La condition féminine en République Démocratique Allemande : entre mythe et réalité

La condition féminine en République Démocratique Allemande : entre mythe et réalité

                                                        ©Sandra Tiger, Flickr

Pour la politologue roumaine Mihaely Miroiu, le féminisme et le communisme sont antagonistes et ne sauraient coexister. Selon elle, le féminisme entend permettre aux femmes de s’émanciper du patriarcat quand le communisme serait lui-même un « patriarcat d’Etat ». Cette affirmation très contestée, probablement influencée par son expérience de femme dans une démocratie populaire pendant la Guerre Froide, est loin de faire l’unanimité. Pour certains, le lien entre communisme et féminisme est certes ambigu mais n’est pas impossible. Pour d’autres, c’est le communisme d’Etat qui a échoué à s’emparer des thématiques féministes et à les traduire en actions par la mise en place de politiques, et non pas le communisme en tant qu’idéologie qui a pour ambition de construire une société dans laquelle les individus sont tous, sans distinction de sexe, émancipés et égaux.

Si l’on s’intéresse à la période qui suit la fin de la Seconde Guerre mondiale et qui s’achève avec la chute de l’URSS en décembre 1991, on constate qu’il y a autant de visions du féminisme et de politiques mises en place quant à la question des femmes qu’il y a de démocraties populaires. La notion même de « féminisme » est un abus de langage dans ce contexte puisque cette notion était très mal vue à l’Est. Les hommes et les femmes se revendiquant comme féministes dans un Etat communiste étaient accusés de vouloir remplacer la lutte des classes par la lutte des sexes en divisant la classe ouvrière, faisant par là même le jeu du capitalisme. Ce rejet de la notion de féminisme n’a pas empêché l’émergence de débats d’idées autour de la question de l’égalité hommes-femmes au sein du Komintern puis du Kominform. Les démocraties populaires se sont aussi emparées de la question en mettant en place différentes politiques relatives aux droits des femmes.

C’est le cas de la République Démocratique Allemande (RDA) qui est au cœur de notre propos. Dès sa création le régime est-allemand consacre une égalité juridique entre les hommes et les femmes à l’article 7 de sa Constitution de 19491, ainsi que le droit à une égalité salariale en son article 182. Cette égalité juridique est certes un pas important mais elle n’a rien de révolutionnaire pour l’époque, la France elle-même a consacré l’égalité entre les hommes et les femmes dans le préambule de la Constitution du 27 Octobre 1946. Ce qui change la donne, c’est la volonté des dirigeants est-allemands de traduire cette égalité de droit en une égalité de fait par la mise en place de politiques ayant pour but de faciliter l’intégration des femmes au sein de la société. Cette volonté est inédite pour l’époque, surtout si on compare la place qu’occupaient les femmes en Allemagne de l’Est avec celle qu’occupaient leurs homologues à l’Ouest, elles avaient un taux d’emploi et de scolarisation bien supérieur. La RDA a donc, comme d’autres démocraties populaires, entretenu et largement profité de l’image de la « femme soviétique » égale à l’homme en droit et en opportunités. Mais à en croire les propos de Mihaely Miroiu sur les liens entre communisme et féminisme, corroborés par des récits de femmes ayant vécu en RDA, l’image de la femme soviétique émancipée par le travail et égale à l’homme n’était qu’un mythe et ne se traduisait pas dans la réalité. On peut dès lors s’interroger sur la façon et les raisons pour lesquelles les dirigeants de la RDA ont exploité le mythe de la « femme soviétique » à tel point qu’il persiste encore aujourd’hui. Les femmes en RDA ont-elles réellement profité de ces avancées sociales ?

             Affiche de propagande de la RDA illustrant l’image de la « femme soviétique »

Le mythe de la « femme soviétique » au service de la politique du régime est-allemand

