Ânes et Mercedes : voyage en Albanie.
Difficile de résumer en deux mots à quel point l’Albanie est un pays surprenant lorsque l’on vient et voyage le plus souvent dans l’ouest de l’Europe. En cherchant les commentaires et réflexions d’autres voyageurs, un article du Financial Times semble très bien présenter la situation : « La longue période d’isolation communiste connue par l’Albanie a donné lieu à un capitalisme en voie de rattrapage, entraînant une forte inégalité entre ville et campagne. En pratique, cela signifie que le choix de transport en Albanie semble être soit une Mercedes, soit un âne (1)».
Aussi idiot que cela puisse paraître, rien ne peux mieux expliquer mon sentiment à mon arrivée face à ce nouveau pays. En effet, l’Albanie vogue entre croissance rapide et forte pauvreté. Une plage bleue turquoise bordée de nouveaux hôtels et d’ordures illustrerait aussi bien sa situation. Il s’agit d’un ancien régime communiste qui fut particulièrement sévère, et tente de rattraper son grand retard par rapport au reste de l’Europe. L’Albanie reste en voie de développement, avec un PIB faible, inférieur par exemple à celui du Mali en 2015 (2). En comparaison avec d’autres pays des Balkans : le PIB de l’Albanie est de 11 455$ en 2015, celui de la Grèce est de 195 202$, celui de la Croatie de 48 732$, la Serbie 36 513$, la Bosnie 15 995$, la Macédoine 10 086$, le Kosovo 6 385$ et le Monténégro 3 992$. S’y côtoient alors dans les stations balnéaires neuves de « nouveaux riches », quelques touristes venus de partout et une grande pauvreté.
Salandra
Les bâtiments ne présentent souvent pas de cohérence entre eux, particulièrement dans les grandes villes. En effet, d’après certains Albanais, beaucoup de constructions se font sans permis, ni contrôle, et parfois sans être terminées pour éviter de trop lourdes taxes : « qui a l’argent construit » m’a t-on dit pour résumer. Le pays est alors peuplé de squelettes d’immeubles. Le problème a même été souligné par un rapport du Sénat français, qui rapporte qu’un bâtiment clandestin a été construit sans inquiétude aucune sur un terrain appartenant à la France (3).
Habitation à Salandra
Quant aux routes, les Mercedes (souvent anciennes) y sont très nombreuses, car elles résisteraient mieux à la mauvaise qualité de nombreuses voies. Mais certains ne pouvant pas s’offrir ce confort voyagent à cheval, en âne, ou tout simplement à pied au bord de la route comme beaucoup de personnes âgées. Les accidents y sont très nombreux, notamment avec les piétons, ce que j’ai malheureusement pu constater. Il n’est pas rare de croiser une vache, ou même un cochon au détour des routes, qui sont souvent très tortueuses et parfois complètement dépourvues d’éclairage. Y voyager n’était parfois pas bien rassurant. Les bus roulent souvent très vite, doublent à l’aveuglette, avec parfois un air conditionné plutôt rudimentaire : toutes portes ouvertes. Les Albanais sont très accueillants, peuvent s’arrêter spontanément pour aider et il est aisé de voyager en autostop. Certains font un détour pour me déposer dans un endroit sûr, prennent leur temps pour me faire visiter les plus beaux points de vue, me raconter leurs expériences. La récente guerre dans les Balkans (4) est un sujet qui revient souvent. Un Albanais vivant au Kosovo me raconte ainsi comment il a perdu toute sa famille pendant la guerre. Beaucoup d’Albanais vivent en effet hors des frontières du pays, comme la famille d’un ami que j’ai pu rejoindre à Ulcinj, au Monténégro.
Source : Libération (5)
Au-delà de la réalité économique et politique, et peut-être en partie à travers elle, l’Albanie est pleine de charme et de caractère. De très beaux paysages attirent de plus en plus de visiteurs, qui s’y trouvent parfois aussi émerveillés que déboussolés. Difficile, en arrivant en Albanie, de croire que le voyage en bateau depuis la Grèce n’était qu’une courte traversée de 45 minutes, ici l’Europe communautaire semble bien loin.
Salandra
Une plage peu fréquentée de Salandra
Première étape : Salandra. Je suis accueillie dans l’auberge de Béni, dans les hauteurs de la ville, qui offre une vue imprenable sur la baie. L’hôte est très accueillant, fait goûter du raki (6) à ses clients (qui semblent plutôt être des amis), des olives du jardin, des infusions d’herbes cueillies dans les montagnes, prépare des plats locaux, le tout pour la modique somme de 8€ par nuit environ. Son associé parle plus business : « Le tourisme est en train d’exploser en Albanie, on agit au bon moment. Bientôt, si les affaires vont bien, on pourra construire un nouveau bâtiment avec d’autres chambres, une piscine ». Les prix en Albanie sont biens inférieurs à la moyenne européenne. Un plat dans un restaurant coûte en moyenne entre 2 et 4 €. Une boule de glace dans la rue 20 centimes.
