L’Europe et les Grands émergents, de la décolonisation au monde multipolaire

L’Europe et les Grands émergents, de la décolonisation au monde multipolaire

Par Julie EIFLER-BOLANDER

Les « Grands émergents » et l’Union européenne de 1970 au nouvel élargissement des BRICS

Le 24 août 2023, le président sud-africain Cyril Ramaphosa a annoncé l’élargissement des BRICS à six nouveaux membres à compter du 1er janvier 2024. Le groupe des cinq (Brésil, Russie, Inde, Chine et Afrique du Sud) sera rejoint par l’Iran, l’Argentine, l’Egypte, l’Ethiopie, l’Arabie saoudite et les Emirats arabes unis. Cette nouvelle constitue un tournant stratégique majeur sur la scène internationale, et se fait l’illustration de plusieurs dynamiques. D’abord, il apparaît que de nombreux Etats, malgré leurs différences géographiques, politiques, culturelles, économiques, et parfois même leurs oppositions, sont tentés de s’allier pour s’imposer ensemble comme nouveau pôle de puissance à l’échelle mondiale. Ensuite, cela révèle indéniablement l’attractivité des « Grands émergents », qui se présentent dans le contexte actuel comme des partenaires de taille, en alternative aux puissances occidentales. Ce bousculement géopolitique recompose alors nécessairement les relations qu’entretiennent les pays émergents avec l’Europe, et plus spécifiquement les rapports entre les « Grands émergents » et l’Union européenne.

Source : Tristan Gaudiaut, Les BRICS cherchent à étendre leur influence au niveau mondial, 30 août 2023, Statista, en ligne

L’actualité appelle donc à revenir sur les relations qu’ont pu entretenir jusqu’à présent l’Union européenne et les pays qu’on pourrait qualifier de « Grands émergents ». Faisant partie des BRICS, ce sont des pays émergents ayant une ambition de puissance mondiale, et non uniquement régionale. Si l’« émergence » est ici considérée au sens économique, en « marché émergent » caractérisé par une croissance et une industrialisation rapide, c’est bien la volonté politique particulière de ces puissances qui les caractérise. La Chine et l’Inde sont donc bien des « grands émergents » ; et le Brésil, malgré ses difficultés politiques et économiques récentes, reste un pôle d’Amérique du Sud qui gagne en importance sur la scène internationale. La Russie, par contre, souvent associée aux « Grands émergents » du fait de sa présence dans les BRICS, ne l’est pas au sens strict du terme, puisque son modèle économique est celui d’un pays rentier reposant sur l’exploitation des hydrocarbures. Être identifiée à ce concept et aux pays considérés comme tels relève en revanche de sa stratégie pour légitimer sa place dans ce bloc de puissances mondiales. D’ailleurs, dans le contexte de la guerre en Ukraine et des tensions avec de nombreuses puissances, l’élargissement des BRICS lui permet d’une certaine manière de garantir son maintien sur la scène internationale dans les prochaines années. L’Afrique du Sud, le dernier membre des BRICS, est quant à lui un pays émergent pour l’instant à vocation plutôt régionale ; on l’écartera donc également de cette analyse.
Pour comprendre les évolutions des relations entre Union européenne et « Grands émergents », il convient d’envisager comme point de départ la période des décolonisations. Véritable matrice de la deuxième moitié du XXe siècle, cette période a profondément modifié la stratégie de nombreuses puissances européennes dans leurs échanges avec les pays des continents asiatique, africain et sud-américain. Des rapports de coopération ont d’abord été mis en place, et ont été rapidement nuancés par des dynamiques de concurrence, dans le domaine économique puis politique – y compris en termes d’influence sur les autres pays émergents, ce qu’illustre clairement cet élargissement des BRICS. L’Europe – que nous comprendrons ici comme l’Union européenne, puisque les Etats européens indépendamment les uns des autres n’ont ni les dimensions économiques ni démographiques nécessaires pour s’imposer comme « pôle » mondial – s’est lancée, comme les « Grands émergents », dans une course à la puissance sur la scène mondiale.
Tout l’enjeu de cette analyse réside alors dans la compréhension des évolutions de la configuration géopolitique mondiale et des ambitions politiques des puissances, qui ont façonné les rapports paradoxaux entre l’Union européenne et les « Grands émergents », aujourd’hui plus que jamais d’actualité.

