baisse de l’activité économique (HCDH, 2020a, 2).
Parmi les travailleurs du secteur informel certaines catégories sont surreprésentées, comme par exemple les migrants, notamment sans papiers, ou bien les populations indigènes, catégories qui une fois encore sont plus susceptibles d’être touchées par la pauvreté et en même temps sont mal comptabilisées du fait des instruments de mesure de la pauvreté. Ainsi les populations indigènes représentent 6,2% de la population mondiale et près de 19% de la population vivant dans l’extrême pauvreté. 86% des peuples indigènes sont employés dans le secteur informel (De Schutter, 2020, 12). Il y a ainsi plus de probabilité qu’ils soient affectés par la pandémie et la pauvreté qu’elle engendre.
Enfin, les femmes sont également surreprésentées dans le secteur informel ainsi que dans des secteurs de l’économie nécessitant une main d’œuvre importante telle que l’industrie du vêtement qui a connu des licenciements massifs. Les femmes portent en outre le fardeau supplémentaire des services de soins à domicile. A la suite de la fermeture des écoles et des services de garde d’enfants, ce sont surtout elles qui sont chargées de s’occuper des enfants ainsi que des plus âgés et des malades (HCDH, 2020, 2).
Un creusement des inégalités et une crainte du long-terme
Au début de la première vague, le slogan si unificateur de « Nous sommes tous dans le même bateau » était répété à tout va, y compris par les personnes les plus riches de la planète. Madonna chantait que le coronavirus était le “great equalizer” dans une baignoire emplie de pétales de roses, Gal Gadot sur Instagram expliquait que chacun était affecté et que dans ce contexte“it doesn’t matter who you are, it doesn’t matter where you come from”. Mais rapidement force a été de constater que la situation différait selon la place sociale et que qui l’on est et d’où l’on vient importait. Dès avril, The Guardian publiait que si plus de 22 millions d’Américains avaient perdu leur emploi entre le 18 mars et le 10 avril, les milliardaires du même pays sur la même période avaient vu leur richesse augmenter de 282 milliards de dollars, soit une hausse de 10%.
Les crises liées aux pandémies précédentes telles que Zika en 2016 ont prouvé qu’elles renforcent de manière significative les inégalités (Banque mondiale, 2020, 9) et celle provoquée par le Covid-19 ne fait pas exception. Comme il a été évoqué, ce sont principalement des personnes déjà en situation de précarité qui sont le plus durement touchées, notamment d’un point de vue économique. Elles sont souvent au premier plan des licenciements ou des phénomènes tels que le chômage partiel car employées dans des activités qui sont plus susceptibles d’être perturbées ou bien éliminées. Par ailleurs, elles ont tendance à être moins employées dans des activités compatibles avec le télé-travail. Lorsque celui-ci est possible, elles sont aussi parmi les moins bien équipées pour y accéder. Le Département des affaires économiques et sociales des Nations Unies estime également que les classes bénéficiant et qui bénéficieront par le futur le plus du tournant technologique induit par la pandémie sont les classes riche et moyenne.
Cela est préoccupant car on remarque une corrélation entre la hausse des inégalités et la hausse de la pauvreté. Aussi, la Banque mondiale prévoit que « si le coefficient de Gini augmente de 1 % par an, le taux de pauvreté dans le monde atteindra 8,6 % en 2030. » (Banque mondiale, 2020, 9).
On observe également une hausse des inégalités sociales au sein des populations déjà vulnérables, notamment pour les femmes et les jeunes de par la fermeture des écoles. La fermeture des écoles entraîne des conséquences importantes sur le quotidien d’enfants en situation de pauvreté, non seulement sur leur accès à l’éducation mais aussi leur alimentation car cela a entraîné l’arrêt de la distribution des repas à la cantine, qui parfois représentaient le repas le plus important dans une journée. Également, Olivier de Schutter fait état que la fermeture des écoles a entraîné un arrêt des études pour 386 millions d’enfants dans toutes les régions du monde. Cette fermeture des écoles a été accompagnée parallèlement d’une hausse du travail des enfants.
