Chypre, Κύπρος, Kıbrıs, Cyprus
Aux ruines des palais des Lusignans chassés de Jérusalem se sont superposées les murailles vénitiennes. Puis sont venus les minarets ottomans. Plus tard se sont dressées les casernes anglaises et les bustes d’Atatürk. Maintenant c’est le temps des drapeaux de l’ONU et des miradors des armées qui se font face. Depuis mon retour d’Istanbul en septembre 2011, je n’ai plus qu’une obsession, celle de repartir à l’étranger. Je commence mon Master d’Études Européennes et envisage sérieusement de conjuguer mon domaine d’études avec ma passion pour la Turquie afin de dédier mon mémoire de Master II à la question chypriote. À force de lettres de motivation et de dossiers tamponnés, je finis par m’envoler le 29 janvier 2012 pour un semestre sur « l’île d’Aphrodite », après une visite de courtoisie à la belle Istanbul.
Ma première journée à Chypre aurait pu se passer de milles façons différentes, j’en déduis que c’est donc dans l’ordre des choses si elle s’est déroulée comme il suit.
Remarques préliminaires
Avant la partition de l’île, on distingue deux communautés principales : les Rums et les Musulmans. Les Rums sont une population hellénophone de tradition orthodoxe. Les Musulmans sont de tradition musulmane, mais pas nécessairement d’origine turque puisque certains Rums se sont convertis à l’Islam durant les trois siècles d’occupation ottomane. Il faut entendre ces termes au sens de nationalité et d’identité. Après 1960, les nationalismes venus du continent ayant fait leur œuvre, il paraît plus précis de parler de « Chypriotes grecs » et « Chypriotes turcs ».
Je sors de mon sommeil, l’avion amorce sa descente et j’aperçois par le hublot la pointe de Karpaz qui s’avance dans la mer Méditerranée, en direction de la Syrie. L’avion saute une chaîne de montagnes qui correspond à l’épine dorsale de Chypre Nord. Nous survolons de plus en plus bas une vaste plaine couverte de champs. C’est là que l’on cultive les olives et le blé de la RTCN1. C’est aussi là qu’ont atterri les commandos-parachutistes turcs en 1974.
On se pose à Ercan. L’air a le goût de la mer et je réalise à quel point ma Méditerranée m’a manqué. Une fois les formalités de douane passées, je me dirige vers le parking de l’aéroport dans l’espoir d’y trouver un bus pour Nicosie2. Comme de coutume, dès la sortie de l’aéroport, une dizaine de chauffeurs de taxi me hèlent en faisant de grands gestes, comme si je pouvais manquer de voir un tel attroupement de moustachus bedonnants, leurs contrefaçons Rayban Aviator greffées aux yeux. Oui, je suis un peu dur avec les taxis, mais c’est eux qui ont commencé.
A l’autre bout du parking – forcément – je vois la station de bus et les mots « Lefkosa, Girne » la surplombant. L’hôtesse m’aperçoit et commence à me héler en turc. Évidemment je ne comprends rien, et donc évidemment, elle s’égosille de plus belle. Vue de l’extérieur, la scène devait être assez comique : moi, au milieu du parking, traînant sur mon dos tant bien que mal mon sac rouge vif de trente kilos à la vitesse d’une tortue ankylosée ; en face : l’hôtesse en tailleur, maquillée comme une voiture volée, qui campe sur le parvis de la gare routière, hurlant en turc ce qui pourrait passer pour des encouragements adressés à ce pathétique Bernard L’Hermite vermillon au bord de l’apoplexie qui se meut doucement vers elle.