                     Le régime est-allemand a largement profité de sa politique et de sa position officielle quant à l’émancipation de la femme au sein de la société. Il faut garder à l’esprit le fait que la politique menée autour de la question des femmes a été utilisée par le gouvernement est-allemand à différentes fins. Il a tout d’abord compris l’intérêt que pouvait représenter une telle position en termes d’image, c’est pourquoi la volonté d’instaurer une égalité entre les hommes et les femmes a prédominé dans la propagande officielle de la RDA, Rüdiger Thomas parle d’ « émancipation calculée ». Il était question pendant la Guerre Froide de montrer la supériorité de l’idéologie communiste par rapport à l’idéologie capitaliste et libérale, la question de la place des femmes dans la société était de ce fait un parfait axe pour la propagande du régime. En effet, l’image d’une « femme soviétique » égale à l’homme et libérée des carcans du patriarcat dénotait fortement avec l’inaction des gouvernements occidentaux en matière d’égalité des sexes. La propagande s’axait surtout autour de l’égalité salariale et l’égalité d’accès au marché de l’emploi, car dans la conception du régime est-allemand, l’égalité entre les hommes et les femmes était atteinte dès lors qu’ils avaient les mêmes chances et possibilités d’accéder à l’emploi. Cette conception partielle de l’égalité est fortement influencée par l’idéologie communiste qui considère que tout Homme accède à l’émancipation par le travail3. Ce n’est pas l’unique raison pour laquelle les dirigeants est-allemands ont été enclins à inciter les femmes à travailler : le pays connaît après la guerre, et pendant presque toute son existence, d’importantes pénuries de main-d’œuvre que seules les femmes sont à même de combler. Les femmes allemandes avaient été massivement sollicitées pour participer à l’effort de guerre durant la Seconde Guerre mondiale, elles avaient remplacé à l’usine les hommes partis au combat. Mais à la fin de la guerre et au moment de la division progressive de l’Allemagne entre Est et Ouest, deux processus différents ont pu être observés : les femmes à l’Ouest étaient incitées à retourner à leur rôle de femmes au foyer lorsque les femmes est-allemandes furent encouragées à rester dans le monde du travail. Elles seront de la sorte dirigées vers l’emploi tout au long de l’existence de la RDA car leur présence était nécessaire pour que l’économie fragile de l’Allemagne de l’Est survive et puisse faire face à la fuite de sa main-d’œuvre à l’Ouest. C’est pourquoi les femmes bénéficièrent de nombreuses politiques sociales destinées à leur permettre de concilier leur vie de famille avec une activité professionnelle. L’intégration des femmes dans le monde du travail était telle qu’Honecker considéra dans les années 1970 que l’égalité entre les hommes et les femmes était atteinte. En effet, selon lui, l’intégration économique des femmes au sein de la société suffisait pour que l’égalité des sexes existe.

           En revanche, l’intégration politique des femmes en Allemagne de l’Est était loin d’être la principale préoccupation du gouvernement. Les femmes étaient certes plus représentées qu’à l’Ouest, mais l’espace politique qu’elles pouvaient occuper était à dessein réduit et les instances politiques de la RDA et du parti4 restaient contrôlées par des hommes. Cette intégration politique, volontairement limitée pour sauver les apparences, témoigne de la place que les femmes occupaient en réalité au sein de la société est-allemande. Le régime étant autoritaire et ne laissant aucune place à la participation démocratique, toute émancipation des femmes sur le plan politique devait être permise par le régime. Or cela n’a pas été le cas, la place réservée aux femmes en politique s’est même dégradée avec le temps : en 1946 le SED prévoyait des quotas de femmes au sein du parti, mais ces quotas furent supprimés dès 1950 car ils étaient vu comme une entrave au bon recrutement et au fonctionnement du parti. L’importance des instances politiques du parti et du gouvernement est-allemand pouvait être déduite du nombre de femmes qu’elles comportaient. Ainsi, pas une seule femme ne fut nommée membre du Bureau Politique, instance qui définissait la politique de la RDA. En revanche, la Chambre du peuple du Parlement, qui était privée de réels pouvoirs décisionnels et se contentait d’accepter la politique officielle du Bureau Politique, était quant à elle composée à 27,5% de femmes en 1954. A titre de comparaison, il a fallu attendre 1997 pour que le pourcentage de députées à l’Assemblée Nationale dépasse les 10%5. En ce qui concerne la participation politique des femmes en dehors des instances du parti, le SED a eu pour objectif dès la fin de la guerre d’institutionnaliser les groupes de femmes qui s’étaient formés en réaction au nazisme et qui perduraient sous forme de « comités féminins antifascistes ». Ces groupes créés spontanément par des femmes ont été récupérés par le parti unique est-allemand qui les a fédérés en un seul parti rattaché au SED : la Demokratischer Frauenbund Deutschlands6 (DFD). Elle véhicule dès 1950 la vision du parti sur l’émancipation des femmes, c’est-à-dire que seul le travail peut mener à l’égalité des sexes. Dès lors toutes contestations ou participations libres des femmes à la politique de la RDA ne sont plus rendues possibles.

