« Rocambolesque arrestation d’un pirate somalien, piégé par la police belge » peut-on lire dans les pages du Monde du 15 octobre 2013. Et pour cause, le 12, Mohamed Abdi Hassan, alias Aweyne « grande gueule », dirigeant somalien du gang de pirates King Pin, est arrêté à Bruxelles après avoir été attiré par une alléchante proposition : réaliser un film sur sa vie. Si l’anecdote prête à sourire, elle souligne toutefois la médiatisation cinématographique de la piraterie somalienne dans les années 2013 et 2014.
Historiquement, la piraterie est un phénomène millénaire dont les premières attaques datées remontent au VIIe siècle av. J.-C. en Méditerranée, Homère y fait même référence dans l’Odyssée. Haut fait d’armes dans l’Antiquité, la capture de Jules César, en 78 av. J.-C, en mer Egée1. La piraterie connaît un ralentissement parallèle à celui du commerce à la fin de l’empire romain. « Le pirate n’est pas au compte du nombre des belligérants mais c’est l’ennemi commun à tous. On ne doit avoir de commun ni foi ni serment », écrit ainsi Cicéron, De officiis, 44 av. J-C. Lors de la Renaissance, en Europe et dans les Amériques, la piraterie explose, soutenue par la « guerre de course » à laquelle les nations européennes ne mettront fin qu’en 1856 lors de la signature de la Déclaration de Paris. En Asie, les pirates créent de véritables armadas. A titre d’exemple, le pirate chinois Wang Zhi regroupa quelques 20 000 Wakô sous son commandement2.
Dans le sens commun, la cinquième édition du dictionnaire de l’Académie Française (1798) définit le pirate comme : « Écumeur de mer, celui qui, sans commission d’aucune Puissance, court les mers pour voler, pour piller »3. En droit international, la question est régie pour la première fois par la Convention de Genève de 1958. Elle fait l’objet d’un traitement juridique détaillé dans la convention de Montego Bay (1982) – seule convention internationale qui traite de la piraterie – en ses articles 100 à 108 et 110. La piraterie est une infraction pénale qui doit être sanctionnée par voie judiciaire, définie par l’article 101 : « Tout acte illicite de violence ou de détention ou toute dépréciation commis par l’équipage ou des passagers d’un navire ou d’un aéronef privé, agissant à des fins privées et dirigées ». L’article dispose, en ses alinéas 1 et 2, que l’acte doit être commis en haute mer, c’est-à-dire au-delà de la limite des 12 milles des eaux territoriales.
La mondialisation et l’accélération du commerce maritime mondial donne un nouvel élan à la piraterie. Ainsi, entre 2007 et 2012, la piraterie somalienne explose et l’actualité internationale est marquée par une inflation des prises d’otage et détournement de navires marchands, ou de plaisance.
Comme tout fait de son temps, le cinéma s’empare du sujet. Trois films, réalisés entre 2013 et 2014, ont ainsi eu un fort retentissement. Un film étasunien : Captain Phillips, réalisé par Paul Greengrass, un film russe : 22 minutes, двадцать два минуты, réalisé par Vassili Serikov et un film danois, Hijacking, réalisé par Tobias Lindholm.
S’ils traitent de piraterie, ces films n’appartiennent pas pour autant au genre classique du cinéma de pirates. À la croisée de grandes familles du septième art, ils fondent un genre à part entière, dont le mélange édifie la piraterie somalienne au rang d’enjeu de sécurité globale. En cela, la représentation de la piraterie dans ces films est instrumentalisée et légitime l’intervention armée. En effet, ces trois films se distinguent du film de piraterie classique car ils sont traités comme des faits d’actualité (I). En insistant sur la prise d’otage, ils relèvent également du thriller psychologique. Cette mise en tension participe à l’appréhension de la piraterie somalienne comme une menace concrète et universelle chez le spectateur (II). Face à cette menace, les armées nationales sont magnifiées via des procédés propres aux films d’action et présentées comme la solution pour éradiquer le phénomène (III).