Je monte finalement dans le minibus. Aucun double siège libre, je choisis de m’asseoir à côté du premier passager. Ce dernier ressemble à un mafieux sur le retour et n’a pas l’air content. Un petit regard bien sec coupe court à ses grognements lorsque je m’affale essoufflé sur le siège voisin. Nous voici parti pour quarante-cinq minutes de bus dans la partie la plus moche de l’île, où s’enchaînent les terrains vagues et les hameaux gris, dont on ne sait s’ils sont en construction ou en ruine. J’apprendrai plus tard que ce sont en fait des constructions illégales destinées à accueillir des colons venus d’Anatolie. Leurs chantiers ont été gelés ou déclaré illégaux, en guise de bonne foi de la part de la RTCN, alors que les négociations avec la République de Chypre, au Sud, permettaient encore d’être optimiste quant au futur de l’île. Le bus ralentit enfin sur une vaste aire plane. Le chauffeur annonce « Lefkosa Merkezi » (« Nicosie centre ») et je bondis hors du car. Ma pénible tentative de fuite dans la direction opposée à la station de taxi échoue lamentablement. Encore une fois, les chauffeurs de taxi, tels des oiseaux dans une volière, s’ébrouent et m’appellent tantôt en turc, anglais et allemand. Je me permets intérieurement de paraphraser Atatürk : Ne mutlu fransızım diyene.3
Une fois hors de portée de ces vautours, je réalise que je ne sais absolument pas où je vais. Je tourne alors dans les rues en prenant systématiquement celle qui me semble être la plus grande, espérant qu’elle me mène aux fortifications de la vieille ville. Cette stratégie, pourtant brillamment innovée dans le feu de l’action, est un échec cuisant. Je décide donc d’entrer dans une çay evi4 pour consulter mon guide touristique et à l’occasion, me faire indiquer une direction.
Chaque voyageur se doit d’avoir toujours avec lui un guide touristique dont l’utilité se mesure à la précision des informations qu’il contient. «La station de bus de Nicosie Nord est simple à trouver, il ne vous faudra que 10/15 minutes pour l’atteindre depuis le poste frontière. » D’accord, mais si l’on ne vient pas du checkpoint5 de Nicosie Sud, comment trouve-t-on ce fameux grand boulevard à partir duquel « c’est tout droit » ? Bon, je vais d’abord demander un thé. Au moment où le serveur me l’apporte, je tente dans un dialecte anglo-turc de lui demander au moins une direction. Le gars a plutôt l’air sympa, et en dépit de mon turc rouillé, il semble vraiment vouloir m’aider. Cependant, il ne reconnaît pas la carte imprimée sur le guide que je lui tends (prière de se reporter à la première phrase du paragraphe). « Finish your çay and after I will take you there » s’esclaffe-t-il. Bon… Une fois le thé fini, je me dirige vers le comptoir où il me fait comprendre que celui-ci est offert. Puis, il me désigne au fond de la salle l’un de ses amis qui me mènera jusqu’à la vieille ville.
Cela fait sacrément chaud au cœur d’être accueilli de la sorte, surtout dans un moment de pleine galère. L’hospitalité est sûrement l’une des choses qui ne lasse pas de me surprendre à chaque rencontre avec des turcs. L’ami en question interrompt sa partie de Tavla6 et me conduit jusqu’aux murs de la vieille ville. De là, il ne me restera plus qu’à me débrouiller avec mes quelques souvenirs. En effet, je reconnais l’Osman Pansiyon où mon amie Anna et moi avions dormi en mai dernier. De mémoire, c’est l’une des auberges de jeunesse les plus infâmes que j’ai fréquenté. J’y avais, entre autre, partagé mon matelas avec une colonie de fourmis, et m’étais retrouvé nez à nez avec un vieil anglais en slip (au demeurant charmant), tandis que je tentais vainement de forcer sa porte avec les clés de notre chambre (j’étais pourtant persuadé que c’était notre porte!).
A l’entrée de la vieille ville, je m’assois quelques minutes sur mon sac, crevé, encore un peu malade. Il va bientôt faire nuit et l’air est déjà froid. Je regarde le soleil tomber sur la Porte de Girne (Kyrenia en Grec) qui permet de franchir les massives murailles qui défendent Nicosie. Décidant de donner une deuxième chance à l’Osman Pansiyon, je paye 15 livres turques7 (TRY) pour partager une chambre avec un autre étudiant plutôt sympa, mais dont j’ai oublié le nom. Je pose mon sac et monte sur le toit de l’immeuble pour profiter des derniers rayons de soleil rasant. A l’endroit même où, en mai dernier avec Anna, nous avions regardé les étoiles une bonne partie de la nuit, je ne tiens pas plus de cinq minutes dans l’air frais de ce mois de janvier. Nicosie-Nord se retrouve plongée dans le noir en raison d’une coupure de courant survenue dans la seule centrale de l’île. Selon certains, ces pannes récurrentes ne seraient pas accidentelles, mais intentionnelles, afin de prétexter une augmentation des subventions venues de la Turquie.
