Le renforcement du sentiment anti-français, fer de lance ou conséquence de l’influence russe en Afrique francophone ?
Par Rachel GALETOUX
Le coup d’Etat ayant eu lieu au Niger le 26 juillet dernier, suivi par des manifestations anti-françaises et pro-russes, vient encore une fois rappeler la situation tendue dans laquelle se trouve la France en Afrique de l’Ouest, ce qui peut faire le jeu de la Russie qui cherche à y renforcer son influence. En effet, les manifestations se font de plus en plus en faveur de la Russie, ce qui témoigne d’une montée en influence de la Russie en Afrique, et notamment en Afrique francophone. La réaction des pays africains face à la guerre en Ukraine est un exemple de leur basculement, puisque certains d’entre eux n’ont pas pris position contre la Russie et ont essayé de se faire médiateurs entre les belligérants. Ce rapprochement se matérialise par exemple par la visite de la délégation africaine menée par le Président sud-africain Cyril Ramaphosa à Kiev puis à Moscou pour proposer un plan de paix.
Cet article s’intéressera principalement à la montée en puissance de l’influence de la Russie en Afrique francophone et plus précisément en Afrique sub-saharienne qui concentre la majorité des manifestations anti-françaises et pro-russes. Cet article posera également la question de l’efficacité de la stratégie d’influence russe dans la région.
L’Afrique francophone désigne tous les États d’Afrique ayant la langue française en commun. Elle est un vaste ensemble qui comptait trente-et-un pays et territoires en 2018, pour beaucoup issus de l’ancienne colonisation. Cela représente plus de 140 millions d’Africains francophones sur le continent. Cependant, les pays les plus touchés par les manifestations et la stratégie russe sont le Mali, avec le retrait de l’opération Barkhane le 15 août 2022 et la présence de Wagner ; le Burkina Faso avec le putsch de septembre 2022 qui a été suivi par un rejet de la France et des manifestations pro-russes ; le Niger avec le très récent putsch en juillet 2023 ; et la République Centrafricaine, qui est aujourd’hui en partie contrôlée par les mercenaires de Wagner. Le Tchad, le Cameroun et la Côte-d’Ivoire font aussi figure de cas d’étude puisque la Russie essaie aussi de gagner en influence en jouant sur le sentiment anti-français déjà présent. C’est par exemple le cas au Tchad, où diverses manifestations contre la présence française, et contre ce qui est dénoncé comme une ingérence de la France, bien que d’une ampleur moindre, avaient eu lieu en 2022.
Des discours russes à géométrie variable
La Russie mène diverses campagnes médiatiques et tient différents discours en fonction des pays pour renforcer son influence. Néanmoins, un discours de fond est toujours présent et lui sert de base sur laquelle s’appuyer, révélant une véritable stratégie médiatique à l’œuvre. Pour la Russie, il s’agit tout d’abord de faire douter la population locale de la fiabilité des médias traditionnels, ce qui lui permet ensuite d’incarner une figure plus stable et de devenir une alternative pour la diffusion d’informations.
Le principal narratif russe dans la région est hostile à la France, notamment en propageant différentes rumeurs concernant des violences ou le terrorisme. C’est par exemple le cas d’accusations selon lesquelles la France aiderait les groupes armés dans la région dans le but d’accaparer les richesses du sous-sol[1], accusations réutilisées et relayées par certains médias russes. Ainsi, le sentiment anti-français n’est ni créé ni causé par la Russie, mais il est bel et bien renforcé, exploité et instrumentalisé par Moscou pour gagner en influence en Afrique.
Un autre discours très important de la Russie dans la région consiste à dénoncer la permanence d’un néo-colonialisme français, et elle joue pour cela du sentiment de panafricanisme déjà très présent sur le territoire. Cela s’est illustré par le Sommet Russie-Afrique les 28 et 29 juillet derniers, au terme duquel une déclaration commune a été adoptée, affirmant une volonté de lutter contre le néocolonialisme, ce qui vise implicitement l’Occident, et à “créer un ordre mondial multipolaire plus juste, équilibré et durable[2]”. Par ailleurs, lors de ce sommet, Nathalie Yamb et Kemi Seba, deux panafricanistes très dynamiques sur les réseaux sociaux, connus pour être hostiles à la France et à l’Occident en général, ont été invités par la Russie.
Enfin, un autre des principaux narratifs de la Russie consiste pour elle à apparaître en tant qu’allié, en se positionnant comme force d’opposition à l’Occident, anti-impérialiste et en jouant sur son passé soviétique anticolonialiste.
