Comment la Turquie en est-elle arrivée à condamner deux fois à perpétuité (plus dix-neuf siècles) l’opposant Fethullah Gülen ?

Comment la Turquie en est-elle arrivée à condamner deux fois à perpétuité (plus dix-neuf siècles) l’opposant Fethullah Gülen ?

        Deux peines d’emprisonnement à vie, ainsi que mille neuf cents ans de prison supplémentaires : c’est l’absurde peine qu’a requis, par contumace, la justice turque à l’encontre du prédicateur musulman Fethullah Gülen. Cet homme de soixante-quinze ans, qui vit en exil en États-Unis, fait en effet l’objet d’accusations graves : « tentative de destruction de l’ordre constitutionnel par la force », « formation et direction de groupe terroriste armé ». Comment en est-on arrivé là ?

« Turquie : le parquet requiert deux peines de prison à vie contre Gülen », Le Figaro, 16/08/2016

Fethullah Gülen parlant à la presse lors de la tentative de coup d'état en Turquie depuis sa résidence de Pennsylvanie, VOA News, 2016.
Fethullah Gülen parlant à la presse lors de la tentative de coup d’état en Turquie depuis sa résidence de Pennsylvanie, VOA News, 2016.

Qui est Fethullah Gülen ?

        Gülen est né en 1941 à l’est de la Turquie, dans une famille musulmane pratiquante (son père est imam). Après des études de théologie, il commence à prêcher dans les mosquées d’Izmir (Ouest). Il se fait l’avocat d’une modernité « à travers la religion », et non « contre la religion », comme la défendent les kémalistes (pour reprendre la conceptualisation d’Ernest Gellner). M. Gülen est donc favorable à l’économie de marché et à la démocratie, dans une Turquie coutumière des coups d’État et des régimes militaires (1960-1961, 1971-1973, 1980-1983, 1997-1999).

        Dans les années 1970, M. Gülen fonde une vaste confrérie, le Hizmet, ou « Service » — entendre, le service pour le bien commun que tout bon musulman et turc doit rendre à l’islam et à la nation. En 1981, alors que l’armée est au pouvoir, il cesse formellement de prêcher, pour ne pas donner l’impression de se préoccuper de politique — la ligne rouge des militaires kémalistes. Dans les années 1990, son mouvement, qui se présente comme apolitique, se développe rapidement. Néanmoins les militaires, de retour au pouvoir au nom de la défense du sécularisme après un coup de force en 1997, le soupçonnent de vouloir infiltrer les institutions de l’État. Peut-être avec raison : en 1999, une vidéo compromettante fait son apparition. Devant ses partisans, il explique : « Vous devez vous déplacer dans les artères du système sans que personne ne remarque votre existence, jusqu’à ce que vous atteignez tous les centres du pouvoir. » M. Gülen, alors aux États-Unis pour raison de santé, choisit l’exil pour échapper à la répression.

        Jugé par contumace en 2000, il est acquitté en 2006. Néanmoins Fethullah Gülen ne rentrera plus jamais en Turquie, et, en 2001, obtient sa green card. Depuis sa ferme de Pennsylvanie, il pilote patiemment et discrètement son mouvement, et reçoit la visite de ses proches et de hautes personnalités. Il œuvre notamment pour le dialogue inter-religieux, rencontrant de hauts responsables juifs et chrétiens. En 2012, le Times le classait parmi les cent personnes les plus influentes au monde. Aujourd’hui, les membres du Hizmet sont estimés de trois à six millions dans le monde.

Murat Bilgincan, « Everything you’ve ever wanted to know about Fethullah Gulen, Turkey’s most controversial cleric », Al-Monitor, 19/04/2016 :

Qu’est-ce que le Hizmet ou « Mouvement Gülen » ?

        Le Hizmet s’inspire de la pensée du théologien kurde de Turquie Saïd Nursî (1878-1960), qui insiste sur l’importance de l’éducation et de l’enseignement des sciences afin de combiner islam et modernité. Le mouvement est partisan d’un conservatisme sociétal allié à un libéralisme économique et politique, tel que conçu par la petite bourgeoisie pieuse d’Anatolie — ce n’est donc pas un mouvement « de gauche ». Ses accents nationalistes turcs se sont estompés à mesure que la confrérie se développait en Turquie et hors de ses frontières.