Je décide alors de partir changer quelques euros quand une voix me rattrape, celle de Faik. Il tient un Kebapcı8 au rez-de-chaussée de la pension. Il m’invite à m’asseoir avec lui et un autre de ses clients, étudiant à la Near-east University9. Faik commence à me parler de ses voyages tout en insultant l’autre étudiant parce qu’il ne parle pas anglais. Il me raconte des histoires de françaises qui « sex everywhere ». Vu ce qu’il raconte, je pense qu’il n’a vu de la France, que Pigalle et le Cap d’Agde. Je subis un peu la conversation jusqu’au moment où je parviens finalement à en placer une, coupant le récit de ses mésaventures pour aller changer de l’argent comme je l’avais prévu initialement. Lorsque je reviens chez Faik, l’autre étudiant est parti. Je suis grelottant et exténué, Faik m’invite à rentrer. Il allume un poêle à gaz qu’il place juste à côté de moi et me sert un grand verre de thé brûlant.
La conversation se fait alors plus intéressante. Faik a 65 ans, des cheveux gris et gominés en arrière, un regard malin et expressif et il est bien dur de la feuille. Ce dernier détail m’oblige littéralement à hurler pour me faire entendre, ce qui n’empêche pas les dialogues « Professeur Tournesol », mais rend difficile les changements de sujet que j’essaye d’imposer, surtout lorsque la conversation dévie (inévitablement) sur ses frasques avec la gent féminine. Au delà de ce travers, il parle un bon anglais et fume trois paquets de cigarettes par jour.
Il me dit être un chypriote de souche10, vivant auparavant dans le Sud sur les hauteurs de Paphos. Il a été forcé d’émigrer au Nord en 197411. A l’origine, il travaillait dans la marine marchande mais se retrouve désormais dans l’impossibilité de toucher sa retraite de la part du gouvernement de Chypre Sud, car il vit dans la partie Nord de l’île12. Après cela, il a eu quatre « business », c’est à dire des bouis-bouis comme celui-ci qu’il a acheté voilà maintenant quatre mois. Il dit apprécier ce travail car il peut tous les jours discuter avec quelqu’un d’intéressant et des étrangers, que ce soit des touristes de passage ou des casques bleus en garnison près de la Green Line.13
Il me dit que les militaires en permission représentent l’essentiel de sa clientèle le week-end. Pas difficile à croire, dans la mesure où ils sont prés de 40.000 dans la RTCN, chiffre auquel il faut ajouter les casques bleus de la zone tampon. Quand j’y pense, c’est peut être l’une des raisons pour lesquelles Chypre-Sud refuse l’entrée des ressortissants turcs via les checkpoints. J’imagine mal les petites ruelles touristiques de Nicosie-Sud inondées par des militaires turcs en permission, sans incidents, surtout au vu du lourd passé historique de l’île.
A ce sujet, mon arrivée coïncide avec un moment symbolique, peut être un tournant, puisque Rauf Denktaş est mort deux jours avant, à l’âge de 88 ans. Recep Tayıp Erdoğan et Abdullah Gül ont fait le déplacement pour ses funérailles. Les drapeaux sont en berne et les rues de Nicosie-Nord sont couvertes de ses portraits.
Rauf Denktaş était un chypriote turc nationaliste, né le 27 janvier 1924 à Paphos. Il s’est logiquement violemment opposé à l’Enosis14, puis, après la partition de Chypre, à la réunification de l’île en un Etat bi-fédéral. Les chypriotes turcs lui sont surtout reconnaissants d’avoir condamné à mort des membres de la milice nationaliste EOKA-B15 durant les années où il exerça les fonctions de juge. Il fut également le fondateur du TMT : la milice de défense turque dont le but officiel était la protection des enclaves face aux attaques des milices pro-grecques. Après la partition en 1974, il devint le principal représentant de Chypre-Nord puis, président de la RTCN lors de sa fondation en 1983. Il est ensuite réélu successivement jusqu’en 2005, moment où Mehmet Ali Talat prend le relais. J’ai entendu certains chypriotes attribuer la défaite du parti de Denktaş en 2005 à l’échec du référendum de 2004 concernant le Plan Annan.16
Les cigarettes s’éteignent, Faik voudrait bien continuer à me raconter combien les jupes des touristes sont courtes en été mais il s’endort. Je prends l’initiative de l’aider à ranger les chaises en plastiques qui forment sa terrasse, pendant qu’il se frotte les yeux et peste contre la coupure de courant. Faik rallume une cigarette, et ainsi revigoré se lève. Il passe un coup de chiffon sur la table, souffle les bougies et ferme le snack. Avant de partir, il me serre la main, je dois promettre de revenir le voir demain : « so we can talk again my friend ». Sur ces mots, mon premier ami chypriote disparaît sous le regard bienveillant d’Atatürk dont l’imposante statue orne la place.