Une rupture dans le genre piraterie : l’actualité d’une menace globale
Avant toute chose, la piraterie somalienne est un fait contemporain aux conséquences lourdes pour les échanges internationaux (A) ; présentée comme une menace réelle, elle va recevoir un traitement différent au film de pirate « classique » (B).
- L’explosion de la piraterie somalienne : les conséquences mondiales d’un phénomène local, 2007-2012
Entre 2007 et 2012, les attaques de pirates somaliens s’accélèrent violemment. D’après le Bureau Maritime International, en 2002, la piraterie somalienne représentait 7,5% des attaques recensées à travers le monde, contre 55,6% en 20114. Cette augmentation s’accompagne d’une extension géographique, dont l’équipage dans Hijacking fait les frais. En 2012, la piraterie occupait entre 1500 et 3 000 personnes en Somalie5.
Entre avril 2005 et mai 2012, 3 741 marins, de toutes nationalités, ont été pris en otages. Les attaques ont fait entre 82 et 97 victimes parmi les équipages des navires et entre 300 et 500 pirates auraient perdu la vie. L’impact financier est également bien réel. Sur la même période, le montant des rançons versées s’évalue entre 339 et 413 millions de dollars américains, tandis que la perte pour l’économie mondiale est estimée à 18 milliards de dollars.
La diminution de la piraterie s’explique par une mobilisation de la communauté internationale à plusieurs échelles.
Au niveau militaire, la multiplication des bâtiments militaires des grandes puissances s’est réalisée via le déclenchement de l’Opération Atlante, l’extension de la zone d’opération EU NAVFOR, ou encore la création d’un groupe de contact sur la lutte contre la piraterie au large des côtes somaliennes à partir de janvier 2009. Toutefois, l’apport du multilatéralisme n’est pris en compte par aucun de ces films.
Le Conseil de sécurité des Nations unies s’est en outre attaché à combler un vide juridique permettant la poursuite et l’incarcération des pirates, afin d’éviter qu’ils ne soient relâchés comme à la fin de 22 minutes, tout comme dans la réalité, bien qu’ils soient a priori, décédés en mer. Ainsi, la résolution 1816 de juin 2008 permet à un nombre limité d’États de pénétrer dans les eaux territoriales somaliennes et d’utiliser tous les moyens nécessaires pour arrêter les pirates. De plus, la résolution 1918 – avril 2010 – engage tous les États à ériger la piraterie en infraction pénale en droit interne.
Enfin, le secteur du transport maritime a amélioré ses pratiques en matière de protection contre la piraterie. Si les films ne traitent pas des équipes d’agents de sécurité privés, Capitaine Phillips expose l’installation de lance-incendie ou le recours à des feux de détresse pour empêcher l’abordage des pirates, ainsi que la construction de trappes ralentissant leur progression sur le navire, donnant le temps à l’équipage de trouver refuge.
- Le pirate somalien au cinéma : entre fracture et continuité avec le genre
Grâce au cinéma, le pirate a atteint le statut de mythe et comme tout mythe il permet à toutes les époques de s’y projeter et de s’y retrouver. D’après Christian Viviani6, c’est dans les années 1920 que le genre se précise. C’est un avatar du film d’aventure historique s’organisant autour d’un personnage charismatique oscillant entre canaille et gentleman.
Le film de pirate peut avoir une double lecture, empreinte de l’actualité. Ainsi, dans le film fondateur Capitaine Blood, réalisé en 1935 et produit par la Warner Bros – seul studio démocrate d’Hollywood – le héros pirate incarne l’homme providentiel, parabolisant ainsi Roosevelt. Dans une perspective similaire, L’Aigle des mers (1940), raconte l’histoire d’un pirate engagé par Elisabeth I pour défendre l’Angleterre face à l’armada espagnole, filant la métaphore de la Seconde Guerre mondiale. Une fois l’âge d’or du genre passé – la Seconde Guerre mondiale – il s’essouffle. Même Roman Polanski, Pirates (1986), ne fait que caricaturer le genre à l’extrême. La réinvention est nécessaire. C’est chose faite avec la saga Pirates des Caraïbes (2002) qui s’oriente sur le fantastique et la comédie.
