A la veille des élections européennes, la Lettonie craint un scénario à l’ukrainienne
La Lettonie, petit pays balte de deux millions d’habitants et membre de l’Union européenne depuis 2004, revient avec la crise en Ukraine sur le devant de la scène médiatique. Appelée la « Crimée balte» par certains journaux[1], elle partage avec cette presqu’île un certain nombre de points communs : une minorité russe importante dans l’Est du pays (26.9 %), négligée par le gouvernement letton et exigeant une meilleure représentation sur la scène politique lettonne. La campagne pour les élections européennes imminentes se cristallise autour d’un certain nombre d’enjeux qui reflètent la situation délicate de ce pays dans le contexte géopolitique tendu de l’Europe médiane actuelle.
La Lettonie et l’Union européenne, un processus d’intégration toujours en cours.
En Lettonie, l’indépendance n’a pas su instaurer un système politique stable et durable. En effet, malgré le processus de démocratisation entamé dans les années 1990, la scène politique lettonne est agitée par des scandales de corruption et de népotisme[2]. Un système de financement public des partis politiques n’a été introduit que récemment – cela avait, pendant deux décennies, favorisé la corruption et l’ingérence des oligarques lettons, enrichis après l’effondrement de l’Union soviétique. Cependant ces mesures tardives n’ont su enrayer la défiance des citoyens lettons à l’égard de la classe politique dont les collusions et autres conflits d’intérêts avec les milieux d’affaires sont bien connus.
En 2004, la Lettonie rejoint avec 9 autres Etats l’Union européenne, intègre l’espace Schengen en 2007 et la zone euro en janvier 2014. Elle a dû pour cela remplir les critères politiques , économiques et sociaux de l’UE. Une des conditions majeures est une politique favorable à la simplification des procédés pour l’intégration de la minorité russe[3]. L’adoption de l’euro, en janvier 2014, a complété le processus d’intégration dans la communauté européenne. L’ancienne présidente Vika Freiberga le formule ainsi : « Nous y avons gagné un sentiment de sécurité, d’avoir vraiment réintégré l’Europe plutôt que d’être marginalisés, ce qui était notre crainte la plus profonde »[4]. L’intégration progressive de la Lettonie dans l’Europe mais aussi dans l’OTAN (entrée en 2004) est perçue dans le pays comme une manière de se protéger contre le sentiment de menace permanent émanant de la Russie.
La situation politique actuelle en Lettonie est quelque peu complexe et tendue. En novembre dernier, le premier ministre Valdis Dombrovkis a démissionné suite à un accident dans un centre commercial à Riga qui a causé la mort de 54 personnes. Laimdota Straujuma (conservatrice) a alors été désignée Première ministre, première femme à ce poste en Lettonie. Or en octobre 2014, soit 5 mois après les élections européennes, se tiendront les élections parlementaires lettones. Il se peut donc que les élections européennes soient une sorte de pré-match entre partis nationaux pour évaluer le rapport de force avant les législatives d’octobre. Comme le formule Licia Cianetti5, doctorante à la London Schools of Economics[5],
« Les résultats des élections européennes devraient être un bon indicateur du pouvoir relatif des partis politiques nationaux après les changements rapides de ces six derniers mois. Selon toute probabilité, le résultat aidera donc les partis à établir leurs stratégies de campagne pour les élections générales d’octobre. »
La scène politique lettone est instable, mais peut être grossièrement divisée en plusieurs factions. La majorité est représentée par des partis conservateurs et centristes, comme Vienotiba (« Unité »), alliance entre conservateurs et socio-libéraux ayant obtenu 24% aux élections parlementaires de 2011. La droite nationaliste a elle aussi un poids important. Représentée par la Nacionala Apvieniba (« Alliance Nationale »), elle a remporté 13,9% des voix en 2011. Cependant la plus grosse division se fait entre les partis pro-russes et les autres. Le parti Saskanas Centrs (« Centre de l’Harmonie ») fondé en 2005, regroupe le Parti socialiste de Lettonie et l’Harmonie Nationale. Il a remporté les élections parlementaires en 2011 avec 34,9% et a reçu 19,5% des votes aux élections européennes de 2009. Il lutte notamment pour l’adoption de la langue russe comme seconde langue officielle du pays.