La crainte est que ces inégalités s’ancrent et se reproduisent dans le temps, en particulier en ce qui concerne l’éducation. En effet, on remarque une corrélation entre l’accès à l’éducation et la pauvreté. Ainsi selon la Banque mondiale 39% des adultes pauvres vivant en milieu rural en 2020 n’avaient pas fait d’études (Banque mondiale, 2020, 10). Il y a donc un risque réel que les enfants ne pouvant plus assister aux cours dans le contexte de la pandémie, basculent ou restent en situation de pauvreté en grandissant.
Covid-19 et négligence envers les populations et pays en situation de pauvreté
Mais le Covid-19 met aussi tragiquement en lumière les conséquences de la pauvreté sur la vie quotidienne et sur la santé. Les populations précaires sont celles qui sont le plus touchées par la crise sanitaire. Elles sont le plus souvent employées dans des secteurs où la distanciation sociale est plus difficile à mettre en œuvre et vivent dans des conditions favorisant la propagation du virus. Ainsi ces populations connaissent un taux de transmission et un taux de mortalité plus élevé que la norme. Un exemple parlant est celui de Singapour. L’Etat-cité qui était au départ célébré pour sa gestion de la pandémie a connu une forte transmission du virus dans les communautés de travailleurs migrants provenant d’Asie du Sud et vivant dans des logements exigus et surchargés (Jackson & Griffiths, 2020). Au Brésil, le taux de mortalité face au Covid-19 est 150% plus élevé que la moyenne pour la population indigène (De Schutter, 2020, 13).
A Singapour, 20 000 travailleurs migrants ont été placés en quarantaine dans les dortoirs SS11 à Punggol et Westlite Toh Guan en avril 2020.
Souce : Amnesty International
Les conseils ordinaires pour limiter et ralentir la propagation du virus tels que rester chez soi, respecter la distanciation sociale, se laver fréquemment les mains soulignent la négligence dans laquelle ont été laissées les populations les plus vulnérables et marginalisées. Dans des logements bondés et insalubres, celles-ci n’ont parfois même pas accès à de l’eau potable. Pour rappel, en 2017, 2,2 milliards de personnes n’avaient pas accès à un service d’eau sécurisé. Aussi, pour Philippe Alston, « Far from being the “great leveler,” COVID-19 is a pandemic of poverty, exposing the parlous state of social safety nets for those on lower incomes or in poverty around the world. » (Alston, 2020, 9).
Cela est d’autant plus inquiétant lorsqu’on considère les populations vivant dans des pays à faibles revenus. Ces derniers n’ont ainsi pas forcément un système de soin et des équipements qui puissent faire face ne serait-ce qu’a minima au virus. Le Soudan du Sud n’a en tout et pour tout que quatre respirateurs pour une population d’environ 11 millions de personnes (Jackson & Griffiths, 2020).
La question du vaccin révèle aussi la fracture entre les pays. Oxfam annonçait en septembre 2020 que 51% des vaccins avaient été achetés avant même leur sortie par des pays riches qui ne représentent que 13% de la population mondiale. En décembre 2020, Oxfam annonçait cette fois-ci que 9 habitants sur 10 de 70 pays dits pauvres n’auraient pas accès au vaccin dans l’année 2021. Pour contrer cela, l’OMS a répertorié le vaccin de Pfizer et BioNTech comme réponse à une situation d’urgence. Cela pourrait potentiellement faciliter l’accès des pays en développement au vaccin.
Contrairement aux instruments traditionnellement utilisés pour évaluer la pauvreté, le Covid-19 révèle la pauvreté sous toutes ses formes et démontre les situations préoccupantes dans lesquelles vivent les populations concernées. La manière la plus efficace pour faire front simultanément à une telle pandémie et à la pauvreté est la mise en place de systèmes de protection sociale dignes de ce nom, respectueux du droit à vivre dans la dignité.
III Revisiter la notion ainsi que les systèmes de protection sociale
“Weeks ago, who would have thought […] that the Financial Times would call for wealth redistribution?” écrivent Sarah Jackson et David Griffiths. Ils soulignent alors avec humour, le consensus général sur l’impératif que représentent des systèmes de protection sociale, notamment en temps de crise.
