Les câbles sous-marins au centre des enjeux de puissance mondiale : EllaLink, une alternative de gouvernance de l’Internet
99% des flux intercontinentaux numériques passent par des câbles sous-marins. L’émergence historique des câbles sous-marins répond aux besoins croissants de communiquer plus rapidement. En 1851, le premier câble sous-marin international est immergé entre Calais et Douvres au Royaume-Uni. L’année suivante, les deux capitales sont reliées: des messages sont transmis en moins d’une heure entre les bourses de Londres et de Paris. Puis, après un premier essai raté en 1857, un câble transatlantique est installé entre Valentia en Irlande et Trinity Bay aux Etats-Unis, mais celui-ci ne durera que 20 jours. Ces échecs entraînent de nombreuses recherches pour améliorer cette technologie. Ainsi, en 1865, deux nouveaux câbles transatlantiques sont posés et en 1870, Londres et Bombay sont reliés avec succès. Pour réglementer et gérer cette nouvelle technologie, l’Union Télégraphique Internationale (UTI) est créée en 1865.
Le contrôle de ce réseau devient très vite un enjeu stratégique et militaire pour les puissances de l’époque: le Royaume-Uni a de très loin le monopole de ces câbles puisque ce sont des entreprises britanniques qui les créent et les posent. La révolution de la radio au début de XXème siècle résulte dans un délaissement du réseau câblier puisqu’elle est vue comme un moyen rapide et facile de communiquer alors que les câbles sont chers et très faciles à détruire. Cependant, les câbles sont utilisés pour la transmission de messages secrets lors de la Première Guerre mondiale (1GM). La crise de 1929 retarde le développement de la radio qui nécessite de lourds investissements: on voit alors la complémentarité de la radio et des câbles comme un intérêt économique. Ainsi, en 1932, l’Union Internationale des Télécommunications voit le jour.
Après la 1GM, les Etats-Unis rattrapent le Royaume-Uni. Western Electric, une compagnie américaine, développe un câble avec un ruban extérieur plus solide qui permet de garder la qualité et le signal des transmission sur les longs câbles: c’est la révolution des câbles coaxiaux sous-marins. En 1955, TAT1, le premier câble téléphonique transatlantique est mis à service, marquant ainsi la fin de l’ère de câbles télégraphiques. Enfin, en 1988, TAT8, le premier câble de fibre optique, est installé. C’est une nouvelle évolution majeure qui accompagne l’essor d’internet. Brusquement, la pose de câbles coaxiaux s’arrête, nous entrons dans l’ère numérique.
Le contrôle du transit des données, par la possession des câbles ainsi que des data centers et « l’ascendant technologique sur les normes techniques du cyberespace sont autant de facteurs d’une nouvelle rivalité internationale au cœur du numérique ». Ces « routes numériques » jouent aujourd’hui un rôle géopolitique majeur et ces infrastructures font l’objet d’une surveillance accrue. Dit autrement, si nous nous plaçons dans une lecture réaliste des relations internationales : celui qui veut conquérir la planète doit maîtriser les grands axes du réseau numérique.
En effet, la distribution des câbles sous-marins dans le monde est très inégalitaire et certains pays jouent une place centrale historique. La place des Etats-Unis est particulièrement importante: 80% des flux passent par son territoire. Selon les révélations d’Edward Snowden, les Etats-Unis ont profité de leur centralité dans ce réseau pour surveiller et capter les données numériques des autres pays.
Image: Géographie du pouvoir: une distribution inégale du réseau des câbles.
Source: Laurent Lagneau, L’OTAN se préoccupe de la sécurité des câbles sous-marins de télécommunications, 24 octobre 2020.
La carte des câbles sous-marins reflète clairement comment les priorités des investissements vont aux marchés de télécommunications solvables. La quasi-totalité des informations circulant sur internet passent par 3 grands axes du réseau sous-marin des câbles, c’est-à-dire l’axe transatlantique, l’axe transpacifique et l’axe Europe-Asie qui passe par le canal de Suez, dévoilant la place centrale des data centers des Etats-Unis (surtout), de l’Europe et du Japon. Or, les besoins des services liés à l’internet touchent toute la planète et de nouveaux réseaux régionaux de câbles se multiplient. La connectivité croissante de l’Afrique attire notamment l’intérêt des GAFAM. De même, les liaisons entre les sous-continents américains sont aujourd’hui l’objet d’une croissance accélérée, de 54 % entre 2010 et 2016. Le rôle du Brésil dans ce développement a été important puisqu’il a dû développer rapidement son réseau internet en tant que hôte de la Coupe du Monde de 2014 et des Jeux Olympiques de 2016 afin de pouvoir diffuser ces événements en HD à tout le monde. Il faut également citer l’émergence de quelques câbles suivant des logiques « sud-sud » comme le câble Alba 1 en 2013 qui relie Cuba et le Venezuela ou le South Atlantic InterLink (SAIL), long de plus de 6000 km, qui relie depuis août 2018 le port de Kribi au Cameroun et la ville de Fortaleza au Brésil, ou encore le South Atlantic Cable System (SACS) qui relie le Brésil et l’Angola.