        La confrérie Gülen est, de fait, un enchevêtrement de divers réseaux « décentralisés et transnationaux, sans structure hiérarchique » (Le Monde diplomatique), constitués d’hommes d’affaire, d’associations de bienfaisance, d’établissements scolaires privés de renom, et de médias divers, en Turquie et à l’étranger. Il n’existe pas d’affiliation formelle au mouvement, ce qui le rend difficile à évaluer, et concourt à son aspect occulte. Les membres sont encouragés à diffuser les valeurs islamiques du mouvement autant que d’afficher une image moderne d’entrepreneurs. Les écoles privées en sont un élément essentiel. Elles fleurissent un peu partout, en Turquie, puis dans les ex-républiques soviétiques turcophones d’Asie centrale (la première école internationale ouvre dès 1991 en Azerbaïdjan), dans le monde musulman, et même en dehors (Mexique, Japon…). On en recense deux mille, dans cent quarante pays. Le Hizmet se finance seul : en moyenne, ses membres lui versent 10 % de leurs revenus.

Ali Kazancigil, « Le mouvement Gülen, une énigme turque », Le Monde diplomatique, 04/2014

L’alliance et la rupture avec Recep Tayyip Erdoğan

        En 2002, à l’arrivée au pouvoir des islamo-conservateurs du Parti de la justice et du développement (A.K.P.), la stratégie güleniste d’influence par la diffusion d’un islam « moderne » sert les intérêts d’Ankara. En effet, une alliance tacite se forme entre le Hizmet et le Premier Ministre (et désormais Président) Recep Tayyip Erdoğan, en dépit de l’opposition de Gülen à l’islam politique. D’une part, les écoles gülenistes turcophones qui ouvrent en Asie centrale servent le discours panturquiste de M. Erdoğan qui mène une politique d’influence dans l’ancienne aire soviétique. Surtout, MM. Erdoğan comme Gülen souhaitent briser la tutelle politique de l’armée, qui les a tous les deux réprimé (Maire d’Istanbul, R. T. Erdoğan avait été emprisonné quelques mois en 1998). L’A.K.P. n’hésitera pas à se servir du zèle des magistrats du Hizmet dans cette tâche.

        Comment donc MM. Erdoğan et Gülen ont-ils pu devenir les meilleurs ennemis ? Dès 2007, l’A.K.P. s’inquiète de l’influence croissante du Hizmet au sein des forces de police, de la justice et même de l’armée. Les services de renseignement déjà les surveillent. En 2010, M. Gülen prend distance avec certains choix politiques de M. Erdoğan (comme sa rupture avec Israël après l’épisode de la flottille pour Gaza), et, en 2011, conteste le tournant autoritaire et islamisant du pouvoir. En 2013, certaines écoles gülenistes sont contraintes par le pouvoir de fermer boutique, en Turquie et à l’étranger. Les magistrats gülénistes ripostent en poursuivant pour corruption des hommes d’affaire proches du gouvernement, et même des enfants de ministres, déstabilisant l’homme fort du pays. C’est le scandale « des écoutes téléphoniques ». Le bras de fer est entamé. En 2014, M. Gülen s’oppose publiquement au changement constitutionnel renversant le système parlementaire, et accordant un pouvoir inédit au Président. En septembre 2015, Fethullah Gülen est condamné une première fois à trente-quatre ans de prison pour avoir « formé et dirigé une organisation armée ».

Militaires turcs déployés par les putchistes lors de la tentaive de coup d'état à Istanbul, VOA News, 2016.
Militaires turcs déployés par les putchistes lors de la tentaive de coup d’état à Istanbul, VOA News, 2016.

Le Hizmet est-il le responsable du putsch raté du 15 juillet 2016 ?