Dans ce contexte, la piraterie somalienne va être traitée comme un genre à part entière. Bien qu’elle reprenne certaines figures imposées du genre, elle s’affirme par son réalisme. D’un côté, l’abordage est filmé dans Capitaine Phillips, contrairement aux deux autres qui préfèrent opter pour une ellipse facilitatrice. Le modus operandi est relativement bien connu. Un boutre « bateau-mère » remorque deux petits bateaux équipés d’un moteur hors-bord rapide permettant de disposer de l’allonge nécessaire. L’équipement reste assez rudimentaire et les armes sont souvent anciennes et mal entretenues, comme cela est très justement montré dans Hijacking, où Tobias Lindholm a poussé le réalisme jusqu’à tourner avec de vraies armes ayant servi à des pirates7 – contrairement à ce qui apparaît dans 22 minutes où l’on aperçoit même deux mitrailleuses. De l’autre, l’habit du pirate est traditionnellement fonctionnel, et c’est la ligne conservé dans Capitaine Phillips et dans Hijacking qui cherchent à se rapprocher de la réalité8. Néanmoins, le genre a pu proposer une érotisation plus forte à partir de Tyrone Power dans Cygne noir (1942) : les personnages sont virils, torse-nu, portent des bandanas etc. En ce sens, les pirates dans 22 minutes en sont les héritiers, frôlant parfois la caricature.
Présentation des pirates, dans Capitaine Philips (1ère photographie) et dans 22 minutes (2ème photographie).
Au fond, les films sur la piraterie somalienne se différencient parce qu’ils ne s’adressent pas au même public. Ce sont des films réalistes qui s’adressent aux adultes. Ils ne laissent de fait aucune place pour l’imaginaire – le trésor, l’île paradisiaque, la séduction – ni à la fascination pour la liberté. Les villes de pirates, comme Tortuga ou La Rochelle qui ont pu être représentées, sont absentes. Ce, alors même que sont recensés une vingtaine de ports pirates en Somalie, en particulier au Nord de Puntland. Enfin le pirate n’est nullement fantasmé et les rôles sont loin de celui de pirate-héros, comme Robert Siodmak dans Le corsaire rouge (1952). Ici, les pirates sont des pêcheurs déterminés qui mâchent du Qat, arbuste dont les feuilles sont mastiquées pour leur effet euphorisant.
Il apparaît donc que le film de piraterie somalienne n’est pas uniquement un film de piraterie. Les ressorts narratifs se rapprochent, en effet, davantage de ceux du thriller psychologique, grâce auxquels le spectateur va penser la piraterie somalienne comme une menace de proximité et universelle.
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Une tension propre au thriller psychologique: le spectateur pris en otage
Ces films sont tournés comme des huis clos, où le spectateur s’identifie aux otages (A). Dès lors, la négociation va jouer un rôle prépondérant dans la montée en tension (B).
- La prise d’otage à l’écran : les ressorts d’un huis clos « sous tension »
Le décor se place dans la mer, dont l’immensité rompt avec le huis clos et la prise d’otage en cours, qui impose une promiscuité par opposition d’autant plus perceptible.
D’après le Petit Robert l’identification est le processus par lequel un individu confond ce qui arrive à un autre avec ce qui lui arrive à lui-même. En psychanalyse, l’identification est reconnue comme un processus important pour la constitution de la personnalité. L’identification passe par un état de contemplation c’est-à dire un retrait narcissique survenant au cinéma puisque le voyeurisme du spectateur favorise l’identification à la fiction10. Ayant pour objectif de faire vivre plus intensément la montée en tension au spectateur, l’orientation de l’identification détermine le rapport du spectateur aux personnages du film.
