Vingt ans après la signature d’un cessez-le-feu, l’Arménie et l’Azerbaïdjan sont toujours officiellement en guerre. Début novembre, la situation a failli dégénérer. Éclairage sur ce conflit plus ou moins “gelé” dans la poudrière du Caucase.
Mercredi 12 novembre 2014, un hélicoptère Mi-24 de l’armée arménienne a été abattu par l’armée azérie. Il s’agit de l’un des incidents les plus graves intervenus au Haut-Karabagh depuis la signature du cessez-le-feu en 1994. A lui seul, le traitement de cet événement par les belligérants incarne l’impasse du conflit opposant les deux républiques caucasiennes. L’Azerbaïdjan a invoqué la légitime défense et a accusé l’Arménie d’avoir attaqué ses positions ; les autorités azéries ont décoré l’auteur du tir d’une médaille. De leur côté, les autorités arméniennes ont affirmé que l’hélicoptère n’était pas armé et ont dénoncé les tirs azéris essuyés par les unités chargées de récupérer les corps des trois pilotes. L’Arménie a menacé l’Azerbaïdjan de représailles et organisé de grandes manœuvres militaires aux fins davantage politiques que tactiques.
Face à cette dégradation de la situation, les membres du groupe de Minsk[1] ont appelé les différentes parties à la retenue. Mais ce groupe chargé d’encourager une résolution pacifique du conflit arméno-azéri a perdu espoir face aux multiples occasions ratées et rapprochements diplomatiques interrompus par des incidents aux frontières. En effet ce conflit “gelé” connaît de multiples accrochages tous les ans, se soldant par la mort de dizaines d’Arméniens et d’Azéris chaque année. En réalité, aucun des deux pays n’envisage sérieusement une solution politique à cette guerre tant la méfiance s’est accumulée au cours des deux dernières décennies.
Un conflit ethno-politique qui éclate sur les ruines de l’URSS.
Le conflit du Haut-Karabagh est un des conflits ethniques et politiques qui ont éclaté sur les décombres encore fumants de l’Union soviétique[2]. Le processus de construction nationale et de délimitation territoriale a été particulièrement violent au Caucase où de nombreuses entités ont fait sécession à l’égard des nouvelles autorités prenant le relais des ex-Républiques socialistes soviétiques (RSS). Le cas tchétchène est bien connu comme exemple de séparatisme caucasien, mais le conflit du Haut-Karabagh s’apparente davantage aux contentieux russo-géorgiens à travers les républiques sécessionnistes d’Abkhazie et d’Ossétie du Sud. La guerre du Haut-Karabagh est une guerre interétatique opposant l’Arménie et l’Azerbaïdjan, bien qu’il existe une entité politique, un Etat autoproclamé : la République du Haut-Karabagh soutenue par l’Arménie[3].
La guerre du Haut-Karabagh (1988-1994) commence dans le contexte agité de la fin des années 1980. Au plus fort de la Perestroïka se multiplient les revendications nationales comme autant de fissures dans la mosaïque ethnique qu’est l’URSS. Le 20 février, le Conseil régional de l’oblast autonome du Haut-Karabagh vote son rattachement à la RSS d’Arménie. Cette décision remet en cause le tracé des frontières issu d’une division territoriale orchestrée par le nouveau pouvoir soviétique dans les années 1920 lors de la réorganisation et de la soviétisation du Caucase du Sud. La nouvelle organisation de la Transcaucasie place le Haut-Karabagh pourtant majoritairement peuplé d’Arméniens dans le territoire de la RSS azérie. En 1988, l’Azerbaïdjan refuse catégoriquement le rattachement du Haut-Karabagh à l’Arménie, y voyant une violation de son intégrité territoriale et l’éloignant de son enclave du Nakhitchevan plus à l’ouest. La situation dégénère en pogrom à Soumgaït, ville au nord de Bakou, où le 27 février une cinquantaine d’Arméniens sont massacrés. Malgré l’intervention de la Russie pour restaurer l’ordre et désarmer les rebelles karabaghtsis, de nombreux volontaires arméniens rejoignent les rangs de l’armée rebelle et la course aux armements s’accélère. En 1992, le conflit oppose deux républiques désormais indépendantes. En mai, les Arméniens lancent l’offensive à travers le corridor de Latchin reliant le Haut-Karabagh à l’Arménie. Malgré une contre-offensive azérie, la guerre tourne à l’avantage des Arméniens. Le 16 mai 1994, un cessez-le-feu est conclu sous l’égide de la Conférence sur la Sécurité et la Coopération en Europe (CSCE). Les Arméniens contrôlent alors la quasi-totalité du Haut-Karabagh ainsi que plusieurs districts alentours (districts regroupant 9% du territoire azéri).
