“Africanistan” : le Sahel se transforme-t-il en nouvel Afghanistan ?
Conférence du mardi 10 novembre, tenue à l’Ecole Militaire sur la sortie du nouvel ouvrage de S. Michaïlof, « Africanistan : l’Afrique en crise va-t-elle se retrouver dans nos banlieues ».
Participants :
- Serge Michaïlof. Ancien directeur de la Banque Mondial
- Pierre Lellouche. Député de Paris
- Moussa Mara. Ancien Premier ministre malien (9 avril 2014 – 9 janvier 2015)
Le Sahel compte aujourd’hui 100 millions d’habitants et devrait en compter le double d’ici 2035. L’Afrique subsaharienne jouit ainsi d’un poids croissant au sein du continent noir en termes démographiques avec 2 pays principaux : le Mali et le Niger. Cette région dispose en effet d’une population jeune très nombreuse. Cependant, contraiment à Bodin qui affirmait « qu’il n’est de richesses que d’hommes », Serge Michaïlof insiste sur les difficultés présentes et futures d’intégrer ces jeunes dans le monde du travail. Il participe au courant dit de « l’afro-pessimisme », venu tempérer « l’afro-optimisme » mis en avant par des chercheurs et de nombreuses ONG, et selon lesquels, la situation socio-économique de l’Afrique tend inexorablement à s’améliorer.
Serge Michaïlof commence son exposé en soulignant l’inadéquation de la nature de l’intervention occidentale au Sahel. Certes, il reconnaît que les pays de la bande sahélo-saharienne connaissent ces dernières années une croissance soutenue autour des 10%, une hausse significative des indicateurs sociaux, une augmentation régulière des investissement directs à l’étranger (IDE), une progression des phénomènes démocratiques et enfin le développement d’une petite classe moyenne. Cependant, il insiste tout de suite sur l’existence de deux Afrique ! « L’Afrique qui ne gagne pas » voit perdurer des poches de misère, une forte insécurité ainsi qu’une montée en puissance des phénomènes terroristes (Boko Haram autour du Nigéria, Al-Qaïda au Maghreb Islamique au Mali).
Ainsi, la vision idyllique de l’Afrique aurait peu à peu fait oublier l’existence de cette réalité de l’Afrique. Pour S. Michaïlof, il existe des « métastases » fragilisant durablement le Sahel : le terrorisme, la désorganisation de l’économie, l’importance des phénomènes migratoires et des déplacements de population, le trafic de drogue ou encore la piraterie. Pour illustrer son exemple, il rappelle que le Mali a un temps été présenté comme un exemple tant économique que politique, avant de s’effondrer rapidement face à la menace terroriste d’AQMI.
Pour S. Michaïlof, la France doit s’intéresser à la stabilisation de la région pour 3 raisons :
- les intérêts économiques et stratégiques (mines d’uranium notamment)
- l’importance de la communauté francophone
- le contrôle des migrations.
Il appelle ainsi à une « normalisation » de la région.Il établit ainsi un parallèle avec l’Afghanistan de l’après 2001. Les deux zones concernées se rejoignent d’abord par leur dangerosité. En s’appuyant sur l’exemple du tracé du Paris-Dakar, S. Michaïlof entend montrer que les violences dans la bande saharo-sahélienne se sont progressivement aggravées.
- L’impasse démographique. Dans cette zone, la population double tous les 20 ans. Contrairement à une large partie du monde, les Etats de la zone n’ont pas encore entamé leur transition démographique. Au Niger, 8% seulement du territoire est jugé propice à l’agriculture alors que le pays est confronté à une hausse démographique sans précédent. Ainsi, faute d’investissements suffisants, la situation agraire s’avère particulièrement inquiétante. De plus, le réchauffement climatique devrait aggraver la raréfaction des terres arables. Au Niger, 0,2% de la population rurale a accès à l’électricité, contre moins de 1% pour l’Afghanistan.Ainsi cette absence de transition démographique devrait faire perdurer un chômage de masse et un sous-emploi généralisé déjà particulièrement hauts.
- Fractures ethniques et religieuses : concurrence sur la terre, l’eau et les pâturages
- Dissémination des armes
- Vide sécuritaire et légal. Au Mali comme en Afghanistan, l’Etat n’a qu’une emprise faible sur les zones périphériques et peine à imposer son autorité. Cela permet le développement de systèmes mafieux. Une économie parallèle se met alors en place basée sur les trafics illicites (gasoil, voitures volées, cocaïne). Ainsi, le Tchad est déstabilisé au Nord par l’effondrement de la Libye voisine et le Niger peine à endiguer une forte insécurité dûe à la présence de groupes djihadistes. Face à ces menaces, les Etats de la bande saharo-sahélienne doivent peu à peu assumer leur sécurité en investissant en conséquence. En effet, pour S. Michaïlof, la France, via le dispositif Barkhane, ne peut jouer seule, le « gendarme » de la zone.
La bande saharo-sahélienne jouit d’une aide internationale importante représentant entre 8-12% du PIB. Cette zone présente ainsi d’importantes similarités avec l’Afghanistan des années 2000 : forte insécurité, échec de l’implantation démocratique, établissement de réseaux djihadistes.
Michaïlof entend par ailleurs présenter un droit d’inventaire sur les leçons à tirer de l’Afghanistan :
- la priorité doit être donnée à la sécurité. Les forces étrangères ne peuvent pas être durablement installées car elles provoquent rapidement de la défiance et sont accusées d’impérialisme ou de néo-colonialisme. La reconstruction des institutions régaliennes devrait guider l’intervention occidentale alors que l’aide humanitaire s’en détourne généralement. En Afghanistan, les Etats-Unis ont investi trop tardivement dans la mise en place d’une armée afghane effective. S. Michaïlof définit la stabilité de la région du Sahel comme un « bien public mondial » où chaque Etat devrait s’investir. Pour lui, cette reconstruction de la zone s’avérerait beaucoup moins coûteuse pour les Etats engagés.