Les spectateurs s’identifient aux différents héros grâce à plusieurs procédés. Avant d’aller au cinéma, il sait que les films sont réalistes : Capitaine Phillips, raconte l’histoire vraie de la prise d’otage du Maersk Alabama en 2009, 22 minutes est inspiré de la vraie prise d’otage du navire-citerne russe Université de Moscou, ayant eu lieu en mai 2010 dans le golfe d’Aden, tandis qu’Hijacking rejoue le détournement d’un cargo danois en 2008. Sans être directement inspiré de faits réels, le scénario a fait l’objet d’une véritable recherche, quasi documentaire, et les acteurs sont amateurs : ce sont d’anciens otages qui jouent leur propre rôle.
Les scènes d’ouverture de Capitaine Phillips et de Hijacking présentent un père de famille : Richard Phillips, un « bon-père de famille » cinquantenaire et courageux capitaine, et le bon-vivant cuisinier trentenaire Mikkel Hartmann. Scènes paroxystiques de cette identification : le griffonnage en hâte d’une lettre par Richard Phillips lorsqu’il pense mourir, ou lorsque Mikkel Hartmann cache son seul bien de valeur, et résiste pour le conserver : son alliance de mariage. Dans 22 minutes, on suit les flashbacks du jeune marin Sanya Yezhov, retraçant son histoire avec la fille qu’il aime, après qu’elle lui ait envoyé une lettre lui annonçant son mariage proche.
L’otage, un père de famille auquel le spectateur s’identifie facilement. Dans Capitaine Philips (1ère image) et dans Hijacking (2ème image)
En sus, dans Hijacking comme dans Capitaine Phillips, il a été choisi de tourner uniquement caméra à l’épaule une fois sur le bateau. Ce style, qui rappelle fortement le documentaire, participe à la composition d’une ambiance réaliste, en témoigne l’image volontairement instable due au tangage des bateaux.
Une fois que le spectateur s’est bien identifié à l’otage, tout le jeu est de le faire trembler pour son personnage. Pour cela, les rôles des pirates répondent à une certaine typologie : du capitaine pirate respecté et intelligent – Abduwali Muse, Omar – au personnage instable et imprévisible – Najee, qui manque de tuer l’otage ou le jeune pirate chargé de la surveillance du cuisiner dans Hijacking – en passant par le jeune pirate qui deviendra la victime innocente, engrenée dans un mécanisme qui le dépasse : Bilal qui n’a que 15 ans et Kalash qui rêve de devenir rappeur.
- Représentation de l’art de la négociation
Un rapport de force va très vite s’instaurer entre ravisseurs et responsables chargés de la récupération des otages, rapport de force qui s’exprime lors des négociations. La montée en tension est propre aux tractations dont on peut dater le premier grand film de ce genre à The Negotiator (1998).
Dans Capitaine Phillips, un négociateur professionnel est dépêché sur le bateau. Aux États-Unis la négociation a été structurée au FBI autour d’une équipe ayant autorité et compétence sur toutes les forces d’intervention : Crisis Negociation Unit, au sein du Critical Incident Response Group11.
Dans Hijacking le PDG va faire l’office de négociateur. Le négociateur pirate joue sur ses ressorts émotifs en poussant l’otage à supplier le négociateur afin de maintenir une pression psychologique. Il est assisté par le personnage de Connor Julian, interprété par Gary Porter qui est un ancien vrai négociateur d’otage appartenant à une entreprise privée, que les assureurs proposent lorsque l’armateur traite directement avec les preneurs d’otage.
Si elle est très vite laissée de côté dans 22 minutes, la négociation professionnelle constitue pourtant la meilleure chance de survie des otages. De facto, un assaut armé mené par une puissance qui ne négocie pas entraîne un taux de mortalité des otages cinq fois supérieur à un assaut mené par une force qui montre, a minima, une volonté de négocier12.