Entrée de l’auberge
La terrasse de l’auberge, depuis laquelle on aperçoit Corfou (Grèce)
L’auberge de Saranda
Le matin, l’auberge est tirée de son sommeil par les cris de coqs sauvages qui peuplent la ville et se battent pour leur territoire. Béni prépare les cafés turcs pour le petit déjeuner. L’homme d’une quarantaine d’années raconte avec amertume ses souvenirs du régime communiste qui leur « lavait le cerveau ». D’après lui, beaucoup d’Albanais parlent italien car durant cette période, ils n’avaient pas accès aux distractions telles que la télévision ou la radio, et tentaient de capter les émissions italiennes. Après l’effondrement du régime communiste de Hoxha (7) en 1991, le pays s’ouvre et multiplie ses échanges avec l’Italie, qui est en 2014 le pays vers lequel l’Albanie exporte le plus (8). De nombreux Albanais ont travaillé en Italie ou y vivent, ainsi qu’à l’étranger. Un tiers des Albanais auraient quitté le pays ces 25 dernières années (9) pour trouver de meilleures conditions de vie, laissant une population d’environ 2 800 000 habitants en 2011. Ainsi, d’après l’Institut des Politiques migratoires, l’année de la chute du régime communiste, 26 000 Albanais auraient traversé l’Adriatique sur des bateaux surchargés afin de rejoindre l’Italie (10). Le site internet (11) de l’ambassade d’Albanie insiste d’ailleurs sur la présence d’une « diaspora » albanaise à l’étranger, et commence son article sur la question « Quelles sont les principaux objectifs de la politique étrangère albanaise ? » par la volonté d’être « capable d’aider les Albanais de Macédoine, du Monténégro, du Sud de la Serbie, de Grèce et d’Italie ». Sont évoquées également la reconnaissance internationale du Kosovo et une éventuelle adhésion à l’Union européenne (l’Albanie a officiellement le statut de candidat depuis 2014, mais est pour l’instant loin de remplir les conditions nécessaires à son adhésion).
Vue depuis le lac
Suivant les conseils de plusieurs personnes de l’auberge, je décide de quitter la ville pour Syri i Kaltër, aussi appelé the Blue Eye, un lac à l’eau transparente logé dans les montagnes. De nombreux Albanais y viennent pendant les vacances chercher un peu de fraîcheur, manger dans les restaurants perchés sur l’eau, ou plonger dans l’eau glacée. On m’avait mise en garde contre la présence de loups et d’ours dans les montagnes. Mes interlocuteurs rient lorsque je leur demande s’il est sûr de camper près du lac, apparemment il peut y en avoir au Nord, mais pas ici dans le Sud du pays. J’y ai plutôt trouvé des chèvres, et des bunkers, vestiges d’un régime communiste paranoïaque.
La prochaine ville où je voulais me rendre était Vlora, une des principales villes, située un peu plus au Nord, pour y rejoindre des amis rencontrés près du lac. La ville n’est qu’à une cinquantaine de kilomètres, mais la distance semble bien plus longue sur les routes sinueuses. Cela prendra deux jours, car le premier jour, au soir, un très mauvais sentiment me pousse à descendre de la voiture qui m’avait prise en stop pour camper près de la mer.
Bord de mer, proche de Salandra sur la route qui longe la mer vers Vlora
Chevaux en liberté près d’une plage
Mauvais sentiment ? Deux hommes dont un qui ne dit pas un mot, font un énorme détour pour aller jusqu’à Vlora, à la tombée de la nuit, dans des petites routes de montagnes, et alors qu’ils sont au chômage passent une dizaine de coups de fils très sérieux en albanais, avec un air concentré, déterminé et anxieux. Finalement j’arrive à Vlora le lendemain, et même si, en hauteur, la vue de cette ville au bord de la mer est impressionnante, elle restera pour moi l’une des villes les plus laides que je n’ai jamais vu.
Vlora, dans une rue parallèle au front de mer
Il n’y a parfois pas de routes, la ville semble immense et perpétuellement en construction. Il y a aussi parfois une très mauvaise combinaison : l’absence à la fois d’éclairage public et de plaques d’égouts à certains endroits. Et bien sur le tout sans aucune signalisation, ce qui vaudra à mon compagnon de voyage un plongeon peu agréable. Plus tard je découvre que le site internet de France Diplomatie met en garde contre l’absence possible de plaques d’égouts. Cette fois-ci, je décide de prendre un bus pour rejoindre la capitale, Tirana. Il est très difficile de trouver des horaires de bus, alors le mieux est de tenter de se rendre à un arrêt en ville, et de demander aux personnes croisées quel chauffeur va à Tirana. Des enfants munis de pancartes s’occupent de signaler les directions aux clients. Tirana est une capitale jeune et dynamique, et l’auberge peuplée de touristes de toutes nationalités. Mais je préfère rejoindre rapidement une dernière ville plus petite, au nord du pays : Shkodra, qui borde le plus grand lac des Balkans, du même nom.