Minorité russe et crainte d’un scénario à l’ukrainienne
La Lettonie se caractérise par son hétérogénéité ethnique. La population russophone en particulier est importante, avec 26.9% de la population en 2011, soit 560 000 personnes environ. Or, cette minorité est mal intégrée dans le pays et ne trouve pas sa place dans l’identiténationale lettone. Le statut de la langue russe en particulier est un point de débat. Un référendum en 2012 qui proposait de faire du russe la seconde langue officielle du pays a été rejeté à 74.8% des voix, avec une participation massive des électeurs [6] car pour beaucoup de lettons l’adoption du russe comme langue officielle serait une menace directe à l’encontre de l’identité nationale lettonne.
Un autre problème des minorités russe -mais aussi biélorusse, ukrainienne, lituanienne ou estonienne- est qu’elles n’ont pas la citoyenneté, même si les individus qui les composent sont nés et ont grandi en Lettonie. En effet, 350 000 personnes, soit environ 17% de la population,[7] sont privés de la pleine-citoyenneté lettonne : elles ne peuvent ni voter, ni travailler dans la fonction publique (justice, police, armée…) mais sont détentrices d’un passeport letton différent des autres (il se caractérise par sa couleur grise) et ont tout de même le droit de résidence dans le pays ainsi qu’un accès aux services sociaux. Ces gens sont donc considérés comme des citoyens de seconde zone, et cette inégalité de droits cause un certain nombre de tensions au sein du pays.
La présence d’une minorité russe importante dans le pays entraîne un certain nombre d’inquiétudes. Un étudiant du programme Erasmus à Riga, répondant à une question sur l’ambiance de la campagne européenne, nous explique que les gens parlent avec inquiétude de la situation en Ukraine. Le président russe Vladimir Poutine a en effet annoncé qu’il prenait à cœur les intérêts des russophones du monde entier[8] :
« Maintes et maintes fois, des tentatives ont été faites pour priver les Russes de leur mémoire historique et même de leur langue, et pour les soumettre à une assimilation forcée. […] En Ukraine, vivent et vivront des millions de Russes, de citoyens russes. Et la Russie protègera toujours leurs intérêts par des moyens politiques, diplomatiques, juridiques. »
Si ce discours ne concerne que l’Ukraine, on craint que le prétexte de la protection des minorités russophones ne soit utilisé à nouveau par Moscou. Les inquiétudes sont donc assez vives parmi les Lettons au sujet de l’importante minorité russe et surtout de l’inégalité de droits qu’elle subit. On craint qu’elle ne soit utilisée comme un levier pour déstabiliser le pays voire remettre en question son intégrité. Certes, l’éventualité d’une autonomie régionale en Lettonie ou d’une annexion partielle par la Russie est à l’heure actuelle très peu probable, notamment parce que la majorité de la population russophone se trouve dans les grandes villes industrielles et surtout à Riga. On peut cependant envisager que les velléités autonomistes soient attisées par une Russie qui voudrait déstabiliser les marges de l’Union européenne. La question d’un possible scénario à l’ukrainienne inquiète donc particulièrement, et cela se reflète dans le discours de la campagne électorale.
Le fait que les crispations avec la Russie soient à leur comble va sans doute mobiliser les électeurs des minorités russophones, soucieux de défendre leurs intérêts, et donc donner un poids électoral aux partis pro-russes. En 2009, seuls 53% de la population russe de Lettonie s’étaient rendus aux urnes. Les sondages préliminaires mettent ainsi en avant le clair avantage d’Harmonie-Centre (parti pro-russe qui cherche à élargir sa base électorale en se réclamant de l’ensemble du peuple letton) qui s’affiche avec 35% à 40% des promesses de vote, ce qui lui permettrait de gagner trois sièges en plus au Parlement et de doubler son score par rapport à 2009 (alors de 19.5%).
Une volonté d’intégration militaire européenne réactivée dans un contexte régional de plus en plus inquiétant.
La question de la sécurité et de la défense préoccupe beaucoup face au développement de la crise ukrainienne. La Lettonie manifeste de l’intérêt pour la Politique de Sécurité et de Défense Commune (PSDC) de l’UE. Il est important de souligner que celle-ci est vue comme un gage de sécurité depuis la Lettonie et les pays baltes en général. L’un des points centraux de la campagne sera donc la réactualisation des objectifs d’intégration militaire, notamment par le biais de la PSDC, au cœur de l’idée d’une défense européenne mutualisée, née au Sommet de Saint Malo en 1998 et réaffirmée dans le Traité de Nice en 2001.
