
Doppelgänger : Le double visage de la désinformation russe
Par Elise Minmeister
La campagne de désinformation russe Doppelgänger a débuté en 2022 pour déstabiliser les Etats occidentaux dans un contexte de lutte idéologique menée par le Kremlin. L’opération a été massivement couverte par les médias, offrant une publicité importante aux entreprises russes de désinformation. Cependant, cette large couverture médiatique cache l’impact restreint de l’opération Doppelgänger sur les populations exposées aux fausses informations sur les réseaux sociaux et Internet.

Source : L’Express. Crédits : Getty Images
Toutes les citations présentes ont été traduites de l’anglais par l’autrice.
Dans le folklore allemand, un Doppelgänger est un double maléfique, figure de mauvais présages pour les temps à venir. Il ne projette aucune ombre ni reflet, presque comme s’il n’existait pas. Néanmoins, ses actions sont toujours terribles, et ses conséquences épouvantables. Ainsi, l’organisation non-gouvernementale (ONG) EU Disinfo Lab a choisi le nom « Doppelgänger1 » pour désigner la campagne massive de désinformation menée par la Russie dès 2022 contre l’Union européenne et les Etats-Unis. Une telle opération de désinformation se définit par une « action particulière ou continue qui consiste, en usant de tous moyens, à induire un adversaire en erreur ou à favoriser chez lui la subversion dans le dessein de l’affaiblir2 », le plus souvent en manipulant la perception de la réalité des individus par le biais de fausses informations. L’ONG a analysé l’ampleur du phénomène, admettant cependant les difficultés à évaluer son effet réel sur les perceptions des individus et des gouvernements ciblés.
L’opération Doppelgänger semble s’inscrire dans la logique de la politique internationale menée par la Russie, basée sur une provocation directe de l’Occident, dont l’annexion de la Crimée en 2014 et l’invasion de l’Ukraine en 2022 sont deux points majeurs. Ce nouvel impérialisme s’illustre aussi par la guerre informationnelle et idéologique menée par le Kremlin sur Internet et les réseaux sociaux, dont Doppelgänger est un des outils majeurs. Cet article aura donc pour but d’analyser ce phénomène et son impact réel en Occident comparé aux perceptions et attentes russes.
Une campagne massive de désinformation
L’opération Doppelgänger cache un modèle technologique nommé « réalité augmentée3 ». Le terme a été choisi par l’entreprise russe Social Design Agency (SDA) afin de désigner leurs outils de désinformation à grande échelle, qui consistent à créer de faux documents et vidéos pour provoquer des réactions émotionnelles chez des individus. Le gouvernement russe a passé un contrat avec cette société et la compagnie Struktura pour user de ces nouvelles armes de désinformation dans la guerre informationnelle menée contre l’Occident. Les activités de déstabilisation informationnelle de ces deux entreprises ont été repérées par Meta en décembre 2022, ce qu’a confirmé VIGINUM4, un service technique rattaché au Premier ministre français. D’après cette chronologie retracée par l’ONG EU Disinfo Lab, les deux objectifs principaux de Doppelgänger sont « d’ébranler le soutien à l’Ukraine suite à l’agression russe en diabolisant le gouvernement ukrainien en l’accusant de nazisme et de corruption »5, mais aussi de « semer la division entre les pays soutenant l’Ukraine, prouvant que le soutien financier à l’Ukraine et les sanctions imposées à la Russie sont en définitive des stratégies perdantes qui ne feront que blesser la société civile. »6
SDA et Struktura ont usé de différentes tactiques pour diffuser la désinformation telles que la création de clones de site Internet de médias reconnus ou de gouvernements, ou la conception de sites anti-ukrainiens et pro-russes. Le nom Doppelgänger provient de ce duplicata de sites officiels remplis d’informations inventées ou remaniées pour semer la discorde chez les citoyens et les dirigeants politiques. Ces entreprises usent du design exact des sites web et partagent des informations faussées sur la guerre en Ukraine. Les seules différences sont les noms de domaine légèrement modifiés et l’orthographe assez sommaire utilisée, ne rendant pas aisée la détection du faux pour un profane. Plusieurs journaux ont été touchés en Europe comme Le Monde, Der Spiegel, et The Guardian. De plus, des sites gouvernementaux ont aussi été utilisés comme modèles, telle la page du ministère de l’Europe et des Affaires étrangères français. Le site web contrefait présentait la création d’une « taxe sécuritaire » prélevée sur chaque transaction monétaire pour financer le soutien à l’armée ukrainienne. La ministre de l’Europe et des Affaires étrangères de l’époque, Catherine Colonna, a dû faire une déclaration pour rétablir les faits après la détection du faux par VIGINUM7. Cette information avait été inventée pour polariser l’opinion publique autour du soutien français à l’Ukraine.