Les rives du lac de Shkodra
Cette fois-ci, c’est le muezzin qui me réveille le matin. Les mosquées côtoient les Églises orthodoxes et catholiques en Albanie, qui est le seul pays majoritairement musulman d’Europe. La religion en Albanie est bien particulière, et il est intéressant de s’y pencher quelque peu, car elle est désormais considérée comme un idéal de tolérance. Les religions nationales sont représentées par 70 % de musulmans dont 20% de Bektashis (une confrérie mystique musulmane qui influence beaucoup les élites albanaises, connue pour sa tolérance), environ 20% de chrétiens orthodoxes et 10% de catholiques (12). Le Pape François, à la suite des attentats parisiens du mois de novembre, a salué la pratique des religions dans le pays, dans lequel la vie est selon lui « marquée par la coexistence pacifique et la collaboration entre les pratiquants des différentes religions dans une atmosphère de respect et de confiance mutuelle (13)». Lors d’un trajet, j’ai pu discuter de religion avec mes deux chauffeurs qui étaient des Albanais vivant en Macédoine. Ils étaient tous les deux musulmans, et m’expliquaient que d’après eux leur religion était très souple et tolérante : « Et puis, on ne va pas s’arrêter de boire du raki comme ça ». Cette bonne entente des différentes religions dans le pays est également due à l’imposition de l’athéisme pendant de longues années de régime communiste.
Ce lieu à la frontière avec le Monténégro est animé le soir, tantôt par des musiciens traditionnels, ou de la musique moderne (la variété française du moment a beaucoup de succès dans les Balkans). La ville contient un quartier très « chic », où l’on se croirait dans une belle ville italienne, et quelques centaines de mètres plus loin, des bâtiments de fortune où vivent des personnes très pauvres. Le salaire moyen dans cette partie du pays est d’environ 150€ par mois d’après le gérant de l’auberge, et il est d’à peu près 230€ par mois dans l’ensemble du pays.
Jardin de l’auberge
Mon séjour d’une dizaine de jours se termine donc dans le nord du pays, sans avoir eu le temps de visiter l’Est et de m’attarder dans les campagnes. Je rejoins ensuite le Monténégro en bus, qui apparaît beaucoup plus riche et « rangé ». La petite auberge dans laquelle je loge est hors de la ville, au milieu de vignes et de figuiers. J’y trouve des Allemands, Australiens, et quelques Français qui viennent y camper alors qu’ils traversent les Balkans à vélo. Une vache ou une charrette tirée par un cheval passent régulièrement devant la maison, qui est certainement l’un des endroits les plus paisibles et reposants trouvés lors d’un voyage qui restera mémorable.
Chloé Desmarets
(1) « Albania’s long period of communist isolation has given way to a catch-up capitalism, producing massive inequality between town and country. In practical terms that means that an Albanian’s choice of transport seems to be either a Mercedes or a donkey. »
http://www.ft.com/cms/s/2/152a3d40-43f1-11e4-baa7-00144feabdc0.html#axzz4KSN8UvUv
(2) Pour consulter les chiffres du PIB par la Banque Mondiale : http://donnees.banquemondiale.org/indicator/NY.GDP.MKTP.CD?end=2015&start=2015&view=bar&year_high_desc=true
(3) https://www.senat.fr/rap/r05-287/r05-2873.html
(4) La “récente guerre” fait ici référence aux guerres de Yougoslavie ayant sévi dans les Balkans entre 1991 et 1999, et particulièrement à la guerre ayant eu lieu en 1998-1999 au Kosovo entre l’armée yougoslave, l’OTAN et l’armée de libération du Kosovo qui se bat pour l’indépendance de la région rattachée à la Serbie.
(5) Source : http://geographiesenmouvement.blogs.liberation.fr/2014/10/17/la-grande-albanie/
(6) Le raki est un alcool traditionnel à base de vin fermenté et d’anis consommé dans les Balkans, mais aussi en Turquie, au Proche-Orient et en Arménie.
(7) Enver Hoxha fut le premier secrétaire du parti du travail d’Albanie entre 1942 et 1985 et donc le principal dirigeant de l’Albanie communiste avant sa chute en 1991.
(8) http://atlas.media.mit.edu/en/profile/country/alb/
(9) http://www.migrationpolicy.org/article/embracing-emigration-migration-development-nexus-albania
(10) http://www.migrationpolicy.org/article/embracing-emigration-migration-development-nexus-albania
(11) http://www.embassyofalbania.org/foreign-relations-of-albania
(12) http://www.regard-est.com/home/breve_contenu.php?id=413
No Comment