Dossier Argentine : Le Kirchnérisme à l’épreuve de la mémoire

Dossier Argentine : Le Kirchnérisme à l’épreuve de la mémoire

Dans ce second article consacré à l’Argentine, Classe Internationale a décidé de revenir sur la politique mémorielle des Kirchner vis-à-vis des crimes commis par la dictature entre 1976 et 1983

La dictature argentine : un régime meurtrier

Entre mars 1976 et septembre 1983, le coup d’Etat militaire du général Jorge Videla et de ses acolytes plongea l’Argentine dans une dictature violente. Porté par une idéologie anticommuniste, le « Proceso de reorganización nacional » (processus de réorganisation nationale)  consistait à ramener la paix civile en muselant tous les éléments dits subversifs. Ce « processus » a entrainé la disparition de 30 000 personnes et l’adoption forcée par les familles proches des responsables militaires au pouvoir de plus de 500 enfants de disparus. Cet épisode tragique de l’histoire argentine, baptisé  « guerra sucia » (guerre sale), est encore dans toutes les mémoires. Il ne se passe pas un jour sans que les médias n’y fassent référence, entre les centaines de procès qui se tiennent depuis 2004 et les découvertes de nouveaux centres de détention clandestin où étaient torturés les prisonniers politiques. L’héritage de la guerre sale semble donc être un enjeu mémoriel de taille. Un héritage d’autant plus complexe qu’il divisa et divise toujours les Argentins, tiraillés entre une réconciliation par le pardon et une rédemption pour obtenir le pardon.

Nestor Kirchner, Président argentin entre 2003 et 2007 fut un fervent partisan d’une politique mémorielle d’Etat tournée vers le rachat des péchés des responsables civils et militaires de la dictature comme condition nécessaire à toute absolution. Sa femme Cristina, actuelle Présidente argentine, poursuit cette politique de la rédemption en veillant au bon déroulement des procès engagés contre les responsables civils et militaires des exactions. Cette volonté étatique de punir toutes les exactions commises pendant la dictature n’a pas toujours été au programme des responsables politiques au pouvoir depuis le retour de la démocratie en 1983. Nestor Kirchner a en effet innové en la matière ; en souhaitant établir la vérité et punir les responsables, le Président péroniste de gauche prenait le contrepied de ses prédécesseurs.

Nestor Kirchner face à l’héritage de la « guerra sucia » : imposer une justice transitionnelle ?

« Laisser derrière nous ces sombres événements n’est pas un acte de condescendance irresponsable. C’est plutôt la condition que nous devons remplir afin de revenir unis dans la solidarité, comme un seul peuple, sans la division en deux factions, dans laquelle veut nous entraîner notre passé […] il est nécessaire, en deçà de toute considération sur la vérité ou la fausseté des différentes positions idéologiques et doctrinales, d’adopter des mesures qui peuvent créer les conditions dans lesquelles nous pouvons atteindre […] une réconciliation permanente des Argentins. »

Lorsque le Président Carlos Menem, en fonction de 1989 à 1999, prononça ce discours, la pensée réconciliatrice était ultra-dominante. Cette approche mémorielle rappelle celle de son prédécesseur Raul Alfonsin (1982-1989), qui entérina deux lois d’amnistie en 1986 et 1987 à l’égard des autorités civiles et militaires coupables d’atrocités pendant la dictature[1]. L’objectif n’était alors ni d’obtenir la vérité sur le sort réservé aux disparus ni de rendre justice à leur famille mais plutôt de pacifier une société alors au bord de l’implosion.