L’apparence d’une égalité loin de servir les intérêts des femmes est-allemandes

           Il serait faux de dire que les femmes en Allemagne de l’Est n’ont pas bénéficié des politiques mises en place par la RDA. Elles accédaient en effet plus facilement au marché du travail7 et à l’éducation8 et ce grâce aux différentes mesures prises par les dirigeants est-allemands. Ainsi, dès 1968 les femmes bénéficièrent d’un accès à l’éducation et à l’enseignement supérieur, de congés de maternité rallongés et du développement institutionnel de moyens de garde pour leurs enfants. De plus, la pilule était disponible et gratuite en RDA dès 1966 et l’avortement autorisé dès 19729. Leur émancipation au sein de la société était loin d’être parfaite, mais elles jouissaient d’un statut particulier et d’un certain nombre de droits qui n’étaient pas encore reconnus dans la plupart des pays de l’Ouest. C’est pourquoi la réunification a été assez mal vécue par les femmes ayant vécu en RDA. Elles ont dû faire une croix sur un certain nombre d’avantages sociaux qu’elles considéraient comme acquis et furent les premières victimes de l’arrêt de l’économie planifiée de la RDA. Lorsqu’il était question de licencier la main d’œuvre qui était devenue superflue du fait de la nouvelle organisation de l’économie est-allemande, les femmes étaient les premières sur la liste à être licenciées. En 1993 elles représentaient 75% des chômeurs est-allemands.

           Néanmoins, il serait également faux de dire que l’égalité des sexes a été atteinte en Allemagne de l’Est ou même de soutenir le fait que les dirigeants de la RDA avaient réellement pour but d’instaurer une égalité de fait. En effet, le rôle social attribué aux femmes dans la société, celui d’enfanter et de s’occuper des tâches ménagères, n’a pas évolué au cours des quarante années de gouvernement communiste en Allemagne de l’Est. La RDA a donc échoué à libérer la femme du patriarcat. Les postes de commandement étaient occupés par des hommes qui décidaient des besoins des femmes en termes de politique sociale. Pas une seule fois elles n’ont eu leur mot au chapitre. C’est la principale raison pour laquelle aucune politique ne visait à améliorer le partage des tâches au sein du foyer10. C’est pourtant ce partage inefficace des tâches ménagères qui empêchait les femmes d’atteindre au moins l’égalité salariale. Elles occupaient moins de postes à responsabilité, et quand elles y parvenaient leur carrière était rendue plus difficile et moins stable par la « deuxième journée de travail » qui les attendait une fois rentrées chez elles. En outre, la politique officielle du parti a rapidement changé à l’égard des femmes. Dès les années 1970, la question de l’égalité des sexes étant résolue aux yeux des dirigeants est-allemands, la Mutti Politik11 fut mise en place pour faire face à la chute du taux de natalité. Il fallait que les femmes continuent à avoir une activité professionnelle mais il fallait surtout qu’elles enfantent. Des mouvements féministes de femmes est-allemandes formés lors de la réunification soutiennent que cette politique a « conforté les stéréotypes sexuels, de même que le mode de pensée patriarcal des hommes ». La place de la femme au sein de la société est donc restée très traditionnelle, très loin de l’image de la « femme soviétique » émancipée et libre.  

Les politiques sociales à l’égard des femmes : la RDA dans la continuité de la tradition du communisme d’Etat

                     La politique menée par la RDA de 1949 à 1990 s’inscrit dans la tradition des politiques communistes menées au sein d’un Etat, et ce bien avant la Guerre Froide. Staline avait par exemple mis en place une politique très semblable à celle de la RDA. Il fallait que la femme s’émancipe par le travail afin d’apporter une réponse aux problèmes de main d’œuvre, mais il fallait aussi qu’elle enfante puisque l’URSS connaissait alors une chute de la natalité. La « femme nouvelle » aux yeux de Staline, mais aussi aux yeux des dirigeants d’Allemagne de l’Est, n’était pas une femme qui se libérait de l’autorité de son mari ni même des carcans que la société avait instaurés pour elle. C’était une femme qui travaille, car l’égalité s’obtient par le travail. On peut pourtant trouver dans la pensée d’idéologues communistes, tels qu’Alexandra Kollontaï ou Léon Trotski, une conception bien plus poussée de l’égalité des sexes et des moyens pour y parvenir. Léon Trotski s’intéresse au partage des tâches ménagères dans la sphère privée et aux rôles sociaux attribués par la société en fonction du sexe des individus. Il soutient que l’égalité ne pourra pas être atteinte sans prise de conscience des maris et une prise en charge d’une partie des tâches domestiques et de l’éducation des enfants par l’Etat. Alexandra Kollontaï va plus loin en pointant du doigt l’inégalité qui existe selon elle au sein même des couples. La vision traditionnelle de « l’amour » réduirait la femme à la passivité et à son aliénation par son mari.