La fin du XXe siècle, théâtre des premières recompositions de l’ordre mondial

Années 1970-1990, la montée en puissance des Grands émergents dans un monde bipolaire

La notion d’émergence est intrinsèquement liée à celle de « tiers-monde ». Alfred Sauvy définissait cette notion issue de la guerre froide comme « la revendication des tierces nations qui veulent s’inscrire dans l’Histoire1 ». Cela sous-tendait déjà la volonté future de ces pays de changer l’ordre mondial, et de s’émanciper des puissances et superpuissances d’alors. De nombreux pays nouvellement indépendants issus des décolonisations s’y sont identifiés, et, lors de la conférence de Bandung en 1955, ils déclarent leur non-alignement tout en dénonçant le « néo-impérialisme postcolonial2». Ce non-alignement naît donc dans « la tension entre le développement et le sous-développement, entre le monde capitaliste et le monde communiste3 », mais surtout dans la critique d’un monde bipolaire.
Dans ce cadre idéologique, les « Grands émergents » se développent entre les années 1970 et 1990, et deviennent des leaders de certains secteurs clés du commerce international, grâce à l’industrialisation et au développement des technologies4. La Chine devient un centre manufacturier majeur, qui monte en gamme sa production au fil des années ; et l’Inde se spécialise dans le domaine des Nouvelles Technologies de l’Information et des Communications (NTIC). Un autre pays, non issu du mouvement des non-alignés, devient également un « Grand émergent » : le Brésil, qui se tourne vers l’« agronégoce »5, donc les exportations de matières premières agricoles.
La puissance économique de ces pays, parfois doublée du statut de puissance nucléaire – pour la Chine, à partir de 1964, et pour l’Inde, à partir de 1998 – accroît leur puissance politique sur la scène internationale. L’exemple le plus archétypal de cette évolution est sûrement en 1971 l’attribution du siège au Conseil de Sécurité de l’ONU de Taïwan (République de Chine) à la République populaire de Chine. Au début des années 1990, les « Grands émergents » ont donc renforcé leur prépondérance sur la scène internationale, sans remettre en cause l’équilibre bipolaire de la guerre froide. Cependant, l’effondrement de l’URSS modifie quelque peu leurs ambitions, et les pousse à se rapprocher d’autres nouveaux pôles de puissance, comme l’Union européenne, dans un monde désormais unipolaire.

Années 1990-2000 : le rapprochement des « Grands émergents » et de l’Union européenne dans la matrice de la fin de la guerre froide

Le développement des « Grands émergents » a eu des conséquences économiques importantes sur les pays industrialisés, et donc sur les pays européens de l’Ouest : entre autres, la hausse des prix des matières premières agricoles et des hydrocarbures, la baisse du prix des produits manufacturés, et la hausse des prix des produits européens par rapport à la concurrence étrangère6. L’Union européenne développe alors une stratégie de conclusion d’accords avec ces « Grands émergents ».
Les premiers accords conclus sont des accords de coopération : accord de coopération économique et commerciale UE/RPC (1985), accord-cadre de coopération UE/Brésil (1992). Mais ce sont les « partenariats stratégiques » ou « partenariats globaux », conclus à partir des années 1990, qui contiennent des clauses de coopération économique et commerciale plus ambitieuses. En 2001, un partenariat global est ainsi établi entre Pékin et Bruxelles – après que l’Union européenne a soutenu l’entrée de la Chine à l’OMC (Organisation Mondiale du Commerce)7 ; en 2004, l’Inde devient partenaire stratégique de l’Union européenne, et en 2007, c’est au tour du Brésil.
La particularité du cas de l’Inde mérite toutefois d’être soulignée, car après son indépendance en 1947, elle reste proche du Royaume-Uni, à travers son appartenance au Common Wealth. Ces liens permettent dès 1973, année de l’entrée dans la Communauté économique européenne (CEE) du Royaume-Uni, la signature du premier accord de coopération entre la CEE et l’Inde pour le développement et la diversification des échanges commerciaux. Il est remplacé en 1981 par un autre accord plus complet, instaurant une coopération économique élargie. Au début des années 1990, le tournant des réformes économiques structurelles indiennes permet le passage de l’« Inde post-coloniale »8, qui se développait grâce au protectionnisme, à l’« Inde ouverte »9, ce qui accélère d’autant plus les échanges avec l’Union européenne.
Il y a donc une ouverture progressive des « Grands émergents » à la fin du XXe siècle, qui se tournent notamment vers l’Union européenne.