Campagnes de désinformation qui ont été détectées et documentées publiquement en Afrique, Source : “Cartographie de la désinformation en Afrique”, Centre d’études stratégiques de l’Afrique, 13 mai 2022
Malgré un fond commun, la Russie adapte son discours en fonction des pays, de leur situation et des acteurs qui y sont présents.
Le premier pays où la Russie a été présente est la République Centrafricaine. Même si la France a tout d’abord été sur place avec l’opération Sangaris de 2013 à 2016, elle s’est depuis retirée, et le groupe Wagner s’y est engagé à partir de 2018 pour former l’armée centrafricaine et assurer la protection rapprochée du président Faustin Archange Touadéra. Le pouvoir s’est alors tourné vers la Russie, et le Rwanda dans une certaine mesure, pour assurer sa sécurité et combattre les groupes rebelles, et le groupe Wagner se fait de plus en plus important, incarnant le renforcement de la présence russe. Le principal discours dans ce pays est un discours pro-russe qui salue la présence de la Russie dans le pays et l’aide qu’elle y a apportée. L’appui fourni par la Russie à l’armée dans la guerre civile et la protection rapprochée du président lui permettent de renforcer le discours pro-russe et de garder le contrôle, dans une certaine mesure, du discours public de l’Etat centrafricain. En effet, le gouvernement contrôle en grande partie les informations auxquelles a accès la population, et celui-ci est largement influencé par la présence russe. L’argumentaire russe se sert aussi du sentiment d’abandon de la population par la France, ancienne puissance colonisatrice, ce qui lui permet de développer ce sentiment anti-France pour renforcer son influence. Néanmoins, la situation pourrait évoluer vis-à-vis de la France puisque le Président Faustin Archange Touadera a récemment rencontré Emmanuel Macron, laissant planer une possible amélioration des relations franco-centrafricaines. Par ailleurs, il est aussi nécessaire d’ajouter que, malgré l’aide apportée par le groupe paramilitaire russe, celui-ci se livre aussi à un pillage massif des mines du pays[3], ce qui constitue sa principale source de revenu et une des ses principales activités.
La Russie est aujourd’hui aussi très présente au Mali par l’entremise du groupe Wagner. En effet, le retrait de la France en 2022 fait suite à un rejet des forces armées françaises par la population et le gouvernement, rejet qui a été favorisé et encouragé par la Russie et le groupe Wagner. Le narratif développé au Mali s’appuie donc en grande partie sur un sentiment anti-français. La Russie utilise donc un sentiment anticolonial ainsi que des rumeurs et des soupçons de vente d’armes et de soutien des terroristes par la France. Cela se fonde en partie sur des accusations parfois émises par le gouvernement malien qui est allé jusqu’à accuser la France devant les Nations Unies[4]. Le discours anti-français est donc très présent, et il s’appuie aussi sur une désinformation comme ce fut le cas à propos du camp de Gossi au Mali où fut retrouvé un charnier. En effet, le groupe Wagner a accusé la France d’en être à l’origine et malgré des images françaises prouvant que c’était au contraire le fait des mercenaires, c’est bien le discours de désinformation russe qui fut écouté dans la société. Néanmoins, la présence de la Russie au Mali n’est pas nouvelle et comme l’affirme Boubacar Haidara, “il s’agit plus d’un retour de la Russie que d’une arrivée”[5]. Ainsi, la Russie développe aussi un narratif pro-russe grâce aux relations qu’elle entretient avec le Mali depuis longtemps, celui-ci ayant fait appel à la Russie dès son indépendance en 1960 pour gagner en autonomie vis-à-vis de la France.