        C’est peu probable. S’il est clair que la confrérie et l’A.K.P. sont engagés dans une lutte sans merci, et qu’il est possible que certains putschistes aient entretenu des liens avec le Hizmet, on sait que ce dernier est très opposé à l’emprise de l’armée sur la vie politique. Les militaires séditieux avaient leurs propres raisons d’agir : marginalisation dont ils font l’objet, opposition à l’autoritarisme de M. Erdoğan, à sa politique syrienne, à l’islamisation de la République turque… L’amateurisme des putschistes qui a tant frappé les observateurs suggère également qu’ils ne disposaient pas de soutiens très fermes ni nombreux. Il ne semble donc pas qu’ils aient bénéficié de l’appui sans faille de l’« État dans l’État », comme ses opposants qualifient la confrérie.

        Dès l’annonce du coup d’État, le mouvement a très vite communiqué son opposition : « Nous condamnons toute intervention armée dans les affaires intérieures de la Turquie », et affirmant, contre les accusations de M. Erdoğan, que les membres du Hizmet ont toujours « montré leur engagement en faveur de la paix et de la démocratie ».

« Turquie : le mouvement de l’opposant Gülen « condamne toute intervention armée », R.T.B.F., 16/07/2016

Soldat arrêté par des manifestant pro-gouvernementaux lors de la tentative de coup d'état, VOA News, 2016.
Soldat arrêté par des manifestant pro-gouvernementaux lors de la tentative de coup d’état, VOA News, 2016.

Deux vies (plus mille neuf cents ans) de condamnation

        Le 4 août, la Turquie émet formellement un mandat d’arrêt contre Fethullah Gülen, et le ton monte contre Washington. Les Américains affirment attendre des preuves formelles, qui n’ont jusqu’à présent pas été fournies. En attendant, une vaste purge frappe tous les corps de la fonction publique. Et les accusations du chef de l’État se font de plus en plus outrancières : « Chaque école, chaque maison (…) et chaque compagnie de cette structure [le Hizmet] est un nid de terroristes » ; « Ces gens sont des meurtriers, des hypocrites (…) des voleurs ».

Yohan Blavignat, « La Turquie émet un mandat d’arrêt contre le prédicateur Fethullah Gülen », 04/08/2016

        Le 12 août, dans une tribune au Monde, M. Gülen a voulu affirmer sa bonne foi, et s’est défendu de toute implication dans le coup d’État du 15 juillet. Il y affirme notamment : « Si des militaires qui se disent sympathisants du Hizmet ont trempé dans cette conjuration, je le dis sans aucun état d’âme, ce sont des félons qui ont ébranlé l’unité et l’intégrité du pays, des individus qui ont trahi mon idéal et qui ont fait des centaines de milliers de victimes. » L’intellectuel, qui ne croit guère en l’impartialité de la justice turque à son égard, en appelle à la mise en place d’une « commission internationale indépendante » pour établir les responsabilités du putsch. Il affirme vouloir y apporter sa « collaboration totale ».

« Fethullah Gülen : “Je demande une enquête internationale sur le putsch raté en Turquie”, Le Monde, 12/08/2016

« Recep Tayyip Erdogan : “Les Occidentaux ont laissé les Turcs seuls” », Le Monde (abonnés), 08/08/2016

        Après avoir évoqué l’hypothèse du rétablissement de la peine de mort contre les putschistes, pourtant abolie en 2004 sous l’A.K.P., le pouvoir avait semblé se modérer quelque peu afin de faciliter l’exfiltration de M. Gülen. Le Premier Ministre, Binali Yıldırım, a ainsi annoncé désirer un « procès juste et impartial », ajoutant qu’« il existe des façons de vivre qui ressemblent davantage à la mort pour ces gens ». Deux jours plus tard, le parquet requérait deux fois la perpétuité, ainsi que dix-neuf siècles d’enfermement à l’encontre du prédicateur.

        Pas sûr qu’une telle sentence soit de nature à améliorer la coopération judiciaire turco-américaine…

Charles de Jessé.

ClasseInternationale

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  1. Excellent article.
    Aucun risque que le pustch ait été… en partie fomenté par le pouvoir en place pour justifier la purge dans l’éducation, le journalisme, la magistrature, filières de pouvoir du Hizmet ?

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