Les années 2000, et la volonté commune d’un monde multipolaire

La remise en cause commune de l’hégémonie des Etats-Unis

Avec l’effondrement du monde bipolaire de la guerre froide, l’hégémonie américaine s’impose, et une volonté de concurrencer cette « hyperpuissance »10 se développe, que ce soit en Europe ou parmi les « Grands émergents ». La création du groupe des BRIC en 2001 – qui devient BRICS en 2011 après avoir été rejoint par l’Afrique du Sud – est un exemple parlant de ces « projets de contrordre mondial »11. Certains pays appellent de fait dès l’effondrement de l’URSS à une « redéfinition de l’ordre mondial »12, comme l’Inde, ou encore à une réforme du fonctionnement des organisations internationales. L’Inde et le Brésil demandent par exemple une réforme de la composition du Conseil de sécurité de l’ONU, et sont d’ailleurs regroupés à ce titre en G4 avec l’Allemagne et le Japon13. Ils mettent en avant l’importance de leur contribution financière et la nécessité d’une meilleure représentativité des pays, ajustée à leur niveau de puissance économique
Du côté européen, cette remise en cause de l’hégémonie américaine passe par la conclusion de partenariats avec le Brésil, traditionnellement sous l’influence des Etats-Unis. En cherchant à développer très tôt ses relations économiques et commerciales avec le Brésil, l’Union européenne cherche ainsi à concurrencer les Etats-Unis, qui empêchaient auparavant le rapprochement des pays européens avec les Amériques par la Doctrine Monroe, formulée en 182314. Cela fait d’ailleurs écho à l’autonomisation croissante du Brésil face aux Etats-Unis, comme c’est alors le cas d’autres pays d’Amérique latine.
D’un autre point de vue, le développement du pôle européen représente surprenamment un objectif majeur de la politique étrangère chinoise. En effet, la Chine a elle aussi pour ambition de concurrencer le pôle étatsunien dans la mise en place d’un monde multipolaire, et le développement d’autres pôles est donc dans son intérêt. A ce titre, il est intéressant de se pencher sur l’avant-propos du Document chinois pour sa politique de l’UE15, premier document en rapport avec l’Union européenne rendu public par les autorités chinoises en octobre 2003. La volonté chinoise de se hisser au statut de « pôle » mondial y est omniprésente, et on y retrouve des mentions de la « multipolarisation du monde », de l’« instauration d’un nouvel ordre politique et économique international, juste, rationnel et respectueux de la diversité du monde » et de la « démocratisation des relations internationales »16. Cette dernière expression utilisée par les autorités chinoises montre bien l’enjeu central de sa politique de renforcement de la coopération avec l’Union européenne. Or, cette volonté de renforcement des pôles concurrents aux Etats-Unis s’articule avec l’autre ambition chinoise de s’imposer à terme comme le pôle prépondérant d’un nouveau monde multipolaire. Sa stratégie réside donc également dans un contrôle de ce renforcement des pôles. En acceptant l’élargissement des BRICS à d’autres pays émergents, la Chine limite ainsi l’influence du pôle européen, et protège l’équilibre qu’elle souhaite en renforçant sa propre puissance. Sa politique étrangère traduit donc de plus en plus son ambition de « superpuissance », au détriment des autres pôles, quels qu’ils soient.