Un pays qui est aujourd’hui aussi très touché par la propagande russe et son offensive médiatique est le Burkina Faso. Les récentes manifestations qui ont été témoins de nombreux soutiens à la Russie avec des drapeaux russes et d’un sentiment anti-français montant avec la prise à partie de lieux stratégiques français en sont la preuve. Le discours développé ici est aussi largement anti-français, et il s’appuie sur l’ancienne colonisation et le sentiment d’ingérence de la France qui a été accusée d’avoir protégé le gouvernement renversé par le putsch mettant au pouvoir le général Traoré le 30 septembre 2022. Ce pays est donc un exemple de la puissance de l’influence de la propagande russe dans la région, qui s’est accentuée avec l’agressivité de Poutine. La Russie réutilise des discours et acteurs locaux tels que le Front de défense pour la patrie, mouvement burkinabé fondé en 2020 et ayant pour slogan “La France doit partir” pour renforcer le sentiment anti-français et donc son influence. Ce mouvement a plusieurs fois remis en cause l’action de la France dans la région, son coordinateur, M. Alassane Sawadogo ayant appuyé des rumeurs accusant la France de soutenir les mouvements armés en expliquant : “Comment expliquer qu’avec les moyens dont ils disposent les Français ne soient pas capables de défaire les groupes armés ?”.[6] Ce discours russe s’appuie sur des problèmes déjà présents et dénoncés par la population, tels que le franc CFA, qui est aujourd’hui largement remis en question, et accusé d’être un instrument du néo-colonialisme. Ainsi, la Russie n’invente rien, elle réutilise des discours existant en les propageant, les renforçant, les instrumentalisant, parfois par le biais de “fake news”, mais surtout par la propagation du sentiment anti-français.
Le coup d’Etat au Niger révèle lui aussi la fragilité des positions françaises en Afrique de l’Ouest. En effet, même si ce coup d’Etat était à l’origine une affaire personnelle entre le chef de la garde républicaine nigérienne, le général Abdourahamane Tchiani, et le Président Bazoum, la situation n’a fait que se dégrader depuis la prise du pouvoir des militaires, ceux-ci ayant ordonné le départ de l’ambassadeur français, rapatrié récemment en France. Aucune solution n’a pour le moment été trouvée, et cela pourrait profiter à la Russie et à ses discours. En effet, les manifestations anti-françaises qui avaient déjà eu lieu en septembre 2022 au Niger font écho à celles ayant eu lieu au Mali et ont largement été instrumentalisées et renforcées par des acteurs russes. Par ailleurs, lors du coup d’Etat, les manifestants avaient là aussi eu recours à des slogans anti-français et pro-russes, brandissant le drapeau russe. Si lors de ces manifestations les acteurs brandissant les drapeaux russes ou les slogans pro-russes peuvent parfois avoir été payés par Moscou, cela démontre tout de même une stratégie de la part du Kremlin qui utilise des manifestations locales pour renforcer son influence dans le pays. Pour prendre un autre exemple concret, la mine d’uranium d’Arlit[7] est un point de crispation important. Il s’agit de la plus grande mine d’uranium du monde et l’une des mines les plus importantes pour la France, mais elle fait l’objet de plus en plus de critiques de la part de la population locale. En effet, celle-ci manifeste un sentiment grandissant d’exploitation, et souligne le problème des déchets nucléaires de la mine. Pour cette population, la France se sert et exploite les ressources nigériennes en laissant ses déchets derrières. Ce sentiment pourrait faire le jeu de la Russie, qui réutilise fréquemment ce type de discours en accusant la France de néocolonialisme, comme c’est le cas en République Centrafricaine ou au Mali par exemple. Cela pourrait aussi constituer une porte ouverte pour les mercenaires de Wagner, déjà présents en Centrafrique et exploitant déjà les ressources de ce pays.
La Russie est aussi présente dans d’autres pays de la région tels que le Tchad ou encore le Cameroun, où les principaux discours réutilisés sont des discours anti-français. Ainsi, la population tchadienne a des relations de plus en plus difficiles avec la France, les habitants de N’Djamena l’accusant régulièrement d’ingérence et de paternalisme.[8] Cela est renforcé par le centre opérationnel interarmées des Forces françaises au Sahel, dont la présence est de plus en plus critiquée dans le pays. La Russie utilise donc ces sentiments pour renforcer le sentiment anti-français et peut-être à l’avenir placer ses pions dans ces pays, schémas que l’on reconnaît au Mali ou au Burkina Faso notamment.
Pourquoi une telle efficacité des discours russes ?
Ces discours sont aujourd’hui très efficaces en Afrique et cela pour plusieurs raisons. En effet, une des premières raisons pour lesquelles ils sont efficaces est que les Russes réutilisent des discours, idées ou rumeurs déjà existants, les appuyant parfois avec des fake news, et en les instrumentalisant, ce qui rend la lutte informationnelle française particulièrement délicate.