C’est donc ici que je vais vivre. Entre les clubs cheap des springbreakers anglais et les cimetières où reposent les corps mutilés, exhumés des fosses communes, témoins silencieux de ces massacres dont l’Europe se foutait déjà dans les années 1960. Entre ces énormes orangers dont les fleurs tombent par brassées et les M-16 des casques bleus. Voici à quoi ressemble Chypre, cette île dont la densité de militarisation se rapproche de celle de la frontière entre les deux Corées.
Je vais vivre pendant six mois avec ces gens qui n’arrivent pas à faire la paix depuis quarante ans.
Ilan Berlemont
1République Turque de Chypre Nord: l’entité politique illégale mise en place sur le territoire occupé par l’armée Turque, sur près d’un tiers de l’île.
2“Lefkoşa” en turc
3 Détournement de l’historique citation de Mustafa Kemal Atatürk « Ne mutlu turkum diyene », « combien heureux celui qui se dit turc ».
4« Maison de thé » : un endroit où l’on sert du thé, des sandwichs et où l’on se retrouve traditionnellement pour jouer aux cartes ou au Tavla.
5 Terme consacré par les chypriotes pour évoquer les points de passage qui permettent de traverser la Green Line. En effet, il serait inacceptable pour beaucoup de parler de « poste-frontière »; même si ce terme est désormais largement employé par les étrangers et les expatriés vivant sur l’île.
6 Backgammon turc
7Soit environ 6.5 euros.
8 Une baraque à sandwich.
9Une des nombreuses universités de la RTCN. Beaucoup d’étudiants turcs mais aussi étrangers viennent étudier à Chypre-Nord. Pour cette raison on y trouve un nombre d’université élevé par rapport à son nombre d’habitants.
10 « Chypriote de souche » : par opposition aux immigrés turcs originaires d’Anatolie, arrivés en masse depuis la partition de l’île avec la bénédiction d’Ankara.
11Lorsque les heurts inter-ethniques ont débuté, beaucoup de Musulmans et de Rums ont quitté leurs foyers pour se réfugier dans des enclaves mieux défendues par les milices pro-turques ou pro-grecques. Lorsque la partition de l’île s’est consolidée, les échanges de population ont achevé les dernières communautés minoritaires. Les Musulmans se sont alors retrouvés au Nord de la Green Line, les Rums au Sud. Aujourd’hui, seule une poignée de villages généralement excentrés sont resté mixtes.
12Le gouvernement de Chypre Sud favorise l’immigration des turcs d’origine chypriote au Sud, notamment en faisant pression sur leurs droits. Dans les faits, très peu d’entre eux font ce choix, à cause de l’hostilité dont ils pourraient être victimes.
13Tracée vers 1960 par un fonctionnaire britannique, cette ligne de peinture verte délimitait les quartiers Musulmans et Rums de Nicosie. Aujourd’hui, la zone tampon suit son tracé : on l’appelle donc Green Line par extension.
14L’Enosis renvoie, dans un premier temps, à la “Grande Idée” (Megali Idea) formulée au début du XIXème siècle, et qui consistait en l’union à la Grèce de toutes les régions considérées comme grecques. Au cours de la présence anglaise sur l’île de Chypre (1878-1960), le terme fit davantage référence à son rattachement à la Grèce.
15Elle fut entre autre, une des responsables du nettoyage ethnique et de multiples exactions à l’encontre des Musulmans.
16 Proposé par Kofi Annan, ce plan de réunification fût proposé aux deux parties de l’île, afin que celle-ci entre unie dans l’Union Européenne. Si le plan fût largement approuvé au Nord, il est massivement rejeté au Sud. Beaucoup de chypriotes grecs ont estimé que le plan faisait la part trop belle au gouvernement du Nord de l’île. Il apparaît en effet que Denktaş fût particulièrement âpre lors des négociations. Il est donc possible que les habitants de la RTCN aient sanctionné, lors de l’élection de 2005, cette avidité qui a tant rebutée les chypriotes grecs et donc empêché la réunification.
No Comment