L’affirmation par le dialogue, le cas de l’Inde

Outre sa remise en question de l’ordre mondial, l’Inde tente quant à elle de s’affirmer comme une puissance de « trait d’union »17, entre les Etats-Unis et les pays européens d’un côté, et la Russie ou la Chine de l’autre. Or, il est particulièrement intéressant de se pencher sur cette stratégie appliquée à une échelle mondiale, puisque les pays ont souvent tendance à y avoir recours à une échelle plutôt régionale – c’est par exemple le cas de la Turquie, qui cherche à se placer en médiateur dans le cadre de la guerre en Ukraine, dont elle est géographiquement très proche. En 1992, le partenariat renforcé avec l’Union européenne crée une situation d’échanges inégaux : l’Inde importe des produits à haute valeur ajoutée, alors que ses exportations sont des produits qui s’échangent à bas prix sur le marché européen. Cette situation se dégrade à partir des années 2000, en plus d’une dépendance économique croissante de l’Inde à l’aide au développement de l’Union européenne18. L’Inde ne peut donc pas uniquement utiliser le levier économique pour s’affirmer comme « pôle » mondial dans la recomposition géopolitique. Elle cherche alors à renforcer son emprise régionale – en multipliant par exemple les partenariats militaires en Asie centrale, avec l’Ouzbékistan et le Kirghizistan ; mais aussi son rôle dans le dialogue international. Face à l’expansion de la puissance chinoise, les pays européens cherchent en parallèle à développer d’autres appuis en Asie. La position de l’Inde est donc favorable : moins clivante que la Chine, elle maintient toutefois une certaine proximité avec cette dernière ainsi qu’avec la Russie. L’exemple de la situation en Arctique est à cet égard révélateur. Le Conseil de l’Arctique, dont font partie cinq pays européens (dont deux Etats membres de l’Union européenne), ainsi que le Canada, les Etats-Unis et la Russie, est, depuis l’invasion russe en Ukraine, marqué par de nombreuses tensions. Le groupe Artic7 a été créé, afin de poursuivre les travaux du Conseil sans la Russie. L’Inde – qui est membre observateur de l’organisation, comme la Chine – cherche de plus en plus à y jouer un rôle de médiateur. Elle se présente ainsi comme une « alternative sérieuse »19 à la Chine, vis-à-vis de laquelle les pays de l’Arctic7 sont plus méfiants – à cause de ses liens plus forts avec la Russie et de son projet de routes de la Soie polaires. L’Inde apparaît donc comme un acteur global pouvant améliorer le dialogue entre la Russie ou la Chine et les puissances européennes et nord-américaines.

Source : Straits Times Graphics

A la fin des années 2000, une multipolarisation du monde est résolument en train de se mettre en place, et cette évolution en faveur des ambitions européennes et de celles des « Grands émergents » recomposent leurs relations.