Ce conflit a causé la mort d’environ 25 000 soldats azéris et de 4 600 soldats arméniens, on dénombre également plus de 430 000 réfugiés arméniens et plus de 800 000 réfugiés azéris. Le nombre des pertes civiles est plus difficile à évaluer. Les deux parties se sont livrées à des exactions, par exemple les Arméniens à Khodjaly en février 1992 et les Azéris à Maragha en avril 1992. Une certitude, le conflit a instillé une haine réciproque et tenace entre les deux nations.
L’instrumentalisation du conflit à des fins de politique interne.
En Azerbaïdjan, la défaite est vécue comme une humiliation nationale, un affront qui appelle sans cesse à être lavé. La déroute militaire imputée à l’instabilité politique des premières années de la république et à la faiblesse de ses dirigeants a conforté le règne de la dynastie Aliev qui se pose en protecteur de la nation azérie face à l’Arménie.
En Arménie, la cause karabaghtsie est indissociable de l’identité nationale et la victoire de 1994 est présentée comme le sursaut de la nation arménienne une seconde fois menacée d’extermination par ses voisins turcophones. L’Arménie entretient cependant des relations ambiguës avec une république qu’elle ne reconnaît pas, car Erevan (la capitale arménienne) envisage à terme d’intégrer définitivement Stepanakert (la capitale du Haut-Karabagh) dans son giron. De plus, la mise en avant du Haut-Karabagh qui capte une grande partie des fonds de la diaspora arménienne très régulièrement sensibilisée aux besoins en infrastructures de la région, se fait au détriment d’autres régions arméniennes sinistrées.
Le conflit du Haut-Karabagh est donc central dans la construction du récit national des deux jeunes républiques. Son utilisation à des fins de politique interne explique en grande partie pourquoi une solution politique négociée semble improbable. Pour détourner l’attention de la situation souvent catastrophique des droits de l’homme dans leurs pays, les dirigeants braquent les projecteurs sur la ligne de démarcation. Ainsi, le régime des Aliev s’est rendu maître dans l’art de jouer sur la fibre nationaliste et la haine envers les Arméniens pour fédérer le peuple azéri sous leur autorité implacable. En 2008, quelques jours après l’élection contestée du président Serge Sarkissian qui avait dégénéré à Erevan et causé la mort d’une dizaine de manifestants, des échauffourées ont éclaté au Haut-Karabagh, détournant opportunément l’attention des citoyens arméniens des résultats d’une élection irrégulière.
Si les dirigeants ne se servaient du conflit que pour se maintenir au pouvoir, ils n’auraient aucun intérêt à prendre autant de risque à provoquer un conflit ouvert. Il s’agirait alors simplement de faire baisser la tension en cas de crise et la situation resterait sous contrôle.
Les risques d’une reprise du conflit : une asymétrie croissante des forces en présence.
Mais l’histoire récente nous montre que ces conflits « gelés » ne le sont jamais totalement et que les calculs des dirigeants peuvent se révéler inexacts. Qui avait prévu la folle aventure de Saakachvili en Ossétie du Sud en 2008[4] ? A ceux qui pensaient que Ramzan Kadyrov et Vladimir Poutine avaient définitivement « pacifié » la Tchétchénie, les récentes attaques à Grozny infligent un cinglant démenti[5]. Le Caucase reste une poudrière et le Haut-Karabagh est une des trois bombes à retardement d’une région au potentiel déstabilisateur souvent négligé par les observateurs.
Un des éléments structurels qui provoque une inquiétude légitime est la constante augmentation du budget militaire azéri (8,5% en 2015). A la différence de l’économie arménienne exsangue et sous perfusion de la diaspora, l’économie azérie dopée par les revenus du gaz et du pétrole de la Caspienne permet à l’Etat d’engranger d’importantes recettes investies dans les poches de la Fondation Aliev ou dans celles des oligarques locaux et dans l’armée. A ce déséquilibre économique s’ajoute une asymétrie croissante des moyens militaires. A titre d’exemple en 2011 les achats d’armements de l’Azerbaïdjan ont été évalués à 277 millions de dollars quand l’Arménie ne pouvait rien acheter[6].