Côté pirates, les négociateurs sont les capitaines, à part dans Hijacking où Omar n’est officiellement qu’un interprète. Ce rôle ambigu du traducteur est particulièrement réaliste. Dans la réalité, le traducteur monte alors à bord du bateau intercepté pour conduire la négociation. Le partage de la rançon indique l’importance capital qu’il joue : le partage est de 50% pour les hommes qui ont mené l’action, 30% pour le commanditaire, 15% pour l’interprète, les intermédiaires, et 5% pour les familles des pirates morts13.
En utilisant ces multiples ressorts, la montée en tension empruntée aux ressorts des thrillers psychologiques fait naître la crainte chez le spectateur. Le climax est atteint et le dénouement doit survenir : la libération des otages, ou leur mise à mort. Dans 22 minutes et dans Capitaine Phillips, la libération passe par une intervention armée… l’occasion de saupoudrer le tout d’un petit grain de propagande.
Un dénouement glorifiant les armées nationales : les ressorts propagandistes du film d’action
Ô surprise, dans 22 minutes et Capitaine Phillips, la libération des otages résulte d’une intervention de l’armée. Les films étasuniens et russes sont en effet l’occasion de présenter les armées russes et étasuniennes sous leur meilleur jour (A). Enfin, les trois films demeurent manichéens : les causes de la piraterie font l’objet d’une impasse volontaire (B).
- Une représentation des marines russes et étasuniennes oscillant entre factualité et romanesque
Dans Capitaine Phillips, le canot de survie dans lequel se trouve l’otage est poursuivi par L’USS Bainbridge, un destroyer étasunien de la classe Arleigh Burke. Richard Phillips est finalement sauvé par les tireurs d’élite des Navy Seals. Bilan de l’opération : 3 morts parmi les pirates et la traduction en justice de Abduwali Muse, condamné à 33 ans de prison. S’il respecte globalement les faits, le film est toutefois l’occasion d’une glorification de l’US Navy. Le spectateur admire des soldats d’un professionnalisme exemplaire : disciplinés, parachutés et filmés sur une bande-son épique, accompagnée de légers ralentis.
Cette glorification est caractéristique de l’histoire du cinéma hollywoodien. Dès 1942, dans l’objectif de mobilisation psychologique du pays, le ministère de la Guerre installe un bureau de liaison à Hollywood, puis l’avènement de la guerre froide conduit à l’implantation permanente de ce bureau. Ainsi, Jean-Michel Valantin décrit les relations entre Hollywood et l’armée américaine : « le cinéma de sécurité nationale reprend et interprète les grands mythes américains, qui donnent leur signification aux enjeux stratégiques »14. En d’autres termes Hollywood est un instrument de légitimation des actions de l’armée, et pour ce faire, la menace doit déclencher d’authentiques sentiments collectifs d’inquiétude. Une fois la menace confortablement mise en scène à l’écran, l’US Navy peut apparaître comme le bouclier du peuple élu. Le corps est depuis longtemps passé maître dans la gestion de son image. A titre d’exemples : prêt gracieux d’un porte-avions pour le titre In the Navy des Village People ou encore sortie de Top Gun (1986) – commandé pour faire face à une chute des inscrits au lendemain de la guerre du Vietnam – où des bureaux de recrutements furent installés à la sortie des salles.
Créé en 1961 par Arleigh Burke, les SEAL multiplient leur apparitions à l’écran depuis Navy Seals, les meilleurs de 1990, à American Sniper (2014). « Cette association entre le pouvoir militaire et le cinéma permet d’exalter l’image des institutions militaires »15. Les militaires se sont également adaptés à leur temps et financent énormément de jeux vidéo. On retrouve ainsi les forces spéciales dans de nombreux opus de la saga Call of Duty.