Depuis 2010, nouveaux enjeux des relations et luttes d’influence

La Chine, un pôle qui renforce unilatéralement sa puissance

Si, comme nous l’avons montré, les relations entre l’Union européenne et la Chine étaient marquées par un intérêt réciproque de faire émerger un monde multipolaire, la Chine se montre ces dernières années de plus en plus active dans le renforcement de son propre pôle de puissance et d’influence, au détriment de l’Union européenne et parfois même des autres « Grands émergents ». Par exemple, si les investissements chinois sont devenus très importants dans les Etats-membres de l’Union européenne dans les années 2010, de nombreuses acquisitions ont provoqué des « transferts non-souhaités de technologies »20. En 2019, la Commission européenne a d’ailleurs qualifié la Chine de « partenaire, concurrent stratégique et rival systémique »21, ce qui résume bien la complexité des relations sino-européennes. De plus, la pandémie de Covid-19, la question taïwanaise et la guerre en Ukraine n’ont fait que contribuer à la crispation des relations entre l’Union et la Chine.
En Amérique du Sud, la Chine multiplie ses flux commerciaux et financiers avec le Brésil, ce qui fait reculer la position des Etats-Unis, mais aussi de l’Union européenne, dans les échanges avec ce pays22. De plus, il est avéré que cette intégration économique n’est pas bénéfique à long terme pour le Brésil, et risque de l’affaiblir23. Le pôle européen voit son influence également reculer en Afrique : si la Chine et l’Union africaine ont conclu un partenariat dès 2006, les investissements chinois s’accompagnent désormais d’un recul voire d’un rejet des puissances européennes – dans une certaine mesure renforcé et encouragé par la présence officieuse russe sur le continent. En Europe aussi, des contrats de construction et de prêt conclus par certains Etats avec la Chine se sont avérés défavorables pour leur économie et leur indépendance. Il est possible de citer à cet égard l’exemple du Monténégro, qui avait contracté en 2014 un prêt chinois pour faire construire une autoroute par une entreprise chinoise, et qui avait « notamment accepté de renoncer à sa souveraineté sur des zones de son territoire en cas de problèmes financiers avec une procédure d’arbitrage prévue en Chine »24. Au sein de l’Union européenne, la Grèce a également dû faire face à cette offensive économique avec, par exemple, le rachat du port du Pirée à Athènes : en 2016, l’entreprise chinoise Cosco est devenue majoritaire, et en 2019, près de 10% des exportations chinoises en Europe transitaient par ce port.
De la même façon, le projet chinois Belt and Road Initiative (BRI), aussi appelé Nouvelles Routes de la Soie, traduit la volonté d’hégémonie chinoise – au moins économique et commerciale – sur une grande partie du monde. Le projet, au cœur de la politique étrangère de Xi Jinping, rassemble en 2022 149 pays (en comptant la Chine)25, dont certains pays de l’Union européenne, comme l’Italie – qui a rejoint le projet en 2019. En réponse à cette expansion chinoise, l’Union européenne a lancé à son tour un projet mondial, le Global Gateway, dont l’objectif est d’investir 300 milliards d’euros entre 2021 et 2027 dans l’aide au développement. Le but est clair : proposer aux pays hors de l’Union européenne une alternative au BRI chinois, et maintenir la place du pôle européen dans la recomposition multipolaire du monde. Cependant, on remarque que le BRI se double progressivement d’une dimension politique au service des ambitions chinoises. Outre l’Argentine, tous les futurs membres des BRICS font en effet déjà partie du projet. Cela contribue donc à renforcer la position chinoise au sein même du groupe historique des BRICS, puisque seuls la Russie et l’Afrique du Sud avaient rejoint le BRI. Il semble donc bien qu’elle cherche à concurrencer par la même occasion les Etats-Unis, l’Europe et les deux autres « Grands émergents », l’Inde et le Brésil.