L’Europe se trouve actuellement dans un contexte militaire défavorable à cause de la crise économique de 2008. Selon un rapport du Stockholm International Peace Research Institute de 2010, les dépenses militaires européennes ont baissé de 2,8% en moyenne entre 2009 et 2010, certains pays allant jusqu’à sacrifier un quart de leur budget de défense. [9] Or, on assiste en ce moment même à une dynamique de remilitarisation de la Baltique qui fait craindre à la Lettonie et son voisin méridional de se retrouver aux prises avec une Russie dangereusement proche et lourdement armée.
En effet, le renforcement des forces militaires présentes dans l’enclave russe de Kaliningrad, frontalière de la Lituanie, a suscité de vives inquiétudes dans ce pays voisin. Le droit d’inspection des infrastructures russes par les Lituaniens, qui avait été établi par traité en 2001, a été suspendu ce mois-ci par Moscou.[10] Cette présence russe renforcée est déjà devenue un levier électoral à l’échelle nationale en Lituanie, puisque des observateurs soutiennent que la réélection de la présidente Dalia Grybauskaite s’est faite en partie sur la dénonciation du néo-impérialisme russe. De manière plus générale, ce réarmement est susceptible d’être un point central des discours de la campagne européenne à l’Est. L’envoi de 600 soldats par Washington en Pologne et dans les pays Baltes (à la demande de ceux-ci), ainsi que des avions et navires appartenant aux pays-membres de l’OTAN tendu un peu plus les relations entre Russie et OTAN qui a pour théâtre l’Europe centrale. Il est d’ailleurs intéressant de noter que le Secrétaire à la Défense américain, Chuck Hagel[11], a fait une déclaration qui encourage l’Europe à s’armer car la Russie va “tester“ dans les mois à venir l’Alliance Atlantique.
Cela entraîne donc de la part de la scène politique lettone une réactivation des exigences d’intégration militaire européenne, notamment au niveau du budget. L’UE avait en effet fixé au Traité de Nice en 2001 une barre de 2% du PIB à consacrer au budget de la défense. Seuls quelques très rares pays européens atteignent actuellement cet objectif, dont la Lituanie d’ailleurs, mais la Lettonie n’en fait pas partie. On peut donc penser que l’augmentation des dépenses militaires sera un point central sur lequel se joueront les élections, surtout étant donné la situation économique difficile de la Lettonie qui se relève tout juste de l’éprouvante crise de 2008.
Des élections qui sanctionnent cinq ans d’austérité
Après une période difficile au début des années 1990, l’économie lettonne s’est développée vers une économie des services et de l’industrie, dépassant avec un taux de croissance élevé la plupart des pays européens. Dans les années avant la crise économique de 2008, la Lettonie avait une croissance annuelle du Produit Intérieur Brut (PIB) s’élevant à plus de 10%[12].
La Lettonie a cependant été frappée de plein fouet par la crise, marquant une des baisses économiques les plus importantes au monde. Entre 2008 et 2009, le PIB a baissé d’un quart et engendré une hausse extrême du chômage, qui s’élèvait à plus de 16% en 2009. La dette publique, qui ne représentait que 9% en 2009, a atteint un pourcentage de 19,7% en 2008 et grimpé jusqu’à 44,7% en 2010[13]. En conséquence, l’Union européenne et le FMI ont accordé à la Lettonie une aide de 7,5 milliards d’Euros, sous condition d’une politique d’austérité sévère. Le Premier ministre de l’époque, Valdis Dombrovkis, a donc effectué des coupes drastiques dans la fonction publique (jusqu’à 1/3 des emplois supprimés). La baisse importante des rémunérations dans le secteur public a provoqué des manifestations de masse contre l’élite politique du pays. Le redressement économique grâce à la politique d’austérité est un succès en termes macroéconomiques : en 2010, la récession n’est plus que de 0,9% et en 2011, la croissance du PIB atteint à nouveau 5,5%[14]. La Lettonie a réussi à maitriser son inflation et son déficit public, ce qui lui vaut d’être qualifiée d’“élève modèle“ par les milieux économiques. Le pays a réussi à rentrer dans le cadre des critères de Copenhague, intégrant la zone euro au premier janvier 2014. Toutefois elle souffre encore d’un taux de chômage élevé, 14,9% en moyenne et jusqu’à 21,5% chez les jeunes[15] et le niveau des salaires est parmi les plus bas d’Europe.