Le film 22 minutes est, quant à lui, une caricature du genre. Les marins russes sont représentés au prisme d’un virilisme et d’un esprit « band of brothers » classique : c’est-à-dire une bande d’hommes soudés par l’épreuve de la guerre, et l’appartenance à une nation commune. La glorification est poussée jusqu’à l’absurde. Dans le film, huit soldats russes prennent d’assaut le navire, uniquement armés d’armes blanches, contre quarante-cinq Somaliens armés d’AK-47. Dans les faits réels le rapport est inversé, le tanker est un pétrolier baptisé Université de Moscou battant pavillon libérien. En outre, Denis Nikiforov joue le rôle du capitaine Tarrasov, et sa performance relève du mythe du « super-soldat », thématique commune à de nombreux films de guerre. Combattant hors-pair, il sauve notamment un « camarade-plongeur » en lançant son grappin alors que le moteur du navire est remis en marche et que les deux hommes sont aspirés vers l’hélice.
Dans le cinéma soviétique, depuis Le cuirassé Potemkine (1926), le soldat est une figure centrale. Cette héroïsation du soldat est toujours un des thèmes principaux du cinéma russe. La multiplication des blockbusters au début des années 2000 participe à la construction d’un cinéma national qui s’inscrit dans une nouvelle conceptualisation du rôle de la Russie sous les présidences de Vladimir Poutine. Depuis le film L’étoile (2002) « on observe une tendance majeure du cinéma russe contemporain à privilégier un cinéma patriote, parfois cocardier mais qui n’exclut pas la critique »16, par exemple Nous venons du futur (2008) et 28 hommes de Panfilov (2016).
- Des omissions problématiques : l’absence de traitement des racines de la piraterie
Aucun des trois films ne traite des causes de la piraterie somalienne. Or, schématiquement, trois conditions sont nécessaires pour que la piraterie se développe.
Premièrement, un positionnement géographique propice sur un point maritime de passage de richesses. La Somalie répond à ce critère puisque le trafic du détroit de Bab el Mandeb est un trafic de transit qui représente, chaque jour en moyenne 45 navires et 3,5 millions de barils de pétrole, en 2009.
Deuxièmement, une instabilité politique ou une autorité publique défaillante. La chute du Général Siyad Barré en 1991, les multiples interventions étrangères et les sécessions du Somaliland (1991) et du Puntland (1998), participent à l’instabilité du pays. L’Union des tribunaux islamiques (UTI) offre une période de répit à une importante partie de la population jusqu’à ce que, trouvant le pouvoir trop complaisant avec des islamistes radicaux de l’Ittiah al-Islamyya, les Etats-Unis apportent leur soutien à l’Ethiopie qui renversa le pouvoir de l’UTI en 2006.
Troisièmement, une population pauvre habituée à aller en mer. Or, la Somalie est l’un des pays les plus pauvres au monde dont l’essentiel de la population pratique la pêche, où l’espérance de vie ne dépasse pas 46 ans et un enfant sur cinq meurt avant d’avoir cinq ans17.
La situation se dégrade progressivement dangereusement à cause de la pêche industrielle et du largage en mer de déchets toxiques. L’investigation d’Illaria Alpi et son cameraman leur coûte la vie. Ils sont assassinés en 1994 alors qu’ils enquêtaient sur les filières d’exportation des déchets toxiques entre l’Italie et la Somalie18. Dans Toxic Somalia (2010), un chef de village affirme que le pourcentage de pêcheur est passé de 70% à 5%. Le réalisateur, Paul Moreira affirme que « le nombre de patients présentant ce genre de symptômes – les mutations caractéristiques de l’exposition à des polluants dangereux – dans les hôpitaux du pays a augmenté par 3 en vingt ans. »
Dans ce contexte, la piraterie est une activité plutôt rentable pour des gens qui n’espèrent plus rien. Lorsque Phillips fait remarquer à Abduwali Muse qu’il y d’autres possibilités que d’être soit pêcheur, soit pirate, le fatalisme a un goût amer dans la bouche du pirate : « Peut-être en Amérique… peut-être en Amérique ».