            Alexandra Kollantaï ©Wikipedia

           Cependant, le régime est-allemand n’a pas fait siennes les idées développées par ces penseurs communistes. Les politiques sociales mises en place pour les femmes l’étaient de façon très pragmatique, dans la seule optique de corriger les défaillances de ce jeune Etat. Si l’on peut encore s’interroger sur les liens ambigus qu’entretiennent communisme et féminisme avant 1991 et la chute de l’URSS, on peut sans trop s’avancer soutenir le fait qu’il n’y avait pas de place pour le féminisme au sein des instances du parti est-allemand pendant la Guerre Froide. Malgré une part de vérité, l’allégation selon laquelle les politiques mises en place par le gouvernement est-allemand ont permis d’atteindre l’égalité des sexes demeure un mythe.

Lou Hoffmann

1 „Mann und Frau sind gleichberechtigt. Alle Gesetze und Bestimmungen, die der Gleichberechtigung der Frau entgegenstehen, sind aufgehoben“. Ce qui signifie que les hommes et les femmes sont égaux en droit. Toute loi ou disposition qui méconnaîtrait l’égalité des sexes seront abolies.

2 „Die Republik schafft unter maßgeblicher Mitbestimmung der Werktätigen ein einheitliches Arbeitsrecht, eine einheitliche Arbeitsgerichtsbarkeit und einen einheitlichen Arbeitsschutz“. Ce qui signifie que la République garantit, avec la participation des travailleurs, un droit, une justice et une protection du travail uniformes.

3 Marx dans le Capital et les Grundisse.

4 Le SED (Sozialistische Einheitspartei Deutschlands), le parti socialiste unifié d’Allemagne, parti unique en RDA.

5 Observatoire des inégalités, La part des femmes progresse à l’Assemblée et au Sénat (inegalites.fr).

6 Ligue démocratique des femmes d’Allemagne

7 47% des femmes travaillaient en RDA en 1969 contre seulement 36% en RFA.

8 Dès les années 1960, plus de la moitié des étudiants à l’université étaient des femmes en RDA.

9 La RDA est néanmoins une des dernières démocraties populaires à autoriser l’avortement.

10 Les femmes assumaient à elles seules ¾ des tâches ménagères.

11 La « politique de la maman ».

SOURCES :

Bouillot, C. (2014). Les stratégies communistes de mobilisation politique des femmes dans les premières années de l’après-guerre. Allemagne d’aujourd’hui,  207(1), 24-32. https://doi.org/10.3917/all.207.0024

Briatte-Peters, A. (2014). Introduction. Les femmes dans la vie politique allemande – une irrésistible ascension ?. Allemagne d’aujourd’hui,  207(1), 5-12. https://doi.org/10.3917/all.207.0005

Dubslaff, V. (2014). Les femmes en quête de pouvoir ? Le défi de la participation politique en République démocratique allemande (1949-1990). Allemagne d’aujourd’hui,  207(1), 33-45. https://doi.org/10.3917/all.207.0033

Harsch, D. (2015). Entre politique d’État et sphère privée. Les femmes dans la RDA des années 1960 et 1970. Clio. Femmes, Genre, Histoire, 41(1), 89-114. https://doi.org/10.4000/clio.12364

Heinen, J. (1990). Pologne/RDA : l’impact des politiques sociales sur le comportement des femmes actives. Sociétés contemporaines, 1(1), 97-112. https://doi.org/

(2004). « En Roumanie, le féminisme académique a un ascendant sur le féminisme militant »: Entretien avec Mihaela Miroiu, fondatrice des Études Genre en Roumanie. Nouvelles Questions Féministes, vol. 23(2), 88-96. https://doi.org/10.3917/nqf.232.0088

Salles, A. (2006). Les effets de la politique familiale de l’ex-RDA sur la nuptialité et les naissances hors mariage. Population, vol. 61(1-2), 141-152. https://doi.org/10.3917/popu.601.0141

Scholze, Siegfried : Zur Rolle der Frau in der Geschichte der DDR: Vom antifaschistisch-demokratischen Neuaufbau bis zur Gestaltung der entwickelten sozialistischen Gesellschaft, 1945-1981, Verlag für die Frau, Leipzig, 1987, p. 366.

Sperber Katharina. (2015, 26 avril). Frauen in der DDR: Hausfrau, Mutter, Schweißerin. Der Spiegel. Frauen in der DDR: Hausfrau, Mutter, Schweißerin – DER SPIEGEL

Studer, B. (2015). Communisme et féminisme. Clio. Femmes, Genre, Histoire, 41(1), 139-152. https://doi.org/10.4000/clio.12393

Thomas, Rüdiger : Modell DDR, die kalkulierte Emanzipation, Hanser, Munich, 1972

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