Catherine Colonna, ministre de l’Europe et des Affaires étrangères entre 2022 et 2024. Source : BFMTV
EU Disinfo Lab a aussi analysé les tactiques planifiées de SDA et de Struktura pour propager la désinformation sur Internet. Les sociétés usent de la méthode de l’amplification grâce à des commentaires de faux comptes ou profils sur les plateformes de Meta et X, ou bien elles achètent des publicités par milliers sur des pages Facebook. Cependant, leurs actions ne sont pas uniquement numériques, elles reposent aussi sur des interférences physiques. En novembre 2023, l’opinion publique française a été secouée par l’opération hybride des « étoiles de David » peintes sur différents immeubles, puis les mains rouges apparues sur le Mémorial de la Shoah à Paris. Les mains rouges pouvaient être une référence aux massacres à Gaza ou au meurtre de deux soldats Israéliens à Ramallah en octobre 20008. Dans le contexte du début de l’intervention armée israélienne à Gaza à la suite du 7 Octobre, de l’explosion des menaces antisémites et des manifestations en soutien aux Palestiniens, les journaux ont abondamment couvert la nouvelle. En outre, les images des peintures se sont répandues rapidement sur les réseaux sociaux. A la suite de ces évènements, Meta et VIGINUM ont prouvé que le réseau de désinformation était porté par des milliers de bots liés à Doppelgänger sur X.
Ainsi, l’organisation structurée de l’opération Doppelgänger est un outil puissant pour la Russie afin de développer sa nouvelle doctrine de la « Majorité mondiale ».
La désinformation comme outil de propagation de la doctrine russe de la « Majorité mondiale »

Sergueï Karaganov, idéologue de la politique étrangère russe. Source : Le Grand Continent
La campagne de désinformation russe vise à déstabiliser l’Occident dans la bataille idéologique entre les Etats-Unis et ces alliés contre l’alliance de la Russie, de la Chine, de l’Iran et de certains pays du « Sud global »9. Précisons que cette appellation est toujours débattue aujourd’hui et certaines figures publiques pensent que ce terme est préjudiciable pour les pays qu’il décrit10. C. Raja Mohman, dans son article « Is There Such Thing as A Global South » dans la revue numérique Foreign Policy, a dénoncé que « jeter plus de la moitié de l’humanité dans un seul panier n’a pas seulement de profonds défauts analytiques. C’est aussi un obstacle pour un engagement sérieux avec le monde non-occidental, malgré les bonnes intentions apparentes des experts, des hommes politiques et des décideurs utilisant ce terme »11 . La Russie a bien compris les enjeux entourant cette notion et a depuis développé une nouvelle doctrine à contre-courant. Le journal Le Grand Continent l’a nommé la doctrine Karaganov12, en référence à Sergueï Karaganov, l’un des principaux penseurs de ce cadre idéologique russe. Dans un de ces rapports pour le Kremlin, Sergueï Karaganov a décrit le soutien nécessaire des pays non-occidentaux depuis les lourdes sanctions imposées à la Russie après l’invasion de l’Ukraine et le mandat d’arrêt international contre Vladimir Poutine émis par la Cour pénale internationale. Afin de mettre en avant une approche différente de celle occidentale, le gouvernement russe fait le pari du multilatéralisme et décrit les pays non-occidentaux comme partie intégrante de la « Majorité mondiale ». Le Grand Continent explique que ce concept est plus neutre et montre la minorité démographique de l’Occident par rapport au « Sud Global ». Cette doctrine a été développée dans plusieurs domaines, comme l’économie lors du Sommet des BRICS+, le nouvel axe de pouvoir autour de la Chine, de l’Iran et de la Russie, ainsi que dans la guerre informationnelle. Le Kremlin souhaite ainsi déstabiliser l’Occident pour convaincre la « Majorité mondiale » que le Vieux Continent et les Etats-Unis font face à des troubles domestiques et sont affaiblis par leurs attaques numériques.