Par ailleurs, ces discours fonctionnent aussi à cause de la situation sécuritaire dans de nombreux pays. En effet, les populations sont terrorisées et exaspérées par la violence des groupes armés. La Russie se greffe dessus en utilisant des discours panafricanistes, mais aussi avec la société Wagner qui parfois aide à combattre ces groupes et permet donc de rétablir une sécurité à court terme, comme en Centrafrique. Cela lui donne une bonne image auprès des populations là où la France n’a pas réussi à en faire de même en plusieurs années. Ainsi, les populations locales ont souvent du mal à comprendre les raisons de ce qu’elles perçoivent comme un échec de la France. Par ailleurs, ces pays étant des anciennes colonies françaises indépendantes depuis plus de 60 ans mais ne voyant aucun développement concret, beaucoup de jeunes accusent la France de ne pas être le bon partenaire et se tournent vers la Russie. Ainsi, la Russie est perçue non seulement comme une puissance attractive, mais aussi comme un fournisseur puissant de services politiques et sécuritaires. Néanmoins, cet argument de la Russie est en total décalage avec la réalité sur le terrain puisqu’il y a aujourd’hui de nombreuses preuves d’exactions, de massacres et de pillages de ressources par les organes anciennement contrôlés par Prigojine. L’ONG Human Rights Watch affirme notamment que depuis décembre 2022, les mercenaires russes et les forces armées maliennes auraient “exécuté sommairement et fait disparaître de force plusieurs dizaines de civils”[9]. Par ailleurs, en échange de ses services, la société militaire russe prend souvent le contrôle des ressources du pays concerné, ce qui est particulièrement le cas en Centrafrique. Ainsi, le professeur de politique à l’Université de Princeton Mark Beissinger affirme que Wagner “a accumulé une fortune colossale en protégeant des régimes africains faibles en échange de leurs mines d’or”[10].
Un des atouts de la Russie est aussi le fait qu’elle s’appuie sur les élites pour s’assurer leur soutien et elle rend certains gouvernements autoritaires dépendants d’elle en les maintenant au pouvoir. C’est notamment le cas en République Centrafricaine où elle assure la sécurité rapprochée du président Faustin-Archange Touadera depuis 2018[11]. Cela facilite la diffusion de son discours, qui est alors appuyé par le gouvernement.
Un autre outil puissant de la Russie est le fait qu’elle instrumentalise beaucoup les acteurs locaux pour diffuser ses messages. En effet, la Russie paie parfois des influenceurs locaux pour poster ou relayer le contenu russe sur leurs réseaux sociaux, personnels ou professionnels. Ils s’appuient sur des organisations déjà existantes là-bas et les aident à se développer ou proposent de former les journalistes locaux, ce qui rend leur message plus authentique au sein de la société mais permet aussi de définir la ligne éditoriale. Ils s’appuient par exemple sur AfriqueMédia, qui est un média panafricaniste très anti-français et qui est suivi dans de nombreux pays francophones. La Russie utilise aussi des figures africaines telles que des influenceurs, comme Kemi Seba ou Nathalie Yamb, pour légitimer leur campagne de désinformation, bien que leur réelle influence sur le continent africain reste encore à prouver. Ils sont tous deux très dynamiques sur les réseaux puisque le Franco-béninois Kemi Seba totalise plus de 210 000 abonnés sur Youtube et la Suisso-camerounaise Nathalie Yamb, aussi appelée la “Dame de Sotchi”, en totalise 360 000 sur Twitters et 300 000 sur Youtube. Ainsi, Kemi Seba affirme que la présence russe en Afrique permet aux pays africains de s’éloigner des “puissances impérialistes occidentales” et de retrouver leur indépendance, tout en présentant la Russie comme une alliée naturelle de l’Afrique. Nathalie Yamb a quant à elle participé au Sommet de Sotchi en Russie en 2019, durant lequel elle a accusé la France de piller les ressources africaines, de fomenter les rébellions et d’entraîner les terroristes. Elle soutient au contraire que la relation entre la Russie et l’Afrique est fondée sur une coopération mutuellement bénéfique.