La protection sociale comme droit de l’Homme
Bien souvent lorsqu’on évoque des violations des droits humains, vont être imaginés des viols ou tueries de masse. Mais tout un pan des droits humains que l’on retrouve plus fréquemment au quotidien n’est pas respecté lorsque l’on néglige et abandonne des individus en situation de pauvreté. C’est le cas du droit de l’accès à l’eau, à l’éducation, à la sécurité alimentaire, à la dignité humaine, à la vie. La protection sociale apparaît de facto comme un droit de l’Homme.
Ce concept de protection sociale reste flou et les définitions utilisées par différentes organisations (OIT, Banque mondiale, Union Africaine, UNICEF) témoignent de la variété des approches. Néanmoins, au vu des points communs de ces approches, une définition consensuelle serait de décrire la protection sociale comme un cadre d’actions politiques qui ont pour objectif de prévenir et réduire la pauvreté et la vulnérabilité (PNUD, 2016, 14). Il est cependant intéressant de noter que plusieurs organisations et textes font référence à la protection sociale comme un droit.
C’est le cas de l’Organisation Internationale du Travail (OIT) qui cite notamment l’article 22 de la Déclaration universelle des droits de l’homme : « Toute personne, en tant que membre de la société, a droit à la sécurité sociale ; elle est fondée à obtenir la satisfaction des droits économiques, sociaux et culturels indispensables à sa dignité et au libre développement de sa personnalité, grâce à l’effort national et à la coopération internationale, compte tenu de l’organisation et des ressources de chaque pays. ».
La sécurité sociale est reconnue comme un élément essentiel afin d’améliorer la vie quotidienne des populations, en particulier celles socialement marginalisées (ibid, 14). Mais elle doit également permettre de faire face et d’amortir les effets d’appauvrissement et de marginalisation lorsque survient une crise, comme c’est le cas avec la pandémie de Covid-19.
Si la protection sociale brille par son absence dans les Objectifs de Développement Durable, on retrouve cette notion dans divers textes internationaux. Ainsi les observations générales 14 et 19 du Comité International des droits économiques, sociaux et culturels affirment que les Etats doivent fournir des infrastructures, biens et services de santé publique qui doivent être accessibles, acceptables par les populations bénéficiaires et de qualité. Par ailleurs, ces infrastructures doivent fonctionner de manière à ce que chaque individu puisse faire valoir son droit à la protection sociale. La recommandation n°202 de l’OIT, qui a été votée à une écrasante majorité, demande à ce que les pays introduisent un niveau minimal de protection sociale et encourage à augmenter continuellement ce niveau minimal afin de garantir aux populations un accès à la santé publique et à un revenu de base. Si les recommandations de l’OIT sont non-contraignantes, la recommandation n°202 est célébrée comme un pas en avant significatif dans la promulgation des systèmes de sécurité sociale. Selon Kaltenborn, cette recommandation et l’observation générale 19 précédemment citée reflètent toutes deux une approche basée sur les droits de humains (Kaltenborn, 2020, 37).
Un diagnostic des systèmes de protection sociale pré-pandémie
Préalablement à la pandémie de coronavirus, le PNUD avait noté les efforts de certains pays en développement pour implanter des programmes nationaux de santé publique (PNUD, 2016, 44). C’était le cas par exemple de la Chine, du Rwanda, de la Colombie ou encore de la Thaïlande. Parmi les programmes de protection sociale, celui mis en place par le gouvernement brésilien en 2004, le programme Bolsa Familia se distingue par ses résultats. Celui-ci a permis le versement de subventions à plus de 13 millions de ménages de 17US$ par mois et par enfant du moment que l’enfant en question aille à l’école et bénéficie des services médicaux nécessaires. D’après un rapport de 2009, le programme a permis que sur les 12.4 millions de bénéficiaires, 4.3 millions d’entre eux sortent de l’extrême-pauvreté. Le PNUD avance aussi la probabilité que 16% de la réduction des inégalités économiques observée entre 1999 et 2009 est due au programme (ibid, 16-19). L’Inde se distingue aussi par des mesures de sécurité sociale particulièrement avant-gardistes puisqu’elles prennent en compte des populations souvent peu incluses dans les mesures traditionnelles de sécurité sociale. Avant la pandémie, le pays avait lancé un programme appelé Bidi Welfare Fund qui ciblait les travailleurs, qui sont majoritairement des travailleuses, dont l’emploi consiste à produire des cigarettes roulées à la main, des « bidi » d’où le nom du programme (ibid, 47). Mais de telles avancées dans le domaine de la protection sociale relèvent plus de l’exception que de la norme.