Cependant, la distribution des câbles et donc la circulation des données reste largement inégale. Dix des treize serveurs racines qui trient notre navigation internet se trouvent aux Etats-Unis. Par exemple, les noms des domaines internationaux « .com » et « .org » sont attribués par l’ICANN (Internet Corporation for Assigned Names and Numbers) basé à Los Angeles. De plus, les grands géants du web, les GAFAM (Google, Apple, Facebook, Amazon et Microsoft) sont tous américains, avec donc des législations américaines. D’ailleurs, Facebook et Microsoft sont les propriétaires du câble le plus puissant du monde, MAREA (160 Tbit/s), installé entre les data centers de Virginia Beach et Bilbao en septembre de 2017. Par conséquent, selon la NSA (Agence National de la Sécurité), 80% des flux des données transitent par les Etats-Unis. Techniquement il s’agit d’un nœud incontournable du fait de la qualité et le haut niveau de technicité des infrastructures américaines. Même si ce trajet semble ne pas être géographiquement le plus direct ni le plus court pour relier deux points A et B, le transfert des données est beaucoup plus rapide en passant par les Etats-Unis que par un trajet physiquement plus court.
La domination de certains acteurs est aussi perçue au niveau du marché des câbles sous-marins, secteur considéré aussi comme stratégique. La production de câbles sous-marins de fibre optique ainsi que leur installation sur des fonds de plus de 2 000 mètres et leur maintenance régulière sont des activités de haute technologie. En réalité, ce marché est dominé par quelques grands groupes qui possèdent le savoir-faire et les équipements nécessaires, dont Alcatel Submarine Networks (France), TE SubCom (Etats-Unis), NEC et Fujitsu (Japon). En effet, la surveillance de ces câbles se fait d’abord au travers des opérateurs de télécommunication historiques et des compagnies de poseurs de câbles, en charge de déployer et de réparer les câbles dans l’océan. Ce travail est complété/appuyé par la Marine Nationale qui exerce une mission de patrouille et de surveillance à l’intérieur des zones économiques exclusives (ZEE). En haute mer, cette protection diminue. Sur le plan juridique, la Convention des Nations Unies sur le Droit de la mer de 1982 offre des protections juridiques mais est considérée comme obsolète dans sa portée réelle. Les révélations sur les programmes de surveillance de masse de la NSA, démontrent en effet l’inadaptation des normes internationales en vigueur, qui ne protègent pas suffisamment les États, les entreprises et les citoyens face aux interférences abusives.
Cette distribution inégale des câbles fait du domaine numérique une source de préoccupations géopolitiques. Les États perçoivent de plus en plus l’espace numérique comme un nouveau lieu d’affrontement, de concurrences et de menaces inter-étatiques. De fait, depuis les révélations d’Edward Snowden à l’été 2013, qui ont décrit la manière dont la NSA a pu mettre en place des systèmes ultra-discrets capables de copier massivement de données en profitant des câbles transitant sur le territoire américain, les États sont désormais très sensibles à la géographie de ces câbles.
En effet, dès 1955, la NSA a créé avec ses homologues canadien, britannique, australien et néo-zélandais, l’accord des « Five Eyes » pour surveiller les données échangées dans le monde entier. Ces 5 Etats auraient visé environ 200 câbles internationaux. E. Snowden explique comment ces écoutes visent en particulier les points d’atterrissement des câbles sur les continents. Par exemple, les trois points principaux points d’atterrissage au Royaume-Uni (Porthcurno, Bude, Highbridge) permettent aux services de renseignement britanniques d’accéder aux données de nombreux câbles transatlantiques. En France, les liens anciens des services de renseignement français et Orange France Télécom permettent de faire la même chose sur des câbles méditerranéens arrivant à Marseille transportant des données stratégiques du Moyen-Orient et du Maghreb. L’espionnage des données est donc devenu un phénomène massif. Cependant, ce qui alimente les tensions diplomatiques n’est pas tant l’interception d’informations anti-terroristes ou criminelles, mais surtout l’interception d’informations politiques voire économiques.