Kemi Seba lors d’une interview en 2020. Nathalie Yamb lors du sommet Russie- Afrique à Sotchi en 2019. Photo publiée sur son compte Instagram en 2022. Crédits photo : AFP/Stephane de Sakutin
Les médias russes utilisent aussi cette stratégie de rapprochement avec la société locale en diffusant dans de nombreuses langues, ce qui aide à faire passer le message dans les sociétés africaines. En effet, La Russie crée du contenu en langue française, anglaise, arabe ainsi que dans d’autres langues locales, et diffuse leur contenu gratuitement via des médias locaux et télés locales, ce qui favorise la circulation des informations russes. Par exemple, la radio “La voix de la Russie”[12] diffusait son programme en huit langues africaines. Par ailleurs, leurs médias mettent grandement l’Afrique en avant, ce qui contraste avec l’Occident. Ainsi, RT (anciennement Russia Today) est très populaire puisqu’elle se donne pour mission de mettre en avant des histoires marginalisées ou peu connues, ce qui est souvent le cas des histoires africaines qu’elle popularise, et c’est là que réside son pouvoir. La stratégie médiatique de la Russie est aussi très bien développée et leur organisation médiatique est très puissante ce qui en renforce l’efficacité. Cela est d’autant plus vrai que leurs médias sont aussi très bien informés en envoyant des envoyés spéciaux russes, les poissons pilotes, qui se renseignent directement sur le terrain médiatique local, renforçant ainsi leur légitimité auprès des populations.
Une autre raison pour laquelle ces discours sont si efficaces est l’image que se construit la Russie dans ces pays. En effet, elle instrumentalise notamment son passé soviétique puisqu’en 1960, l’URSS se fait la championne de l’indépendance des peuples colonisés. Par ailleurs, durant cette même période, l’URSS a créé des liens étroits avec plusieurs pays africains. Moscou a par exemple formé de nombreux dirigeants et élites africaines. Cela lui permet aussi de développer une coopération avec le Mali par exemple, et plus de 50 000 étudiants africains ont étudié en URSS, formant les élites d’aujourd’hui dans de nombreux pays. Tatiana Smirnova, spécialiste des relations entre la Russie et l’Afrique explique qu’Abdou Moumouni Dioffo au Niger, “membre fondateur du Parti africain de l’indépendance, a été le premier agrégé africain en sciences physiques”[13], et qu’il s’est spécialisé en énergie solaire en étudiant en URSS. L’université de Niamey porte aujourd’hui son nom. L’URSS a aussi participé à la construction d’établissements d’enseignement tels que l’Institut polytechnique en Guinée ou une école pour la formation du personnel médical au Mali [14]. En ce qui concerne le Mali, Boubacar Haidara, spécialiste du Mali et chercheur en sciences politiques à Sciences Po Bordeaux, explique que l’URSS a aussi “formé la nouvelle armée malienne après l’indépendance et elle a mis en place une école de fonctionnaires”[15]. Ainsi, de nombre d’élites politiques et de militaires parlent aujourd’hui russe, ce dont témoigne le cas du colonel Sadio Camara nommé ministre de la Défense après le coup d’Etat d’août 2020.
Cette image est aussi fondée sur le fait que la Russie a une réputation d’acteur indépendant, anti-impérialiste, ouvert au commerce avec tous les pays, portant des valeurs politiques de multilatéralisme et de non-ingérence étrangère. Cela lui donne donc une légitimité pour s’opposer à l’Occident et lui tenir tête, tout en offrant une alternative à cet Occident de plus en plus rejeté. Ainsi, le modèle russe est aujourd’hui privilégié par rapport à la démocratie libérale prônée par l’Occident, ce qui a encore une fois été appuyé par le Sommet Russie-Afrique des 27 et 28 juillet 2023. En effet, le modèle défendu par Moscou, en opposition avec le modèle occidental, est plus traditionnel et prône des valeurs sociales et familiales, ce qui est souvent lu comme allant à contre-courant des modèles libéraux occidentaux, perçus comme “décadents”. Cela fait référence à la conditionnalité des aides au développement, qui doivent parfois être accompagnées de projets sur les questions LGBTQIA+ entre autres, ce qui est toujours une question difficile dans certains pays d’Afrique. Par ailleurs, durant ce sommet, la Russie a une nouvelle fois affirmé vouloir entretenir des relations égalitaires avec l’Afrique, défendant un “nouvel ordre mondial multipolaire”, et se créant une fois de plus l’image d’une puissance anticolonialiste alliée aux pays d’Afrique.
Ainsi, la Russie parvient à développer un discours très efficace en Afrique subsaharienne et se positionne de plus en plus comme un allié de cette région, mieux accepté par les pays africains dans une situation de rejet de la France de plus en plus prononcé.