L’industrie des cigarettes roulées, “bidi” ou “beedi” emploient à 90% des femmes, y compris très jeunes en Inde.
Source : The Hans India
Il reste que malgré ces efforts, les chiffres relatifs à la sécurité sociale et les attitudes des acteurs internationaux sont accablants. 71% de la population mondiale ne serait pas couverte par un régime général de sécurité sociale. Seulement 21,8% des personnes sans emplois dans le monde bénéficient d’allocations chômage (Kaltenborn, 2020, 30). Selon les données de l’OIT, 55% de la population mondiale, soit 4 milliards de personnes n’ont aucun accès à une protection sociale qu’elle quelle soit. On retrouve bien évidemment de fortes inégalités entre les régions du monde. En Afrique, ce chiffre de l’OIT monte jusqu’à 82,6% de la population du continent.
Au niveau international, peu sinon aucune des institutions clés, telles que le FMI, l’OCDE ou la Banque mondiale ont semblé vouloir faire de la protection sociale une priorité. Elle est présentée au mieux comme une option et n’est en aucun cas reconnue comme un droit (Alston, 2020, 17).
Plus encore, les systèmes de sécurité sociale déjà existants ont été érodés en particulier depuis 2010 par les mesures d’austérité adoptées par divers gouvernements. Lors de la crise financière de 2008, de nombreuses mesures de protection sociale avaient été prises afin de surmonter la crise et un budget conséquent y avait été alloué. Mais dès 2010, des coupes budgétaires ont été décidées et plus encore en 2016 affectant alors 132 pays (De Schutter, 2020, 17). Une privatisation importante des services publics a mené à l’augmentation des frais d’accès et à une baisse des salaires des travailleurs du secteur dans une optique de recherche des profits. La privatisation de ces services entraîne aussi une absence d’inclusion des populations les plus marginales car peu rentables (Alston, 2020, 12). Ces mesures d’austérité ont ainsi un impact tant sur la quantité que sur la qualité des systèmes et/ou mesures de protection sociale.En 2019, l’OMS conclut qu’entre 2000 et 2015 le pourcentage de population littéralement appauvrie du fait de dépenses de santé supérieures à leurs moyens avait évolué de 1,8% à 2,5% (De Schutter, 2020, 17).
Protection sociale post-coronavirus : apprendre du passé
Depuis le début du coronavirus, les mesures de protection sociale ont proliféré. En septembre 2020, 1407 mesures ont été adoptées par 208 pays et territoires (De Schutter, 2020, 4). L’Afghanistan a par exemple lancé un programme représentant 1,6% du PIB d’aide aux ménages dont le revenu est inférieur ou égal à 2 dollars par jour, ce qui correspond à 90% de la population (Banque mondiale, 2020, 18). Les mesures budgétaires prises par l’Indonésie depuis mars 2020 et qui se décomposent en quatre séries représentent 4,2% du PIB. (Banque mondiale, 2020, 18). Ces mêmes mesures incluent par ailleurs les travailleurs du secteur informel, fait suffisamment rare pour être remarqué.
Effectivement si cette prolifération de mesures est notable, elles reflètent cependant des imperfections habituelles.
L’inclusion ou plutôt la non-inclusion de certaines catégories en fait partie. Ainsi certaines personnes marginalisées et/ou vulnérables peuvent rencontrer des difficultés d’accès à la protection sociale. On peut citer parmi celles-ci les travailleurs migrants (avec ou sans papiers), les réfugiés, les personnes handicapées, les personnes qui ont le VIH ou le sida, les membres de la communauté LGBT, les consommateurs de drogues. En Inde, les personnes ayant le VIH ou le sida sont plus susceptibles d’être victimes de discrimination quant à l’accès à la protection sociale et font partie des personnes les plus pauvres et marginalisées (PNUD, 2016, 53). Cela est d’autant plus problématique que les coûts des soins liés au VIH et au sida sont très onéreux. Quant aux travailleurs du secteur informel, on observe un cercle vicieux se dessiner car les populations déjà marginalisées y sont plus largement employées et ont de fait un accès plus tortueux à la protection sociale liée au travail.