De plus, l’essor de la désinformation est un moyen de déstabiliser les pays occidentaux et de semer le doute chez les citoyens par rapport à leur gouvernement. Ainsi, la Russie espère-t-elle renforcer les partis populistes, notamment d’extrême-droite, qui jouent sur la peur et la colère que peut ressentir la population contre les élites au pouvoir. Ces partis sont une cible pour le Kremlin car leurs intérêts convergent souvent. Ce phénomène s’est incarné dans le scandale du journal Voice of Europe, lié à la campagne de désinformation Doppelgänger13. Cette revue créée par un investisseur russe a été accusée et sanctionnée par le gouvernement tchèque après que ses services de renseignement aient découvert qu’il s’agissait d’un outil d’influence russe pour nuire aux élections européennes. Le Premier ministre belge de l’époque, Alexander De Croo, a déclaré que certains députés du Parlement européen avaient été approchés par Voice of Europe et payés pour promouvoir la propagande du Kremlin. L’impact fut sévère et de nombreux citoyens européens ont douté de la légitimité des institutions européennes. Cela se matérialisa lors des résultats des élections par les sièges gagnés par les partis d’extrême-droite au Parlement européen. Ainsi, la Russie peut-elle appuyer ses dires et prouver qu’au sein même de l’Union européenne, de nouvelles voix appellent à un rapprochement avec Moscou et la « Majorité mondiale ».
L’image renvoyée est alors celle d’un véritable raz-de-marée déstabilisant les démocraties occidentales au profit de la Russie et de ses alliés. De nombreux médias ont présenté les menaces de Doppelgänger, plusieurs citoyens y ont été exposés sur Internet ou les réseaux sociaux, et chaque gouvernement a pris des mesures pour prévenir de tels abus numériques. Cependant, connaît-on réellement l’ampleur de la campagne de désinformation ?
La menace de l’amplification domestique
Sur son site Internet, l’ONG EU Disinfo Lab a précisé que « les effets de l’opération Doppelgänger devaient être considérés avec prudence. Les estimations ne peuvent être que partielles et reflètent les données mises à disposition par les parties prenantes, qui sont limitées »14 . Une telle déclaration révèle la complexité d’analyser l’ampleur d’une grande campagne de désinformation comme Doppelgänger. Quelques données, comme celles publiées par l’Office Bavarois de protection de la Constitution, expose la distribution des campagnes d’interférences et des « clics »15 qu’elles ont réunis entre mai 2023 et juillet 2024. EU Disinfo Lab a traduit ces recherches : « Sur un total de 7983 campagnes et 828 842 clics (en moyenne 103 clics par campagne) :
Principaux pays touchés :
- Ukraine : 1339 campagnes, 148 777 clics (17,95%)
- Allemagne : 2250 campagnes, 250 061 clics (30,17%)
- France : 2245 campagnes, 249 481 clics (30,1%)
- Etats-Unis : 1024 campagnes, 180 521 clics (21,78%)
- Israël : 221 campagnes (Pas de détail fourni)
- Pologne : 118 campagnes (Pas de détail fourni)
- Italie : 89 campagnes (Pas de détail fourni)
- Lettonie (observée en 2022 mais pas de détail fourni)
- Le Royaume-Uni (Observé en 2023 mais pas de détail fourni) »16
Ces données sont intéressantes pour exposer les pays principalement visés par Doppelgänger, cependant elles ne permettent pas de comprendre les conséquences de l’exposition à la désinformation sur les individus. Olga Belogolova, Lee Foster, Thomas Rid, et Gavin Wilde dans leur article « Don’t Hype the Disinformation Threat » publié dans la revue Foreign Affairs17, affirment que les effets de la désinformation ne sont pas toujours ce qu’ils paraîssent être. Etudiant l’anxiété montante aux Etats-Unis concernant la désinformation russe, les auteurs déclarent que nous « blâmons les interférences étrangères pour des problèmes d’origine domestique. Les hommes politiques sous-entendent que la désinformation étrangère est efficace pour influencer une proportion majeure de citoyens américains ; ce qui n’est pas le cas. Et cela est souvent présenté sans preuve »18. Ils décrivent alors comment la majorité de la désinformation créée par les propagandistes russes est basée sur des fausses informations partagées par l’extrême-droite américaine. Ils donnent l’exemple de deux Républicains, Marjorie Taylor Greene et J.D. Vance, désormais vice-président des Etats-Unis, qui ont partagé fin 2023 un lien de la Strategic Culture Foundation sur les réseaux sociaux, une institution russe clamant que des proches de Volodymyr Zelensky ont usé du financement américain de l’armée ukrainienne pour acheter des yachts privés. Au premier abord, il semble que la désinformation d’origine russe a influencé le parti républicain, cependant il a été prouvé que la rumeur des yachts est née dans les franges conspirationnistes des Républicains. Ainsi, les entreprises de désinformation russes n’ont-elles repris que les rumeurs et usé de la technique d’amplification. Cette méthode était déjà utilisée durant la Guerre froide par l’Union soviétique. Par exemple, dans les années 1980, la campagne de propagande nommée Opération Denver diffusait l’idée que l’armée américaine avait créé le virus du VIH dans un laboratoire biologique militaire, alors que l’accusation était une invention des activistes américains d’extrême-gauche pour déstabiliser le gouvernement.