Le revanchisme azéri conjugué à un matériel militaire toujours plus performant qui n’attend qu’à être utilisé, le tout face à un adversaire disposant d’une armée en voie d’obsolescence n’augure rien de bon pour l’avenir de la région. Il suffirait d’une dégradation de la situation interne des pays poussant les dirigeants à avoir recours à la technique de la diversion extérieure conduisant à un dérapage non circonscrit pour que la situation dérape sérieusement.
L’insertion du conflit arméno-azéri dans les enjeux régionaux et la position des puissances régionales.
Pourtant de nombreux acteurs n’ont pas fondamentalement intérêt à une reprise du conflit, en premier lieu la puissance dominante dans « son étranger proche » : la Fédération de Russie.
Le Kremlin marche sur des œufs et n’a aucunement envie d’être obligé de choisir entre l’Arménie et l’Azerbaïdjan, deux pays avec qui il entretient des liens politiques, militaires, économiques, culturels et historiques intenses. Les échanges économiques russo-azéris, notamment les ventes d’armes, sont en pleine expansion. Ainsi la Russie ne veut pas se couper de l’Azerbaïdjan, un acteur énergétique et politique majeur de la région de la Caspienne. On note une attention permanente de la Russie à l’égard de ce partenaire jaloux de son indépendance. Avec l’Arménie, la Russie entretient des liens historiques d’amitié et Erevan a souvent fait le choix de la loyauté à l’égard de Moscou à la différence des autres républiques caucasiennes. L’Arménie a adhéré à la Communauté des Etats indépendants (CEI) dès 1991, c’est également un État-membre fondateur de l’OTSC (Organisation Traité de Sécurité Collective, 2002) et plus récemment elle a rejoint le projet poutinien de l’Union économique eurasiatique. Cet empressement de l’Arménie à rejoindre les organisations régionales initiées par Moscou se comprend davantage par le besoin de s’attacher la Russie comme protecteur que par un réel tropisme eurasiatique. L’Arménie voit en la Russie son seul protecteur efficace. En effet l’armée russe dispose de deux bases militaires regroupant 5 000 hommes, une stationnée à Gumri (Nord) et l’autre à Erevan. Mais l’inaction de la Russie face aux récentes échauffourées fait douter Erevan de la sincérité de la protection russe. La pression s’accroît donc sur la Russie pour qu’elle choisisse son camp alors que celle-ci n’a aucun intérêt objectif à le faire. De plus, le Kremlin se passerait bien d’un nouveau conflit à ses marges, étant déjà bien occupé avec la situation en Ukraine, le conflit larvé géorgien et les répliques islamistes en Tchétchénie.
D’autres acteurs n’ont pas non plus intérêt à voir la situation se dégrader tant la situation régionale actuelle est déjà complexe.
La Turquie, allié inconditionnel de l’Azerbaïdjan ayant décrété un blocus contre l’Arménie et fermé sa frontière dès 1993, a trop à faire avec le conflit syrien et la question kurde pour se sentir pleinement concernée par la situation à l’est.
L’Union européenne voit le Caucase comme une région lointaine, une marge que l’on tente d’associer via un Partenariat oriental qui se révèle plutôt être un guêpier tant la Russie est irritable pour toute tentative d’ingérence dans son arrière-cour. L’objectif premier pour les pays européens est de maintenir le statu quo afin de garantir la continuité des approvisionnements en hydrocarbures via l’oléoduc Bakou-Tbilissi-Ceyhan (BTC) et le gazoduc transanatolien (TANAP) qui tous deux contournent l’Arménie mais pourraient être une cible en cas de conflit.
La Géorgie connaît un scénario semblable à l’Azerbaïdjan : des territoires sécessionnistes qui ne sont plus sous contrôle de l’autorité centrale. La Géorgie pourrait soutenir les revendications de Bakou avec qui elle entretient des liens d’amitié et partage une même méfiance à l’égard de Moscou. Mais Tbilissi (la capitale géorgienne) est aujourd’hui dirigé par une coalition bien moins va-t’en-guerre que celle de Saakachvili, c’est-à-dire plus pragmatique ou plus russophile selon certains. Surtout, la Géorgie n’a pas intérêt à prendre clairement parti contre l’Arménie, si elle ne veut pas déclencher des troubles en Djavakhétie, une région du sud majoritairement arménienne et tentée par l’autonomie.
Autre acteur régional frontalier, l’Iran est dans une situation en certains points comparable avec celle de la Géorgie. Pour Téhéran, l’allié privilégié est Erevan, mais le risque d’un soutien trop affiché à l’Arménie en cas de conflit provoquerait des tensions avec les régions du nord-ouest du pays et peuplées d’Azéris ayant une histoire autonomiste.