Par ailleurs, les programmes reflètent peu ou pas de sensibilité à la question du genre et peuvent même reposer et entériner des stéréotypes et rôles de genre, alors même qu’il a été démontré que les femmes formaient une catégorie plus susceptible de vivre dans la pauvreté. C’est le cas du programme brésilien déjà mentionné Bolsa Familia qui repose sur une perception des femmes en tant que mères et non en tant que citoyennes actives. Parmi les mesures mises en place depuis le début du coronavirus, en avril 2020, seulement 11% d’entre elles démontrent une prise en compte du genre. Ainsi, en Argentine une des mesures instaurées accorde une priorité aux femmes lorsque plusieurs personnes d’un même ménage font la demande pour cette aide (De Schutter, 2020, 14).
Enfin, il y a une crainte que ces mesures connaissent le même sort que celles créées pour surmonter la crise de 2008 et qu’elles disparaissent aussitôt après avoir été instaurées. Si cela devait advenir, tout laisse à penser que la prochaine crise aura elle aussi des répercussions de grande ampleur sur le quotidien des individus en général, sur celui des personnes en situation de précarité en particulier.
La dernière leçon que l’on pourrait pour l’instant retenir de la crise sanitaire est le besoin pressant d’une solidarité au-delà des frontières. Certes, les coûts pour financer les systèmes de protection sociale dans les pays en développement apparaissent peu exorbitants mais une solidarité internationale reste nécessaire pour les soutenir. En 2016, le coût d’un système de protection sociale comprenant la retraite, les allocations familiales et les pensions de handicap se situait entre 2.2 et 5.7 % du PIB pour les pays d’Asie et d’Afrique subsaharienne (PNUD, 2016, 72). Développer un système complet de protection sociale pour 57 pays à bas revenu et à revenus intermédiaires de la tranche inférieure correspondait en 2020 à des dépenses représentant entre 0,3% et 9,8% de leur PIB, avec un coût moyen de 4,2% de leur PIB (HCDH, 2020, 3). Cependant, les situations sont inégales entre pays et une grande partie des pays en développement sont dans des situations de dette qui ont en plus été considérablement alourdies par la crise économique. Le premier ministre éthiopien Abiy Ahmed a écrit pour le Financial Times que pour beaucoup de pays africains, le remboursement de la dette était souvent supérieur à leur budget annuel de santé. Par ailleurs, ces pays sont particulièrement sensibles aux chocs extérieurs et il est redouté que dans des moments de crise, ils soient confrontés à des problèmes de liquidité. D’où un appel à une solidarité internationale. Du moins, si l’objectif tant affiché d’une réduction de la pauvreté occupe véritablement une place prioritaire. Dans cette optique, un Fond Mondial pour la protection sociale est en discussion et a récolté un vaste soutien, notamment de la part du rapporteur spécial aux droits de l’homme et sur l’extrême pauvreté. (De Schutter, 2020, 24).
Cet article désigne le Covid-19 comme une pandémie de la pauvreté. C’est une réalité. Les chiffres sont incontestables, tant pour démontrer le basculement de millions de personnes en situation de pauvreté dans le contexte pandémique, que pour démontrer la vulnérabilité des personnes pauvres face à la pandémie. Mais la réalité est aussi que toute épidémie est une épidémie de la pauvreté. Déjà en 2011, l’OMS titrait « La tuberculose est une maladie de la pauvreté ».
Il est nécessaire de comprendre que la pauvreté n’est pas juste la question d’avoir un travail ou non, d’avoir un revenu ou non, ou même d’avoir un revenu décent ou non. C’est également la question d’avoir ou non accès à des services dits « de base », à des services qui sont fondamentaux : c’est avoir accès à une éducation, à un logement, à des soins, à de l’eau potable. Lorsque les ravages de la pauvreté sont évoqués, on les rapproche du principe fondamental de vivre dans la dignité. Le rapport entre épidémie et pauvreté met tragiquement en lumière le fait qu’il peut parfois simplement s’agir de vivre.