Ainsi, porter à la lumière de possibles interférences étrangères est un moyen de donner plus de pouvoir au gouvernement russe. En effet, bien que le gouvernement américain ait sanctionné la Strategic Culture Foundation pour ses liens avec la propagande russe, l’institution continue de poster de la désinformation. Belogolova, Foster, Rid et Wilde clament que cette visibilité « encourage une perspective conspirationniste, dans laquelle des ennemis cachés créent des prétendus facteurs de division, les dissidents ne font que répéter bêtement les propos des espions étrangers, et la croyance dans un débat démocratique ouvert est minée »19. Cela constitue un plus grand danger que la propagation de désinformation car les individus sont encouragés à chercher la responsabilité ailleurs, dans un Etat étranger notamment, plutôt que dans leur propre pays. Il en est de même pour la campagne Doppelgänger. Thomas Rid, spécialiste de la désinformation russe, a écrit l’article « The Lies Russia Tells Itself » dans la revue Foreign Affairs20 après avoir analysé des documents qui ont fuités de l’entreprise SDA et il a exposé la double vérité derrière cette opération. Il explique que, « pour faire court, SDA n’a pas cessé de lancer des campagnes et de recevoir des financements bien qu’elle ait été à maintes reprises exposée. Elle a pu continuer de lancer des campagnes précisément parce que son travail a été exposé par ses adversaires »21. Effectivement, l’entreprise a traqué le travail d’investigation mené par les gouvernements, les médias ou les associations, et a compris la formidable exposition médiatique dont bénéficiait sa campagne, bien que « la grande majorité de ces URL [inventés] n’a reçu que peu d’engagement »22 pour Rid. Cela signifie qu’en plein cœur de la campagne de Doppelgänger, la désinformation n’a guère touché un grand nombre de citoyens occidentaux et la plupart ont découvert ces fausses informations lorsque les médias ont dénoncé le vol de leur identité par des propagandistes russes. Une telle exposition permet aux compagnies de désinformation comme SDA de trouver plus de financements auprès de leurs commanditaires russes et de poursuivre leur travail. Pour Rid, révéler une campagne de désinformation est nécessaire, mais pas de n’importe quelle façon. Il considère que seule « l’exposition en amont » (“upstream exposure”23) est utile. Il s’agit des « documents [qui] révèlent non seulement les résultats des campagnes de désinformation, mais aussi les données [sur lesquelles elles se basent] : les propositions, les évaluations internes, la technique [utilisée], les méthodes technologiques, l’identité des contractants qui gèrent les projets, ainsi que les bailleurs de fonds et les hommes politiques qui soutiennent ces contractants»24. Ainsi lorsque des services étatiques ou les journalistes découvrent de la désinformation, ils devraient en priorité exposer les méthodes techniques utilisées, d’où proviennent les financements ainsi que les identités des contractants et des personnages politiques derrière ce réseau, et non pas uniquement le contenu de la désinformation présent sur les réseaux sociaux. Il est alors possible de prendre des mesures et des sanctions contre les contractants et politiciens, plutôt que de donner du crédit au réseau.
Cette vision semble donner l’image d’un Occident déstabilisé, qui nourrit la désinformation dont il souffre. Cependant, les propagandistes ne trompent pas uniquement leurs ennemis. Le Kremlin, inconscient des intentions réelles de SDA et Struktura, est aussi la victime de leurs manipulations numériques.