Les élections européennes vont donc avoir un effet de sanction de ces mesures d’austérité : quel sera le bilan ? Les Lettons vont-ils continuer à soutenir le gouvernement de l’austérité, comme cela avait été le cas lors de la réélection de Dombrovkis en 2011, au plus fort des coupes budgétaires, ou vont ils déclarer dans les urnes leur lassitude ? Le seul parti de centre-gauche qui a critiqué les mesures d’austérité est Harmonie Centre, parti impopulaire par son orientation pro-russe ; il pourrait bien profiter de la lassitude généralisée pour élargir sa base électorale en dehors de la minorité russophone.
La Lettonie bientôt sur le devant de la scène européenne
La Lettonie va prendre son tour à la présidence tournante du Conseil l’Union européenne au premier semestre 2015. Elle se retrouvera sous les projecteurs, au cœur du processus européen. Il lui faut donc d’ici là, stabiliser ses institutions mais surtout arriver à un consensus autour de la question des minorités russes, qui sont un levier aisément manipulable contre la stabilité voire l’unité nationale lettone. Ce levier, utilisé avec habileté comme ce fut le cas en Crimée ou en Estonie[16], ne peut que contribuer à fragiliser la cohérence du discours de l’UE face à la Russie. Il s’agit donc d’éviter qu’il devienne une faille exploitable et d’œuvrer à l’intégration nationale plutôt que de laisser perdurer ce statu quo de traitement différencié des populations sur des critères ethniques.
Flore Montoyat
Simon Ott
Pour aller plus loin
La Croix ; „Inquiétudes et réarmements dans les pays nordiques et Baltes“, 6 mai 2014
London School of Economics Blog : Latvias’ european parliament elections will be a key battleground in the run up to the general election in october
Le Figaro, „Six F-16 américains ont atteri en Pologne“, 13 avril 2014
Atlantico : „Tour d’Europe des campagnes pour les européennes : direction les pays baltes“, Michel Lambert, 10 mai 2014
Latvians’ Ethnic Stereotypes regarding the ethnic and cultural minorities of Latvia, by Ilze Boldane www.erm.ee/pdf/pro15/boldane.pdf
Notes et références
[1] Par exemple dans le Courrier International n°1223 du 10.04.2014 : Daugavpils, la petite Crimée balte
[2] Le KNAB, bureau anti-corruption, a mené une enquête et arrêté en 2011 pour corruption le maire de la station balnéaire de Jurmala. Autre exemple, cinq employés de la companie nationale d’énergie Latvenergo ont été arrêtés pour blanchiment d’argent. Source : The economist, 15.03.2011, Throwing mud, finding dirt, consulté le 20.05.2014
[3] Touteleurope.com
[4] http://www.diplomatie.gouv.fr/fr/dossiers-pays/lettonie/l-union-europeenne-et-la-lettonie/
[5] Sur le site de la London School of Economics, Latvia’s European Parliament elections will be a key battleground in the run up to the general election in October, 7 mai 2014, consulté le 09 mai 2014. Traduction libre
[6] 69.2% selon Libération, article du 19.02.2012 : Le camp russophone écrasé par referendum en Lettonie.
[7] Chiffre donné par la Fondation Schuman sur le site http://www.robert-schuman.eu/fr/
[8] Discours du 18 mars 2014, consulté sur www.voltairenet.org/article182817.html le 11/05/14
[9] Jean-Baptiste VOUILLOUX. La démilitarisation de l’Europe, un suicide stratégique?, Paris, Argos, 2013
[10] La Croix ; „Inquiétudes et réarmements dans les pays nordiques et Baltes“, 6 mai 2014
[11] “In recent years, one of the biggest obstacles to alliance investment has been a sense that the end of the Cold War ushered in an ‘end of history’ and an end to insecurity — at least in Europe — from aggression by nation-states. Russia’s actions in Ukraine shatter that myth and usher in “bracing new realities,” cité sur marinecorpstimes, consulté le 15.05.2014
[12] http://perspective.usherbrooke.ca/bilan/servlet/BMTendanceStatPays?langue=fr&codePays=LVA&codeTheme=2&codeStat=NY.GDP.MKTP.KD.ZG
[14] www.lepoint.fr/economie/lettonie-un-miracle-economique-grace-a-l-austerite-06-06-2013-1677309_28.phphttp://www.une
[15] http://www.unece.org/fileadmin/DAM/stats/profiles2011/Latvia.pdf
[16] En 2007, le déplacmeent d’une statue commémorative de l’Armée rouge provoque des manifestations de la minorité russophone. Des hackers russes piratent alors les sites officiels estoniens, déclenchant la première cyberguerre.
No Comment