Ce qu’il nous prouve également c’est que la pauvreté et les épidémies ne frappent pas au hasard. Et que oui tout le monde peut être touché, mais que non la probabilité n’est pas la même pour tous. La population concernée par Zika de manière disproportionnée a été les femmes en situation de pauvreté et qui sont marginalisées. Alors même qu’elles sont celles ayant un accès restreint aux soins de santé reproductive. Alors même que les complications liées à Zika sont particulièrement critiques dans le cas des femmes enceintes. On ne tombe pas malade simplement par malchance, parce qu’on a été au mauvais endroit au mauvais moment. Il y a des facteurs structurels, des déterminants sociaux qui l’expliquent. De même manière, on ne devient pas ou l’on ne reste pas pauvre par malchance. La pauvreté n’est pas une malédiction qui pèse sur des individus, des communautés, des populations, des pays. Ce n’est pas un phénomène qui obéit au hasard, qui échappe à des causes et à des structures. La pauvreté s’entretient.
La pauvreté est entretenue, non pas par une pandémie quand bien même elle vient fragiliser déjà les plus vulnérables, mais par une défaillance ou inexistence des systèmes de protection sociale. On observe un manque de volonté de les ancrer dans le temps, un manque de qualité, un manque d’inclusivité. Les mots de Richard Titmuss, cités par le rapporteur spécial sur l’extrême pauvreté et les droits humains, résonnent d’autant plus dans l’ère du coronavirus : « services to the poor should not be poor services » (De Schutter, 2020, 24).
Elle est entretenue par des inégalités profondes et galopantes et que les épidémies ne cessent d’accroître. Car inégalité et pauvreté sont intrinsèquement liés : Philip Alston avance le fait qu’une réduction de 1% de l’indice de Gini de chaque pays aurait un impact sur la pauvreté plus important qu’une augmentation de 1% des prévisions actuelles de croissance (Alston, 2020, 11).
Elle est entretenue par un manque d’ambition et des instruments de mesure inadéquats lorsqu’il s’agit de s’y attaquer. Non, nous n’aurions probablement pas été la première génération à en finir avec la pauvreté. Non, nous n’étions pas près d’éradiquer la pauvreté dans le monde. Et cela potentiellement parce que nous n’étions pas prêts pour éradiquer la pauvreté dans le monde. Si la manière de mesurer la pauvreté présente un taux bien plus faible qu’il ne l’est en réalité, si les causes structurelles ne sont pas identifiées et adressées sur le long-terme, il apparaît peu probable que le premier objectif des SDG « pas de pauvreté » soit atteint.
Ces déconvenues ne doivent pas être une raison pour s’abandonner au fatalisme ou au cynisme. D’après Olivier de Schutter, « The world was ill-equipped to deal with this pandemic, but it does not have to be. » (De Schutter, 2020, 24). Un nombre conséquent de nouveaux outils pour mesurer et pour adresser la pauvreté ont été mis au point en intégrant les niveaux de vie et les droits de l’Homme. Différents textes existent qui appellent à la mise en place de systèmes de protection sociale, comme c’est le cas pour la recommandation 202 de l’OIT, ou l’Observation générale n°19 du Comité des Droits Économiques, Sociaux et Culturels. Différents appels à travers le monde ont été lancés à la solidarité internationale et à la redistribution. Les mesures de protection sociale ont été multipliées dans le contexte de la pandémie et cela montre qu’elles ne dépendent bien souvent que d’une volonté politique. Certes, les systèmes et mesures mis en place ne sont pas parfaits, et plusieurs défauts ont déjà été identifiés. Mais ce diagnostic est une première étape à leur correction, et il est à espérer que les problématiques desquelles ils relèvent soient adressées dans le futur. Et il est à espérer que ces mesures survivront au Covid-19, pour s’ancrer dans un temps long et permettre aux individus de vivre et de vivre dignement.
Lou Devaux
1 Pour des raisons de clarté les seuils seront exprimés comme ceci : 1.9$, 3.2$, etc
2 Voir les Poverty and Equity Briefs de chaque pays, les données sont de 2020
3 Par « pays les plus pauvres » s’entend ici les pays avec le PIB/habitant le plus bas.
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