Elu en 2003, Nestor Kirchner n’opta pas pour ce rapport réconciliateur aux disparitions et atrocités commises pendant la dictature. Il prit la direction opposée et définit, à l’instar de nombreuses associations issues de la société civile comme les mères de la place de Mai[2], l’obtention de la justice et de la vérité comme préalable à tout pardon. C’est, en effet, au début de son mandat que les lois d’impunité de 1986 et 1987 ont été annulées par le Sénat et la Chambre des députés, abrogation entérinée définitivement par la décision de la Cour Suprême argentine en 2005. Ainsi, des procès ont pu avoir lieu, jugeant tant la responsabilité des hauts gradés dans les exactions commises entre 1976 et 1983 que celle de civils s’y étant associés. Ce fut, par exemple, le cas de Julio Simon, 66 ans, qui fut condamné en 2006 à vingt-cinq ans de réclusion criminelle pour enlèvements, tortures et disparitions d’un couple de militants de gauche ainsi que le rapt de leur petite fille en 1978. Cet ex-policier avait aussi commis de nombreux actes de torture dans les centres de détention de la dictature argentine. Proche idéologiquement des mouvements néo-nazis, résolument antisémite, il était connu pour être l’un des bourreaux les plus froids du régime militaire. Il clamait haut et fort être conscient d’exécuter de telles (ex)-actions, afin de respecter « l’ordre qui était de tuer tout le monde »[3]. Il fut l’un des premiers responsables à être condamnés, une année seulement après la fin des lois d’impunité. Parallèlement au soulagement éprouvé par les familles de victimes qui assistaient à ces procès, certaines d’entre elles ont aussi pu connaitre la vérité sur les conditions de disparition de leurs proches. Ce retour de la justice a également conduit à davantage de transparence sur les méthodes utilisées par les militaires pour faire disparaitre les corps des opposants. Les vols de la mort, qui consistaient à jeter en mer les prisonniers de la dictature, ont été une technique fréquemment utilisée par les militaires afin de se prémunir contre des accusations d’assassinat[4]. Le Président argentin privilégia donc un travail de mémoire s’appuyant sur les moyens de la justice transitionnelle : établir la vérité et punir les principaux responsables. Il encadra ce travail en créant en 2007 une commission au sein du pouvoir exécutif, le « programme vérité et justice » que poursuit encore aujourd’hui sa femme. En 2004, Nestor Kirchner fut le premier président à exprimer des excuses officielles au nom de l’Etat aux victimes de la dictature.

Les origines et les limites du développement d’une mémoire de combat associées à la présidence Kirchner  

Nestor Kirchner fut le premier président à réfuter la théorie des « deux démons » qui consistait à renvoyer dos-à-dos les militaires responsables d’un terrorisme d’Etat et les groupes d’extrême-gauche ayant usés de méthodes terroristes contre l’Etat. Cette prise de position de Nestor Kirchner a donc constitué une rupture définitive avec une mémoire de pacification et de réconciliation des Argentins prônée jusque-là. C’est une mémoire de combat que s’approprie Kirchner, imputant toutes les responsabilités aux militaires.

Pourquoi le Président péroniste a-t-il privilégié cette mémoire de combat ? C’est tout d’abord son parcours personnel et un électorat particulier à honorer qui expliquent cette transition dans la politique mémorielle de l’Etat argentin. M. Kirchner a milité avant la dictature au sein du parti justicialiste, la branche de gauche du parti péroniste. Il a été détenu quelques jours pendant la dictature avant d’être libéré. Il fait donc partie des prisonniers politiques mis en détention arbitrairement par la junte militaire du général Jorge Videla. M. Kirchner est également proche des groupes de la société civile qui militent depuis la fin de la dictature pour une reconnaissance de la responsabilité pénale de la junte militaire. Il s’affiche par exemple pendant sa campagne avec les « Hijos »[5] un groupe politique composé de fils et de filles de disparus qui, depuis les années 1990, militent pour la justice et contre l’oubli des victimes du terrorisme d’Etat. Nestor Kirchner a donc pris parti dans les débats autour du combat mené pour obtenir vérité et justice.

Cependant, le Président Kirchner n’a pas fait tout, tout seul.  En premier lieu, la société civile a eu un rôle primordial dans la publicisation des horreurs commises par la dictature. C’est l’action de ces groupes, relayé à l’étranger par des organisations internationales comme la Cour Interaméricaine des droits de l’homme, qui a conduit à une abrogation des lois d’impunité. De plus, si Nestor Kirchner a réussi à imposer à l’Etat et à la société cette vision d’une mémoire particulière à adopter face aux exactions commises entre 1976 et 1983, c’est parce que le temps s’est écoulé. Les militaires sont aujourd’hui moins influents et les responsables de la dictature ont vieilli ou ont disparu. Ils sont aussi moins proches des cercles de pouvoirs et ne menacent pas de coup d’Etat chaque changement de pouvoir. Il aura fallu attendre 2004 pour que les militaires de l’ESMA (Ecole supérieure mécanique de la Marine), le plus grand centre de détention clandestin de la dictature, n’acceptent de décrocher le portrait de Jorge Videla.

La justice transitionnelle : une solution mémorielle efficace ?