Selon des documents publiés par WikiLeaks, la NSA a espionné la présidente brésilienne Dilma Rousseff et ses ministres, et ce jusque dans son avion présidentiel. Après ces révélations, D. Rousseff a reporté une visite officielle aux Etats-Unis, s’y rendant plus tard pour déclarer son indignation lors de la 68ème Assemblée Générale des Nations Unies, dont le discours d’inauguration est prononcé par le Brésil depuis 1946. Elle insistera sur le fait que cette ingérence constitue un « affront » aux lois internationales et que « l’argument selon lequel ces écoutes illégales visent à protéger les pays du terrorisme est intenable ». En effet, la NSA aurait également espionné le géant pétrolier Petrobras, compagnie qui possède une expertise unique dans l’exploitation d’hydrocarbures pré-salifères en off-shore ultra profond, expertise qu’elle protège pour éviter des transferts de technologies vers la Chine, par exemple.
Rapidement, le Brésil a pris des mesures pour se protéger de possibles interceptions de données dans le futur. Dès septembre, le Ministère de Communications a déclaré qu’il était en train de travailler dans le développement d’un système national de e-mail, c’est-à-dire un service permettant la transmission sûre de documents digitaux. Ce service ne sera lancé qu’en 2014, dirigé notamment aux entreprises privées et aux services étatiques même si le développement d’un système similaire pour les citoyens est annoncé pour plus tard. Le gouvernement a aussi déclaré son souhait d’éviter ou réduire les flux de données passant par des serveurs américains. En avril de 2014, le Brésil convoque un sommet international de gouvernance d’internet à Sao Paulo, un sommet « sans précédent voué à remettre en cause la tutelle américaine de l’internet ». Les représentants de 87 pays, ainsi que des universitaires, des instituts techniques, des laboratoires, des acteurs privés et des ONG sont parmi les invités. Le Brésil souhaite ainsi réfléchir à une alternative, « une nouvelle direction au futur d’Internet », dans laquelle les secteurs de la société civile jouent un rôle clé.
Cette volonté d’affranchissement des nœuds américains doit bien sûr être accompagnée d’infrastructures permettant de les contourner. Le Brésil se retrouve ainsi au cœur d’un réseau de câbles qui avait pour volonté de relier entre eux les BRICS. Ce projet colossal devait couvrir plus de 34 000 km de distance entre le Brésil, l’Afrique du Sud, la Russie, l’Inde, Singapour et la Chine et a été annoncé en 2014 à Fortaleza, mais il a été finalement mis en suspens depuis 2015, faute de financement. Il faut noter cependant que la Chine a entrepris le développement des “routes de la soie digitales” de son côté.
Cependant, une autre infrastructure illustre cette volonté du Brésil de diversifier ses routes numériques: EllaLink. Ce câble sous-marin reliant l’Europe (Portugal) au Brésil et à l’Amérique Latine (avec des possibles noeuds en Argentine, Chili et Pérou), en passant par le Cap-Vert où il doit s’interconnecter avec les câbles ouest-africains, offrirait une connectivité à haute capacité et très sécurisée. En 2015, 80 à 85% du trafic entre l’Amérique Latine et l’Europe passait par les Etats-Unis: ce câble cherche donc à éviter ceci, en rendant la région moins sensible aux espionnages. EllaLink témoigne des enjeux de puissance qui se jouent dans l’Atlantique Sud. Présenté par D. Rousseff comme un moyen de restaurer la souveraineté numérique du Brésil, il est remis en cause dès l’arrivée au pouvoir du président Michel Temer en 2016, qui veut maintenir un profil bas vis-à-vis des Etats-Unis. Cependant, cela ne met pas à terme le projet et celui-ci sera impulsé par le Réseau National pour la Recherche (RNP), créé en 1989 pour mettre en place un réseau universitaire à l’échelle du pays. En effet, le RNP est l’un des piliers du modèle brésilien de gouvernance de l’Internet qui vise à “garantir la représentation de l’ensemble des secteurs impliqués autour du développement d’Internet au Brésil et à limiter l’emprise des intérêts privés sur la gestion du trafic et des contenus”. Dans cet idéal, une partie du trafic d’EllaLink devrait être réservée aux laboratoires scientifiques ou aux ONG d’intérêt public. C’est-à-dire que les câbles se constitueraient comme des biens publics mondiaux et donc comme un réseau non-commercial, limitant ainsi l’emprise des intérêts privés sur la gestion du trafic et des contenus. EllaLink devrait ainsi renforcer la recherche dans des domaines tels que la physique, le patrimoine culturel ou la biodiversité.