Les conceptions faussées du gouvernement russe

Vidéo promotionnelle de Social Design Agency (SDA) dévoilée par Thomas Rid. Sources : Foreign Affairs et YouTube
SDA a débuté et continue de développer une campagne massive de désinformation, cependant les résultats sont loin de ceux escomptés. Dans son article, Rid a même déclaré que « SDA n’a pas seulement trompé ses cibles, mais elle s’est aussi trompée elle-même »25. Néanmoins, l’entreprise continue d’être financée par le Kremlin malgré ses piètres résultats, sans qu’aucun gouvernement ou média n’expose cette réalité. C’est uniquement en analysant les documents internes de SDA que Rid a pu le comprendre. La couverture médiatique de Doppelgänger est un avantage important pour les créateurs de désinformation car ils peuvent ainsi cacher leur manque d’efficacité pour corrompre les individus. SDA a donc trouvé la tactique gagnante pour utiliser à leur avantage cette exposition : ses employés ont traqué, collecté et traduit toutes les enquêtes publiées à leur sujet en Occident afin de créer leur propre publicité. Dans un de leurs documents internes, la société a assemblé publieurs extraits de journaux à leur propos et a écrit que « les pays de l’Occident collectif sont sérieusement concernés par l’efficacité du projet »26. Rid a aussi pu obtenir une vidéo promotionnelle de SDA27 mettant en avant que la campagne avait été découverte par les renseignements français, la société en profitant pour expliquer son fonctionnement et la prétendue qualité de son service de désinformation. Il semblerait que les cibles de ces vérités tronquées soient la population occidentale. Néanmoins, la « cible principale des opérateurs de désinformation a toujours été leurs bailleurs de fonds et leurs propres gouvernements »28. Cela signifie que SDA crée sa propre propagande basée sur la couverture médiatique dont elle est l’objet pour séduire ses contractants. En tant que société, l’intérêt économique de son travail ne devrait donc pas être effacé lors de l’analyse. Les Etats occidentaux ont tendance à penser les diffuseurs de désinformation comme des personnes voulant déstabiliser et détruire les démocraties. Cependant, la principale raison de leur travail est de répondre à une demande croissante d’outils numériques de déstabilisation sur un marché en plein essor. Ainsi, « le principal objectif de SDA n’est pas d’influencer les citoyens des pays ennemis, mais de persuader les bureaucrates russes que leur entreprise est efficace dans le but de recevoir le prochain contrat et de renouveler leur budget »29 comme expliqué par Rid.
Dès lors, la perception qu’a le gouvernement russe de son pouvoir et de son impact sur le monde occidental est biaisé et formaté par la fausse perception imposée par les narratifs des créateurs de désinformation. De fait, le point clé de l’enquête de Rid est d’affirmer que « c’est la logique bureaucratique des efforts de désinformation à grande échelle et à long terme : ils tendent à persuader les organisateurs que certains aspects de leurs mensonges sont vrais, et ainsi ils deviennent une forme de théorie conspirationniste institutionnalisée »30. Le gouvernement et l’administration russes, les contractants de cette campagne de désinformation massive, sont donc des institutions sociales ne pouvant échapper à la théorie du « truth judgment ». Norbert Schwarz et Madeline Jalbert, dans leur chapitre « When (fake) news feels true » de l’ouvrage The Psychology of Fake News, expliquent cette notion de « truth judgment ». Si cinq éléments sont réunis – la compatibilité de l’allégation, la cohérence, la crédibilité des sources, un consensus social et des éléments de preuve – les individus ont tendance à accepter une affirmation comme vraie plus facilement, sans réflexion poussée. Leur évaluation intuitive l’emporte et ils acceptent les informations données comme factuelles car cela correspond à leurs pré-connaissances. Grâce à la parfaite compréhension et analyse de la couverture médiatique de Doppelgänger dans les médias occidentaux, SDA et Struktura ont en leur possession tous les outils et moyens de persuasion pour offrir aux bureaucrates et dirigeants russes ce qui est en adéquation avec leur interprétation du monde. Tous les éléments sont en effet réunis pour les persuader sans effort : l’allégation de l’efficacité de Doppelgänger semble vraie car reportée en masse en Occident ; SDA et Struktura sont des sources fiables du Kremlin ; un consensus social est établi sur les pouvoirs de déstabilisation de la désinformation ; et SDA a préparé des preuves concrètes dans leurs rapports destinés aux bureaucrates russes. Les acteurs économiques sont alors assurés de renouer leur contrat avec le gouvernement russe, celui-ci étant piégé dans une conception faussée du monde qui lui serait favorable. Les autorités russes sont donc, autant que les médias et gouvernements occidentaux, les victimes de leurs propres croyances.