Cette politique mémorielle semble obtenir une large approbation tant en Argentine qu’à l’étranger. Cependant, de nombreuses zones d’ombre existent toujours et plusieurs familles n’ont jamais retrouvé les dépouilles de leurs proches disparus. Claudia Hilb, professeur de théorie politique à l’université de Buenos Aires critique cette transition vers une justice transitionnelle. Dans son article « ni oubli ni pardon »[6], elle regrette l’impossibilité d’établir toute la vérité pour ne favoriser que la justice. Elle prend l’exemple de l’Afrique du Sud et de son rapport à la mémoire. Au lendemain de la chute du régime de l’Apartheid, la commission sud-africaine de « vérité et réconciliation » avait voulu connaitre la vérité sur toutes les atrocités commises par le régime raciste. Cette commission promettait l’amnistie aux suspects s’ils reconnaissaient avoir commis des exactions sur ordre politique. A l’inverse, la commission nationale sur la disparition des personnes (CONADEP), créée en 1983 par le président Alfonsin puis l’avènement récent de la justice transitionnelle auraient muselé les responsables militaires, effrayés d’être condamnés à des peines bien plus lourdes s’ils parlaient. Ainsi, il a fallu attendre novembre 2013 pour que certaines archives de la dictature soient retrouvées, et ce non grâce aux aveux de militaires[7]. Claudia Hilb énonce que l’Afrique du Sud a entamé le chemin de la réconciliation par l’obtention de la vérité au détriment d’une certaine justice tandis que l’Argentine obtient justice sans connaitre la vérité.

Nestor Kirchner a permis à l’État de développer la politique mémorielle réclamée depuis vingt ans par les proches des disparus. Le désir de justice induit par une telle politique mémorielle présente cependant le risque de remettre en question la paix sociale.

 Antoine Boyer

Pour aller plus loin :

ACAT-France, « Argentine 1976-2007 : le chemin sinueux de la lutte contre l’impunité », Paris, juillet 2007 http://www.acatfrance.fr/medias/pages_dynamiques/doc/ACATrapportargentine.pdf


[1] 1986 : loi du « point final » : interdiction des poursuites pénales contre les crimes commis pendant la dictature argentine « fin de l’action pénal contre toute personne qui aurait commis des délits liés à l’instauration de formes violentes d’action politique jusqu’au 10 décembre 1983 » (article 1)

1987 : loi de « l’obéissance due » : tous les militaires responsables de près ou de loin d’atrocités commises pendant la dictature ne sont pas punissables.

[2] Les « Mères de la place de mai » est un mouvement de citoyennes argentines qui tournent en rond en face de la « Casada Rosada », le palais présidentiel de Buenos Aires, en signe de protestation contre la disparition de leurs enfants sous la dictature argentine. Elles se retrouvent chaque jeudi depuis le 30 avril 1977 et le mouvement a pris de plus en plus d’ampleur. Au début des années 80, bon nombre d’entre elles fondent les « Grands-mères de la place de mai », une association qui exige de récupérer les enfants de leurs enfants disparus. Elles ont un rôle primordial dans la poursuite des responsables de la dictature sur le plan judiciaire.

[3] Lors d’une émission de télévision en 1995 a revendiqué ses actes « Oui, j’ai aidé à freiner la horde assassine venue de l’extérieur. Le critère général était de tuer tout le monde. Je ne regrette rien et si c’était nécessaire, je recommencerais » dans Antoine Bigot, « En Argentine, un bourreau derrière les barreaux », Libération, 2006.

[4] Marie-Monique Robin, Escadrons de la mort, l’école française, Paris, 2004, La Découverte

Dans cet ouvrage, la journaliste identifie cette technique de disparition des corps comme une solution théorisée par les militaires français pendant la guerre d’Indochine et mise en application en Algérie. Elle avance, témoignage à l’appui, que des officiers français ont enseigné ces techniques aux militaires argentins avant l’avènement de la dictature.

[5] HIJOS : Hijos por la Identidad y la Justicia contra el Olvido y el Silencio

[6] Claudia Hilb, « Argentine : ni oubli, ni pardon ? », La revue internationale et stratégique, 2012/4 no 88, p. 109-116

[7] Le Monde, “Une liste noire secrète de la dictature militaire découverte en Argentine », 05/11/2013

Le ministre argentin de la Défense a annoncé la découverte de documents secrets rédigés par les militaires, que ces derniers avaient déclarés disparus. 280 documents ont été retrouvés, dont une liste noire d’intellectuels et d’artistes argentins, qui nourrissent l’espoir de retrouver la trace de nombreux disparus introuvables.

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