Le Consortium Building the Europe Link to Latin America (BELLA) coordonne l’extension du câble à d’autres réseaux universitaires en Amérique Latine (tels que le GuyaLink et le CariLink). Le financement de BELLA est assuré par la Commission européenne (DG-CONNECT, DG-DEVCO et DG-GROWTH) et les réseaux régionaux de recherche et d’éducation d’Amérique Latine (RedClara) et d’Europe (GÉANT) ainsi que les réseaux nationaux de recherche du Brésil (RNP), du Chili (REUNA), de Colombie (RENATA), d’Equateur (CEDIA), de France, d’Allemagne, d’Italie, de Portugal et d’Espagne. En 2019, RedClara et GÉANT, au nom du Consortium BELLA, ont annoncé qu’EllaLink et Alcatel Submarine Networks avaient finalisé des accords pour la construction du système de câbles. BELLA reflète la volonté de renforcer les échanges scientifiques et universitaires entre ces deux continents.
Or, seulement une partie du trafic sera destiné à des fins de diffusion du savoir, le consortium étant composé de partenaires hétérogènes: par exemple, l’opérateur de télécommunications Télébras (société étatique brésilienne), assurera l’exploitation commerciale du câble. Cependant, EllaLink sera l’opportunité de faire baisser les prix de l’accès à la bande passante internationale, aujourd’hui étroitement contrôlée par plusieurs opérateurs qui les ont maintenus à un niveau artificiellement haut. Ainsi, EllaLink cherche à diminuer les inégalités de connexion, puisque l’Internet est encore un produit de luxe et donc un espace d’exclusion pour de nombreuses populations.
Ce câble est un enjeu important pour la redistribution de la puissance dans l’Océan Atlantique, puisqu’il ouvre une nouvelle route pour le trafic de données transocéaniques, contrôlé aujourd’hui par les Etats-Unis. En effet, d’après Felix Blanc, le Brésil et l’Union Européenne ont des législations en matière de protection des données personnelles beaucoup plus protectrices (au moins sur le texte) que dans d’autres régions du monde. La câble pourrait ainsi apparaître comme une mise en question de la législation américaine et un appel à des réformes internationales.
EllaLink est-il donc le futur de l’Internet? Un Internet contrôlé par ses propres utilisateurs (et non par des grands géants) ne serait-il finalement pas plus démocratique?
Moyra Oblitas
Sources:
Amael CATTARUZZA, Câbles, routes et infrastructures numériques: au coeur des rivalités internationales, Diplomatie, 7 juillet 2020 : https://www.areion24.news/2020/07/07/cables-routes-et-infrastructures-numeriques-au-coeur-des-rivalites-internationales/
D. Boullier, « Internet est maritime: les enjeux des câbles sous-marins », RIS, La Revue Internationale et Stratégique, n° 95, Automne 2014, pp. 149-158.
Le Dessous des cartes, Câbles sous-marins, la guerre invisible, Arte, 12 avril 2018
Camille Morel, Les câbles sous-marins, infrastructures maritimes au coeur des communications mondiales, Diplomatie, 6 août 2020 : https://www.areion24.news/2020/08/06/les-cables-sous-marins-infrastructures-maritimes-au-coeur-des-communications-mondiales/
Hannes Ebert, Laura Groenendaal, Brazil’s cyber resilient and diplomacy: The place for Europe, EU Cyber Direct, Avril 2020: https://eucyberdirect.eu/wp-content/uploads/2020/04/brazil_digital-dialogue_eucd_he.pdf
FELIX BLANC, Géopolitique des câbles: une vision sous-marine de l’internet, juin 2018 : https://www.diplomatie.gouv.fr/IMG/pdf/6_carnets_26_dossier_geopolitique_cables__cle43116d.pdf
GÉANT, BELLA: EllaLink cable gets go-ahead, GÉANT, 8 janvier 2019: https://www.geant.org/News_and_Events/Pages/BELLA-EllaLink-cable-gets-go-ahead.aspx
Felix Blanc, Florence Poznanski, EllaLink, l’avènement d’un nouveau modèle de gouvernance des infrastructures d’internet, Internet sans frontières
Barbara Gobel, Peter Birle, Synthesis report on cross-cutting topics, Eulac focus, 25 mars 2019, p.55
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