Conclusion
Si la Russie est de plus en plus influente sur le continent africain, et cela particulièrement au travers de la société militaire privée Wagner, cette position peut être questionnée suite à la mort de son chef Evguéni Prigojine en août dernier. En effet, Wagner permettait de matérialiser une présence russe dans certains pays, même si cela se faisait parfois indépendamment des volontés russes. Ainsi, la mort de Prigojine pourrait avoir un double effet à l’avenir pour la Russie en Afrique. Si sa disparition risque de fragiliser les positions du groupe Wagner et donc de la présence russe, elle pourrait aussi permettre à Moscou de reprendre plus concrètement la main sur les activités de Wagner sur le terrain. Ainsi, l’exemple de la République Centrafricaine est intéressant puisque Wagner y est implanté depuis longtemps et y a une présence stable et soutenue par le gouvernement et la population. Dans cette situation, la position du Kremlin est de faire comme si la mort de Prigojine n’avait rien changé aux opérations sur place pour garder une continuité, mais tout en reprenant la main sur les activités, notamment celles liées à l’extraction de minerais.
Rachel GALETOUX
Bibliographie :
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Desorgues Pierre, “Trente ans de la chute du bloc soviétique : comment l’URSS a influencé l’Afrique”, TV5Monde, 24 décembre 2021
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“Cartographie de la désinformation en Afrique”, Centre d’études stratégiques de l’Afrique, 13 mai 2022
https://africacenter.org/fr/spotlight/cartographie-de-la-desinformation-en-afrique/
[1] Carayol Rémi, “La France partie pour rester au Sahel”, Le Monde diplomatique, mars 2023
[2] Hutton Margot, “Que faut-il retenir du deuxième Sommet Russie-Afrique ?”, TV5 Monde, 31 juillet 2023
[3] Chabert Benjamin, “Pillages, massacres… Comment les mercenaires russes Wagner saignent l’or en Centrafrique”, Ouest France, 27 juin 2022
[4] Desorgues Pierre, “Le Mali accuse la France de soutenir les terroristes, le chef de Barkhane juge “insultantes” ces allégations”, TV5Monde, 17 août 2022
[5] Propos de Boubacar Haidara, spécialiste du Mali, rapportés par Elise Lambert in Lambert Elise, “Coup d’Etat au Niger : pourquoi la Russie séduit-elle tant dans les pays du Sahel”, Franceinfo, 3 août 2023
[6] Carayol Rémi, “La France partie pour rester au Sahel”, Le Monde diplomatique, mars 2023
[7] Bernaudeau Anatole, “ENTRETIEN. Crise au Niger et sentiment anti-français : “La Russie remue les vieux souvenirs coloniaux” ”, 30 juillet 2023, avec Jean-Charles Jauffret, professeur à SciencePo Aix
[8] Magassa Kaourou et Bazzara-Kibangula Aurélie, “Sommet Afrique-France : la présence française de plus en plus contestée au Tchad et au Mali”, France Info, 7 octobre 2021
[9] Propos de l’ONG Human Rights Watch in Askew Joshua, “Les autorités maliennes font l’objet de pressions pour mettre fin à ces violations et obliger les responsables à rendre compte de leurs actes”, Euronews, 25 juillet 2023
[10] Propos de Mark Beissinger, professeur de politique à l’université de Princeton in Askew Joshua, “Les autorités maliennes font l’objet de pressions pour mettre fin à ces violations et obliger les responsables à rendre compte de leurs actes”, Euronews, 25 juillet 2023
[11] Shukla Sebastien, Swails Brent, Ward Clarissa, McWhinnie Scott, “What Wagner’s post-Prigozhin future looks like on the ground in the Central African Republic, CNN, 18 septembre 2023
[12] La radio “La Voix de la Russie”, initialement “Radio Moscou” jusqu’en 1993, était jusqu’en 2014 une radio de l’Etat russe émettant dans les pays étrangers
[13] Propos de Tatiana Smirnova, rapportés par Elise Lambert in Lambert Elise, “Coup d’Etat au Niger : pourquoi la Russie séduit-elle tant dans les pays du Sahel”, Franceinfo, 3 août 2023
[14] Propos de Tatiana Smirnova, rapportés par Pierre Desorgues in Desorgues Pierre, “Trente ans de la chute du bloc soviétique : comment l’URSS a influencé l’Afrique”, TV5Monde, 24 décembre 2021
[15] Propos de Boubacar Haidara, spécialiste du Mali, rapportés par Elise Lambert in Lambert Elise, “Coup d’Etat au Niger : pourquoi la Russie séduit-elle tant dans les pays du Sahel”, Franceinfo, 3 août 2023
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