Le pirate somalien n’est pas filmé comme les autres. Empruntant à une pléiade de genres cinématographiques, ces différents films érigent la piraterie somalienne en menace globale, traversant divers cinémas nationaux. Témoins de la mondialisation de ce phénomène, des studios de production chinois et indiens ont ainsi annoncé leur intention de tourner des films traitant du sujet. Le réalisme et l’identification aux otages contribuent à ce que le spectateur se représente la piraterie somalienne comme une menace globale. Face à cela, deux films ne suggèrent comme réponse que l’intervention armée. Toutefois, les racines de la piraterie ne sont pas abordées alors que c’est paradoxalement sur terre que doivent être trouvées les réponses durables à l’insécurité en mer.
Pour conclure, je ne peux que vous conseiller de dépasser la facilité des films présentés, pour regarder le documentaire Toxic Somalia (2010), ainsi que le film Fishing Without Nets (2014), qui traite du phénomène du piraterie du point de vue d’un pêcheur somalien. C’est sans doute pour cette prise de position qu’il fut bien moins médiatisé.
« Maudit sois-tu, tu n’es qu’un lâche, comme le sont tous ceux qui acceptent d’être gouvernés par les lois que des hommes riches ont rédigées afin d’assurer leur propre sécurité. Ils nous font passer pour des bandits, ces scélérats, alors qu’il n’y a qu’une différence entre eux et nous, ils volent les pauvres sous couvert de la loi tandis que nous pillons les riches sous la protection de notre seul courage. » 19
Charles Bellamy, pirate anglais du XVIIIème siècle.
Arthur Deveaux–Moncel
1 JACQUIN, Philippe. Sous le pavillon noir, pirates et flibustiers. France : Gallimard, coll. « Découvertes Gallimard Aventures », 1988, p. 12.
2 https://asialyst.com/fr/2016/12/20/pirates-asiatiques-constantes-histoire-discrete/
3 Site des Dictionnaires d’autrefois http://artflx.uchicago.edu/cgi-bin/dicos/pubdico1look.pl?strippedhw=pirate
4 Nations unies, Conseil de Sécurité, Rapport du Secrétaire général sur les juridictions spécialisées dans la lutte contre la piraterie en somalie et dans d’autres Etats de la région, S/2012/50, 20 janvier 2012.
5 The World Bank, The pirates of Somalia: Ending the threat, rebuilding a nation, Regional Vice-Presidency for Africa, 2013.
6 Christian VIVIANI, « Episode 5 : Les pirates au cinéma », France culture, le 18 janvier 2019.
7 Interview de Tobias Lindholm, NoPopCorn, 4 juillet 2013 https://www.youtube.com/watch?v=6Oj8wIMcr2o
8 Sandrine MARQUES « Hijacking, une fiction si réelle », Le Monde, 12 juillet 2013.
9 Le Monde Diplomatique, février 2011
10 Franck RENUCCI, « Quand Psychanalyse et cinéma mettent en scène la communication », Hermès, La revue, 2015/1 n°71, p.237 – 243.
11 Arnaud EMERY, L’otage en sauvetage : étude juridique, Thèse de doctorat de l’Université Jean Moulin Lyon III, 16 janvier 2020
12 EMERY, A., Statistiques sur les prises d’otages de type siège, Annexes.
13 Commission de la Défense Nationale et des forces armées, Rapport d’information sur la piraterie maritime, 2009.
14 Jean-Michel VALANTIN, Hollywood, Le Pentagone et Washington, les trois acteurs d’une stratégie globale, Autrement, 2010
15 Idem
16 Thomas RICHARD, « Le cinéma, ce grand allié de la politique de Vladimir Poutine », The Conversation, 16 mars 2018.
17 Commission de la Défense Nationale et des forces armées, Rapport d’information sur la piraterie maritime, 2009.
18 Reporters Sans Frontière, Affaire Illaria Alpi : dix ans plus tard, un nouvel espoir de vérité ?, 19 mars 2004
19 REDIKER Marcus, Pirates de tous les pays, 2008
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