Les « valeurs », nouveau facteur de tensions sur la scène internationale

Les relations entre l’Union européenne et les « Grands émergents » ont également évolué suite au changement récent de la stratégie européenne de conclusion des accords et des partenariats. En effet, les « valeurs » de l’Union sont progressivement mises au cœur des enjeux de coopération : les Droits de l’Homme – et de la Femme – sont désormais au centre de nombreuses négociations, et deviennent une condition pour l’octroi de l’aide au développement.
Ces dernières années, la Chine est entrée plusieurs fois en conflit avec ces valeurs : par exemple, lors des sanctions économiques envers la Lituanie, lorsque cette dernière a ouvert un bureau de représentation de Taïwan26 ; ou encore à travers son soutien à la Russie malgré la guerre en Ukraine. Toutefois la question des Droits de l’Homme est également un sujet de tensions entre l’Union européenne et l’Inde : cette dernière estime que l’attitude européenne est parfois « intrusive »27, et qu’elle utilise les Droits de l’Homme comme droit d’ingérence. Lors du troisième sommet bilatéral de 2002, l’Inde et l’Union européenne se sont par exemple opposées sur le sujet du conflit au Cachemire, que l’Inde considère comme une question d’affaires intérieures.
Ainsi, l’élargissement des BRICS est lui aussi révélateur des différences d’agenda politique entre l’Union européenne et les « Grands émergents », et surtout de la volonté de ces derniers d’exprimer leur désaccord avec les priorités européennes. L’année 2022 a ainsi été marquée par les révoltes des femmes en Iran contre l’oppression religieuse et patriarcale du régime des mollahs et de la police des mœurs, et par la répression violente qui s’en est suivie. Dans ce contexte, l’acceptation de l’Iran par les BRICS constitue un véritable pied-de-nez aux membres de la communauté internationale qui ont dénoncé ces atteintes aux Droits des Femmes. L’élargissement à l’Arabie saoudite, souvent pointée du doigt par la communauté internationale et les ONG pour ses atteintes aux Droits de l’Homme, notamment envers les travailleurs migrants, et pour sa discrimination envers les femmes et les filles, répond à la même logique. Si les Emirats arabes unis ont, quant à eux, progressé ces dernières années sur ces questions, comme l’Egypte, les violences faites aux femmes et les atteintes à leurs droits restent nombreuses. La situation en Ethiopie est également alarmante puisque malgré la signature de l’accord de paix au Tigré en novembre 2022, les conséquences du conflit ont été désastreuses (120 000 femmes ont été violées pendant la guerre), et les violences perdurent. Il est donc clair que le nouveau groupe des BRICS représentera à partir de janvier 2024 un important agglomérat de pays opposés aux valeurs portées par l’Union européenne, et donc une concurrence idéologique de taille sur la scène internationale.
Outre les Droits de l’Homme, le climat et le respect de l’environnement sont également des questions qui rythment de plus en plus les discussions de l’Union européenne avec les « Grands émergents ». L’Union revendique même dans son projet de Global Gateway son alignement sur l’agenda des Nations Unies, et notamment sur les Objectifs de développement durable (ODD) onusiens, mais aussi sur les accords de Paris. De la même façon, les négociations entre l’Union européenne et le Mercosur (Mercado Común del Sur, Marché commun du Sud) dont fait partie le Brésil, ont pour le moment abouti à un accord politique en 2019, qui conditionne la conclusion du traité commercial au respect des engagements au titre de l’Accord de Paris, et à la limitation de la déforestation28. D’ailleurs, le règlement du 19 avril 2023 du Parlement européen29 impose désormais que les marchandises vendues dans l’UE – et notamment celles originaires d’Amérique du Sud et plus particulièrement du Brésil – « ne causent pas de déforestation »30.