Notes
- EU DisinfoLab. (2022, September 27). Doppelganger: Media clones serving Russian propaganda. https://www.disinfo.eu/wp-content/uploads/2022/09/Doppelganger-1.pdf ↩︎
- Dictionnaire de l’Académie Française. (s. d.). Désinformation. Dans Dictionnaire de l’Académie Française (9ᵉ édition). Académie Française. https://www.dictionnaire-academie.fr/article/A9D1911 ↩︎
- “Augmented reality”
Rid, T. (2024, 30 septembre). The Lies Russia Tells Itself. Foreign Affairs. https://www.foreignaffairs.com/russia/lies-russia-tells-itself ↩︎ - Service de vigilance et protection contre les ingérences numériques étrangères ↩︎
- “Undermine support for Ukraine following Russia’s aggression by demonising the Ukrainian government and accusing it of Nazism and corruption”
EU DisinfoLab. (2024, 30 octobre). What Is the Doppelganger Operation? List of Resources. https://www.disinfo.eu/doppelganger-operation/ ↩︎ - “Sow divisions within countries supporting Ukraine, claiming that supporting Ukraine financially and implementing sanctions on Russia are ultimately failing strategies that only hurt civil society.”
EU DisinfoLab. (2024, 30 octobre). What Is the Doppelganger Operation? List of Resources. https://www.disinfo.eu/doppelganger-operation/ ↩︎ - Ministère de l’Europe et des Affaires étrangères. (2023). Déclaration de Catherine Colonna – Ingérences numériques étrangères : détection par l’UE d’une opération de désinformation d’origine russe (5 juin 2023). https://www.diplomatie.gouv.fr/fr/politique-etrangere-de-la-france/securite-desarmement-et-non-proliferation/actualites-et-evenements-lies-a-la-securite-au-desarmement-et-a-la-non/2023/article/declaration-de-catherine-colonna-ingerences-numeriques-etrangeres-detection-par ↩︎
- Couvelaire, L. (2024, 14 Mai). “A Paris, des mains rouges taguées sur le Mémorial de la Shoah.” Le Monde.
https://www.lemonde.fr/societe/article/2024/05/14/a-paris-des-mains-rouges-taguees-sur-le-memorial-de-la-shoah_6233229_3224.html. ↩︎ - Expression venant de l’anglais “Global South”, utilisée pour la première fois par Carl Oglesby en 1969 dans un article publié dans Commonweal Magazine.
Gaulme, F. (2022, 26 octobre). Le « Sud global », cet ensemble hétérogène de pays non alignés. Le Monde.https://www.lemonde.fr/idees/article/2022/10/26/le-sud-global-cet-ensemble-heterogene-de-pays-non-alignes_6147333_3232.html ↩︎ - Beattie, A. (2023, 14 septembre). The ‘Global South’ Is a Pernicious Term That Needs to Be Retired. Financial Times. https://www.ft.com/content/7f2e0026-56be-4f3d-857c-2ae3a297daab ↩︎
- “Tossing more than half of humanity into a single bucket not only has deep analytical flaws. It is also an obstacle to serious engagement with the non-Western world, notwithstanding the seemingly good intentions of the pundits, politicians, and policymakers using the term.” Mohan, C. R. (2023, 9 décembre). There Is No Such Thing as a Global South. Foreign Policy. https://foreignpolicy.com/2023/12/09/global-south-definition-meaning-countries-development/ ↩︎
- Laruelle, M. (2024, 20 avril). Dés-occidentaliser le monde : la doctrine Karaganov. Le Grand Continent. https://legrandcontinent.eu/fr/2024/04/20/desoccidentaliser-la-majorite-mondiale-la-doctrine-karaganov/ ↩︎
- POLITICO. (2024, 29 mars). Russian Influence Scandal Rocks EU. https://www.politico.eu/article/voice-of-europe-russia-influence-scandal-election/ ↩︎
- “The impact of the Doppelganger operation should be considered cautiously. The assessments can only be partial and reflect the data made available by stakeholders, which is restricted”.