- l’inadéquation de l’offre d’aide étrangère. Les agendas et les objectifs ne correspondent pas. Ainsi, pour S. Michaïlof, les agences d’aide ne « savent pas travailler ». La coordination de l’aide pose aussi problème et mène les Etats aidés dans une impasse. De plus, les ONG, malgré leur expertise, se précipitent souvent sur les zones les plus touchées et négligent la stabilisation des territoires où l’Etat régalien impose encore, non sans difficulté, son autorité.
- un « logiciel » inadapté. Les pays les mieux gérés reçoivent généralement le plus d’aide alors qu’ils ont beaucoup d’autres moyens de se financer. Pour S. Michaïlof, la nécessité actuelle consiste à renverser les priorités. Pour lui, les « objectifs du développement durable » apparaissent comme inadaptés. Les deux priorités sont, selon lui, le renforcement des institutions publiques existantes et le développement rural. Ceux-ci permettront la création d’emplois et favoriseront la transition démographique tout en évitant le mécanisme des trappes à pauvres.
La France doit ainsi soutenir politiquement et financièrement les élites politiques locales. Une relocalisation des milliards d’euros d’aide au développement doit être pratiquée grâce à une meilleure mobilisation des ressources et un pilotage plus efficace. Pour S. Michaïlof, la Banque Mondiale ou l’Union Européenne ne disposent pas d’expertise satisfaisante sur le Sahel notamment dans les secteurs clés du développement agricole contrairement à l’AFD.
La France attribue environ 10 milliards d’euros par an à l’aide au développement. Seulement, les Pays les Moins Avancés (PMA) ne reçoivent que 200 millions d’euros, concentrés sur 16 pays. Ainsi, seuls 20 millions d’euros d’aide sont distribués pour le développement du secteur agricole au Sahel (soit 0,002% de l’APD) permettant à peine « d’amuser les ambassadeurs ». L’aide semble aujourd’hui déconnectée des réalités géopolitiques.
La Grande-Bretagne pratique elle le « bi-multi » qui implique une bonne gestion des aides publiques au développement. Le bi-multi est une aide bilatérale dont la gestion est déléguée par un Etat aux organisations onusiennes ou au Comité International de la Croix Rouge.
S.Michaïlof propose ainsi de renégocier « sérieusement » avec les grandes organisations bilatérales en aidant par exemple à la création d’un vaste fonds fiduciaire sahélien.
Enfin, il termine en rappelant les enjeux géopolitiques majeurs de la région : l’accès à l’eau/électricité, le dynamisme de l’économie rurale, un appareil d’Etat consolidé.
Débat
Pierre Lellouche commence son intervention par un appel à lire “Africanistan”, livre qu’il juge essentiel. Pour lui, les populations du Sahel n’ont que 3 options : subir, émigrer ou rejoindre un groupe terroriste. Le contient noir ne doit pas être abandonné car la majorité des migrations africaines reste intra-africaines. Il rappelle lui aussi que le critère démographique est trop souvent négligé et que depuis les indépendances africaines, seul Bourguiba en Tunisie a eu le courage politique d’appeler au contrôle des naissances. Il rejoint lui aussi S. Michaïlof sur la difficile frontière existante entre opération militaire et occupation. Selon lui, la France ne gère plus son aide publique au développement puisqu’elle se contente de restructurer des dettes et de confier l’argent aux organismes internationaux. Il regrette par ailleurs le manque de coopération au niveau européen dans le règlement de la crise au Sahel.
Moussa Mara souligne que ces crises sont avant tout des crises étatiques.Il insiste lui aussi sur la nécessité d’un contrôle démographique. En effet, aujourd’hui, 42% du budget de l’Etat malien sont consacrés à l’éducation (dont 75% pour l’enseignement primaire). Même s’il est nécessaire, cet argent ne peut être consacré à d’autres missions (investissements, aides aux entreprises, police, justice). L’accès à l’eau, à la santé restent ainsi largement inexistants pour certaines franges de la population. Ainsi, M. Mara parle de « course immobile » qui empêche les Etats d’avancer durablement. La démographie doit être gérée sur le long-terme comme cela est le cas en Ethiopie, en Tanzanie ou au Kenya.
L’ancien Premier ministre rappelle aussi l’effondrement rapide du Mali en 2013 alors que le pays était parfois présenté comme un modèle démocratique. Pour lui, l’Etat est d’abord une administration. L’état déplorable de la justice au Mali aurait peu à peu creusé un fossé avec la population. L’Etat n’est plus alors perçu que comme un Etat prédateur. Selon M. Mara, une démocratie multipartite avec des élections régulières ne suffit pas. Il faut d’abord consolider le fond de l’Etat plutôt que la forme, tout en privilégiant des formes de décentralisation. Ainsi, le capacity building doit venir avant le democracy building.
Il insiste par ailleurs sur la médiocrité et la corruption des élites. Ainsi, les trafics de drogue gangrènent la région car les Etats ne disposent pas des moyens pour lutter contre. Ainsi, en 2013, les douaniers maliens n’avaient saisi que 2,5 kg de cocaïne. Enfin, M. Mara entend rappeler que l’aide occidentale doit être compensée par de véritables efforts fournis pas les Etats africains (monitoring) afin d’éviter l’accoutumance.
Thomas Gagnière
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