Conclusion

Si les évolutions des relations entre les « Grands émergents » et l’Union européenne peuvent éclairer le contexte de l’annonce d’élargissement des BRICS, elles semblent également préfigurer une complexification croissante et une probable crispation des échanges entre ces acteurs. De fait, si certains membres du groupe, comme l’Inde et les pays du Golfe, ont encore de bonnes relations avec l’Union européenne, les tensions sont déjà à leur paroxysme avec d’autres, comme l’Iran – et ce depuis les oppositions au sujet du programme nucléaire iranien. De plus, un pôle à plusieurs cercles semble se constituer autour de la Chine, avec une arrière-garde économique, dont font partie les membres historiques des BRICS, et une avant-garde formée par les futurs membres, de plus en plus politique et idéologique, utilisée comme aire d’influence et de contre-influence face aux pays développés.

Julie EIFLER-BOLANDER

Notes de bas de page

  1. Sauvy Alfred, « Trois mondes, une planète », Vingtième Siècle, Revue d’Histoire, 1986, 12, pp. 81-83.
  2. Pirotte Gautier, « III. Les pays du Sud s’affirment », in Pirotte Gautier (dir.), Sociologie de la coopération internationale. Acteurs, enjeux et débats, De Boeck Supérieur, 2021, pp. 83-105.
  3. Ganapathy-Dore Geetha, « Du tiers-monde au monde multipolaire : l’évolution du paradigme du non-alignement dans la reconfiguration de l’ordre mondial », Revue Française d’Histoire des Idées Politiques, 2015/2 (N° 42), p. 117-139
  4. Trepant Inès, « Pays émergents et nouvel équilibre des forces », Courrier hebdomadaire du CRISP, 2008/6-7 (n° 1991-1992), p. 6-54.
  5. Concept forgé par Céline Broggio et Martine Droulers, dans Broggio Céline, Droulers Martine, « L’agronégoce, enjeu géopolitique au Brésil », Hérodote, 2021/2 (N° 181), p. 91-105
  6. Du fait de l’appréciation de l’euro par rapport aux autres monnaies, Trepant Inès, « Pays émergents et nouvel équilibre des forces », Courrier hebdomadaire du CRISP, 2008/6-7 (n° 1991-1992), p. 6-54
  7. Cabestan Jean-Pierre, La politique internationale de la Chine, Presses de Sciences Po, « Références », 2022
  8. Berthod Cyril, « L’Inde et l’Union européenne : évolution des perceptions et des intérêts réciproques », Bulletin de l’Institut Pierre Renouvin, 2010/2 (N° 32), p. 167-176
  9. Ibidem
  10. Concept pour qualifier les Etats-Unis d’Amérique popularisé par Hubert Védrine, ancien ministre français des Affaires étrangères.
  11. Trepant Inès, « Pays émergents et nouvel équilibre des forces », Courrier hebdomadaire du CRISP, 2008/6-7 (n° 1991-1992), p. 6-54
  12. Berthod Cyril, « L’Inde et l’Union européenne : évolution des perceptions et des intérêts réciproques », Bulletin de l’Institut Pierre Renouvin, 2010/2 (N° 32), p. 167-176
  13. Novosseloff Alexandra, « L’élargissement du Conseil de sécurité : enjeux et perspectives », Relations internationales, 2006/4 (n° 128), p. 3-14
  14. Doctrine résumée par la formule de son créateur, James Monroe : « « Aux Européens le vieux continent, aux Américains le Nouveau Monde »
  15. Document chinois pour sa politique de l’UE, publié par le Ministère des Affaires étrangères de la République Populaire de Chine le 12 octobre 2003, en ligne (en français)
  16. Extraits de l’« Avant-Propos » du Document chinois pour sa politique de l’UE, publié par le Ministère des Affaires étrangères de la République Populaire de Chine le 12 octobre 2003, en ligne (en français)
  17. Taithe Alexandre (coord.), Bulletin mensuel, février 2023, Observatoire de l’Arctique
  18. Berthod Cyril, « L’Inde et l’Union européenne : évolution des perceptions et des intérêts réciproques », Bulletin de l’Institut Pierre Renouvin, 2010/2 (N° 32), p. 167-176
  19. Taithe Alexandre (coord.), Bulletin mensuel, février 2023, Observatoire de l’Arctique
  20. Cabestan Jean-Pierre, La politique internationale de la Chine, Presses de Sciences Po, « Références », 2022
  21. Site Toute l’Europe, « 10 dates qui ont marqué les relations entre l’Union européenne et la Chine », publié le 11 avril 2023, en ligne
  22. Chauvin Sophie, « Où en est l’économie brésilienne ? », in Chauvin Sophie (coor.), Où en est l’économie brésilienne ?, Paris Cedex 12, Agence française de développement, « MacroDev », 2014, p. 1-36
  23. Lima Aniel, Coutinho Lucas, « Relations avec la Chine : collaboration ou dépendance ? », Hérodote, 2021/2 (N° 181), p. 151-169.
  24. Brelie Hans (von der), « Le Monténégro piégé dans le scandale de l’autoroute chinoise », Euronews, 08/05/2021, en ligne
  25. Nedopil Christoph, « Countries of the Belt and Road Initiative », Shanghai, Green Finance & Development Center, FISF Fudan University, 2023
  26. Monde (Le), AFP, « Crise diplomatique entre la Chine et la Lituanie à la suite de l’établissement d’un bureau de représentation de Taïwan à Vilnius », 21 novembre 2021, en ligne
  27. Berthod Cyril, « L’Inde et l’Union européenne : évolution des perceptions et des intérêts réciproques », Bulletin de l’Institut Pierre Renouvin, 2010/2 (N° 32), p. 167-176
  28. Marques da Silva Isabel, « Pourquoi l’accord commercial entre l’UE et le Mercosur pourrait être ratifié cette année », Euronews, 01/02/2023, en ligne
  29. Site du Parlement européen, « Textes adoptés, Mercredi 19 avril 2023 – Strasbourg, Règlement sur la déforestation », en ligne
  30. Site du Parlement européen, « Le Parlement adopte une nouvelle législation pour lutter contre la déforestation », Communiqué de Presse, 19/04/2023, en ligne

Bibliographie

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Sitographie

Site du Mercosur, « MERCOSUR Countries », en ligne
Site de l’OCDE, « Membres et Partenaires », en ligne
Site du Parlement européen, « Le Parlement adopte une nouvelle législation pour lutter contre la déforestation », Communiqué de Presse, 19/04/2023, en ligne
Site du Parlement européen, « Textes adoptés, Mercredi 19 avril 2023 – Strasbourg, Règlement sur la déforestation », en ligne
Site Toute l’Europe, « 10 dates qui ont marqué les relations entre l’Union européenne et la Chine », publié le 11 avril 2023, en ligne

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