EU DisinfoLab. (2024, 30 octobre). What Is the Doppelganger Operation? List of Resources. https://www.disinfo.eu/doppelganger-operation/ ↩︎ - Action d’appuyer et/ou de consulter un élément ou une commande d’une page web. ↩︎
- EU Disinfo Lab (2024, 30 octobre) ↩︎
- Belogolova, O., Foster, L., Rid, T. et Wilde, G. (2024, 3 mai). Don’t Hype the Disinformation Threat. Foreign Affairs. https://www.foreignaffairs.com/russian-federation/dont-hype-disinformation-threat ↩︎
- “Blame foreign interference for problems whose origins are domestic. They imply that foreign disinformation is effective at influencing a significant proportion of U.S. citizens; it is not. And they are often presented without evidence.” Belogolova, O., Foster, L., Rid, T. et Wilde, G. (2024, 3 mai). ↩︎
- “It fosters a conspiratorial outlook, in which shadowy enemies are supposedly creating wedge issues, dissenters are merely parroting foreign spies, and trust in open democratic debate is eroded.” Belogolova, O., Foster, L., Rid, T. et Wilde, G. (2024, 3 mai). ↩︎
- Rid, T. (2024, 30 septembre). The Lies Russia Tells Itself. Foreign Affairs. https://www.foreignaffairs.com/russia/lies-russia-tells-itself ↩︎
- “In short, the SDA did not keep running campaigns and receiving funding despite being repeatedly exposed. It was able to keep running campaigns precisely because its work was exposed by its adversaries.” Rid, T. (2024, 30 septembre). ↩︎
- “The vast majority of these [invented] URLs received little engagement” Rid, T. (2024, 30 septembre). ↩︎
- “upstream exposure” Rid, T. (2024, 30 septembre) ↩︎
- “The documents expose not just the outputs of disinformation campaigns but their inputs—the proposals, the internal assessments and evaluations, the tradecraft, the technological methods, the identity of the contractors running the projects, and the funders and politicians behind those contractors.” Rid, T. (2024, 30 septembre). ↩︎
- “SDA not only deceived its targets but also deceived itself.” Rid, T. (2024, 30 septembre). ↩︎
- “Countries in the ‘collective West’ are seriously concerned by the effectiveness of the project” Rid, T. (2024, 30 septembre). ↩︎
- Rid, T. (2024, 30 septembre). Social Design Agency Internal Promotion Video [Vidéo]. YouTube. https://www.youtube.com/watch?v=UGF7-siZ9ac ↩︎
- “Disinformation operators’ main target audience has always been their funders and their own governments” Rid, T. (2024, 30 septembre). ↩︎
- “The SDA’s top goal was not to influence citizens in adversary countries, but to persuade Russian bureaucrats that the company was effective in order to get the next contract or renew a budget” Rid, T. (2024, 30 septembre). ↩︎
- “Thus is the bureaucratic logic of large-scale, long-term disinformation efforts: they tend to eventually persuade even the organizers that aspects of their falsehoods are true, and thus they become a form of institutionalized conspiracy theory.” Rid, T. (2024, 30 septembre). ↩︎
Bibliographie
Beattie, A. (2023, 14 septembre). The ‘Global South’ Is a Pernicious Term That Needs to Be Retired. Financial Times. Consulté le 16 novembre 2024. https://www.ft.com/content/7f2e0026-56be-4f3d-857c-2ae3a297daab
Belogolova, O., Foster, L., Rid, T. et Wilde, G. (2024, 3 mai). Don’t Hype the Disinformation Threat. Foreign Affairs. Consulté le 10 novembre 2024.
https://www.foreignaffairs.com/russian-federation/dont-hype-disinformation-threat
Couvelaire, L. (2024, 14 Mai). “A Paris, des mains rouges taguées sur le Mémorial de la Shoah.” Le Monde. Consulté le 7 février 2025.