Eviter l’embrasement d’une nouvelle poudrière dans une région au carrefour des arcs de crises.
Les grandes puissances régionales sont toutes aux prises avec des grands foyers de tensions (Ukraine, Syrie-Irak…) et le Caucase du Sud apparaît encore comme une région marginale théâtre d’un vieux conflit à l’importance secondaire. L’Europe et les Etats-Unis ont eux aussi d’autres préoccupations et la question karabaghtsie est bien loin de figurer en première place de leurs agendas malgré le lobbying des minorités arméniennes et azéries pour leur cause. Si personne ne semble vouloir la guerre, la paix n’en est pas plus probable. Le problème de ces conflits dits « gelés » est que le pourrissement de la situation les amène à un point de non-retour, ceux censés favoriser la paix n’y croient plus et chaque belligérant cultive son revanchisme ou s’enferme dans une position intransigeante pour conforter son propre pouvoir.
En réalité, ces acteurs ont tout intérêt à croire en la paix quoi qu’il arrive ou du moins à tout faire pour qu’elle soit envisageable, s’ils ne veulent pas payer cher les conséquences d’un nouveau conflit. En effet, le Haut-Karabagh ne porte pas en lui-même des enjeux assez importants aux yeux de la communauté internationale. Mais une vision plus globale de la situation suffit à montrer l’importance stratégique de ce conflit, ne serait-ce que par sa position géographique au carrefour des crises. En effet, le phénomène islamiste radical porté par Da’esh suscite des émules au Caucase musulman russe et les tensions séparatistes dans les ex-RSS sont un facteur de déstabilisation non-négligeable à l’échelle internationale, on l’a vu en Géorgie, on le voit aujourd’hui dans le Donbass ukrainien. Enfin, la situation charnière de la zone entre Asie et Europe dont l’interdépendance économique est croissante donne à ces espaces de transit une centralité nouvelle. Pour éviter que le Caucase ne s’ajoute au nombre des poudrières ayant explosé du fait de l’aveuglement de certains, la situation au Haut-Karabagh devrait faire l’objet d’une attention renforcée a priori, pour ne pas avoir à tenter de recoller les morceaux a posteriori.
Nicolas SAUVAIN
[1] Le Groupe de Minsk est créé par le CSCE, aujourd’hui OSCE (Organisation pour la Sécurité et la Coopération en Europe) en 1992, il est co-présidé par la France, la Russie et les Etats-Unis et est composé de l’Allemagne, de la Biélorussie, de la Finlande, de l’Italie, des Pays-Bas, du Portugal, de la Suède et de la Turquie.
[2] Lire à ce propos l’article de Sergueï Minassian « Le conflit du Karabagh dans le système mondial des conflits ethniques » paru dans Diplomatie Magazine – Les Grands dossiers n°11 Géopolitique du Caucase, Arménie, Azerbaïdjan, Géorgie, Tchétchénie… octobre-novembre 2012.
[3] La République du Haut-Karabagh est soutenue mais non reconnue par l’Arménie. En réalité l’essentiel du budget de Stepanakert est fourni par Erevan et bon nombre d’hommes politiques arméniens sont issus du Haut-Karabagh, dont le président actuel, Serge Sarkissian. La République du Haut-Karabagh n’est donc reconnue par aucun Etat, excepté par des républiques sécessionnistes « sœurs » : la Transnistrie (Moldavie), l’Abkhazie et l’Ossétie du Sud (Géorgie).
[4] Florence Mardirossian « Géorgie, Russie les enjeux de la crise » publié le 15/08/2008 disponible sur monde-diplomatique.fr.
[5] Les attaques du 4 décembre 1994 au cœur de Grozny, revendiqué par un groupe islamiste indépendantiste “L’Emirat du Caucase”, ont coûté la vie à plusieurs dizaines de personnes (civils, forces de sécurité, insurgés), un bilan bien difficile à établir. La capitale de la République autonome autrefois meurtrie par les deux guerres de Tchétchénie (1994-1996 ; 1999-2000) est aujourd’hui une vitrine du pouvoir du potentat local et tragiquement grotesque, Ramzan Kadyrov.
[6] Source SIPRI, cité par Sergueï Minassian « Stratégies et approches politiques des parties au conflit du Haut-Karabagh » paru dans Diplomatie Magazine – Les Grands dossiers n°11 Géopolitique du Caucase, Arménie, Azerbaïdjan, Géorgie, Tchétchénie… octobre-novembre 2012.
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