EU DisinfoLab. (2022, September 27). Doppelganger: Media clones serving Russian propaganda. Consulté le 24 février 2025. https://www.disinfo.eu/wp-content/uploads/2022/09/Doppelganger-1.pdf
EU DisinfoLab. (s.d.). What Is the Doppelganger Operation? List of Resources. Consulté le 8 février 2025. https://www.disinfo.eu/doppelganger-operation/
Franceinfo. (2024, 21 février). ‘Doppelgänger’, articles détournés et fake news… Des dizaines de journaux ‘clonés’ dans une opération de désinformation menée par la Russie. Consulté le 24 février 2025. https://www.francetvinfo.fr/monde/europe/manifestations-en-ukraine/doppelganger-articles-detournes-et-fake-news-des-dizaines-de-journaux-clones-dans-une-operation-de-desinformation-menee-par-la-russie_6379297.html
Franceinfo. (2024, 19 septembre). VRAI OU FAUX. Tweets, memes et caricatures. Comment une ferme à trolls russes a déstabilisé les élections en Europe, avec l’appui du Kremlin. Consulté le 10 novembre 2024. https://www.francetvinfo.fr/monde/russie/usine-a-trolls-soutien-a-l-extreme-droite-fake-news-sur-l-ukraine-la-strategie-d-une-agence-russe-pour-influencer-les-elections-europeennes-et-americaines_6786286.html
Kauffmann, S. (2023, 15 mars). « C’est le deuxième front de la guerre russe : la déstabilisation, la désinformation et tout ce qui peut être instrumentalisé pour contrer l’influence de l’UE ». Le Monde. Consulté le 10 novembre 2024. https://www.lemonde.fr/idees/article/2023/03/15/c-est-le-deuxieme-front-de-la-guerre-russe-la-destabilisation-la-desinformation-et-tout-ce-qui-peut-etre-instrumentalise-pour-contrer-l-influence-de-l-ue_6165562_3232.html
Laruelle, M. (2024, 20 avril). Dés-occidentaliser le monde : la doctrine Karaganov. Le Grand Continent. Consulté le 9 février 2025. https://legrandcontinent.eu/fr/2024/04/20/desoccidentaliser-la-majorite-mondiale-la-doctrine-karaganov/
Leloup, D. Reynaud, F. (2023, 14 juin). Révélations sur « Doppelgänger », la campagne de désinformation russe dénoncée par la France. Le Monde. Consulté le 8 février 2025. https://www.lemonde.fr/pixels/article/2023/06/13/revelations-sur-doppelganger-la-campagne-de-desinformation-russe-denoncee-par-la-france_6177446_4408996.html
Ministère de l’Europe et des Affaires étrangères. (2023, 13 juin). Statement by Ms Catherine Colonna – Foreign Digital Interference – France’s Detection of an Information Manipulation Campaign. France Diplomacy. Consulté le 8 février 2025. https://www.diplomatie.gouv.fr/en/french-foreign-policy/security-disarmament-and-non-proliferation/news/2023/article/statement-by-ms-catherine-colonna-foreign-digital-interference-france-s
Mohan, C. R. (2023, 9 décembre). There Is No Such Thing as a Global South. Foreign Policy. Consulté le 8 février 2025. https://foreignpolicy.com/2023/12/09/global-south-definition-meaning-countries-development/
POLITICO. (2024, 29 mars). Russian Influence Scandal Rocks EU. Consulté le 10 novembre 2024. https://www.politico.eu/article/voice-of-europe-russia-influence-scandal-election/
Rid, T. (2024, 30 septembre). Social Design Agency Internal Promotion Video [Vidéo]. YouTube. Consulté le 9 février 2025. https://www.youtube.com/watch?v=UGF7-siZ9ac
Rid, T. (2024, 30 septembre). The Lies Russia Tells Itself. Foreign Affairs. Consulté le 24 février 2025. https://www.foreignaffairs.com/russia/lies-russia-tells-itself
Schwarz, N. et Jalbert, M. (s.d.). Chapter 5. When (Fake) News Feels True. Dans R. Greifeneder, M. Jaffé, E. Newman et N. Schwarz (dir.), The Psychology of Fake News. Routledge.
United States Department of Justice. (2024, 4 septembre). Justice Department Disrupts Covert Russian Government-Sponsored Foreign Malign Influence Operation Targeting Audiences in the United States and Elsewhere. Consulté le 10 novembre 2024. https://www.justice.gov/opa/pr/justice-department-disrupts-covert-russian-government-sponsored-foreign-malign-influence
No Comment