Décrypter le mot Djihad
La conférence « Décrypter le mot Djihad » faisait partie d’un cycle de quatre conférences proposées par Ghaleb Bencheikh, Ami de l’Institut du Monde arabe, sur quatre mots majeurs en Islam :
- Le mot « Islam » (إسلام) a été analysé le lundi 5 septembre 2016
- Le mot « Djihad » a fait l’objet de la conférence qui s’est tenue ce lundi 10 novembre à l’auditorium de l’Institut du Monde arabe
- Le mot « Charia » (شريعة) sera décrypté le lundi 7 novembre à 18h30 (*)
- Le mot « Fat-wa » (فتوى) sera, à son tour, décrypté le lundi 28 novembre à 18h30 (*)
جهاد
Ces analyses avaient pour but de comprendre le sens originel de ces mots en arabe, leurs évolutions au fil des siècles. Il s’agit en effet de quatre mots de plus en plus utilisés parfois à tort et sans en connaître la vraie signification.
Moments introductifs
L’introduction de la conférence a été faite par Leila Shahid, Présidente de la Société des Amis de l’Institut du Monde Arabe (SAIMA). D’origine libanaise (naissance à Beyrouth le 13 juillet 1949), elle a été déléguée générale de l’Autorité palestinienne en France de 1994 à novembre 2005, puis ambassadrice de la Palestine auprès de l’Union européenne, de la Belgique et du Luxembourg. Elle est depuis peu membre de la SAIMA. Le but de cette association est, selon elle, de créer des liens entre les citoyens et l’Institut du Monde arabe (IMA), projet entre le gouvernement français et les Etats arabes depuis 29 ans. Elle souligne entre autre que l’IMA est le seul institut du Monde arabe en Europe. La SAIMA organise par exemple des rencontres avec des artistes. Leila Shahid évoque ainsi le Prix aux jeunes créateurs qui est décerné chaque année, en fonction d’un thème en liaison avec les grandes expositions de l’IMA. En 2017, le thème sera « l’Afrique subsaharienne ». Ces éléments ne sont qu’un exemple des actions menées par l’IMA pour construire des ponts avec la jeunesse.
D’après Leila Shahid, « Décrypter le mot Djihad » permet de réfléchir sur l’évolution de l’Islam. C’est, selon elle, un excellent moyen pour approfondir la connaissance du monde arabe : décrypter les mots et leur sens.
Adil Jazouli, sociologique et secrétaire général de la SAIMA, coordinateur de la conférence, fait également un mot d’accueil. Selon lui, le mot Islam fait peur, le mot Djihad encore plus. Il faut replacer ce dernier mot dans l’histoire. Le mot Djihad naît dans un monde tribal, et signifie un effort, un engagement, souvent dans des batailles, des conquêtes, des défenses. Il s’agit d’un engagement ponctuel et non permanent. Le Djihad n’est pas significatif d’un engagement religieux, ce mot prendra cette connotation plus tard. Initialement, l’Islam à ses débuts n’est pas une religion prosélyte, il faut par exemple adhérer à une tribu arabe croyante pour devenir croyant. Ainsi, le mot Djihad renvoie à un mouvement, l’idée d’un départ pour des conquêtes matérielles. Avec les Croisades, le mot Djihad est utilisé pour décrire les actions de défense de Jérusalem et de l’Orient, et prend dès lors, petit à petit, un sens religieux. Il faudra distinguer ce Djihad, effort armé, aussi appelé Petit Djihad, du Grand Djihad, Djihad pacifique. Ce Grand Djihad est l’effort contre soi-même, contre ses propres défauts, pour pouvoir aller vers dieu.
Aujourd’hui, pourtant, on utilise le mot Djihad pour autre chose, et beaucoup considèrent que ce mot renvoie à la guerre sainte. Les médias l’utilisent sans cesse, souvent sans en exprimer le vrai sens, et ce mot est désormais associé à l’Etat islamique. Comment ce poids a-t-il évolué ? Que signifie-t-il vraiment ? C’est ce que l’intervenant principal, Ghaleb Bencheikh va tenter d’expliquer.
L’enseignement proposé par Ghaleb Bencheikh
Ghaleb Bencheikh, né en 1960, est docteur en sciences et physicien, théologien et sociologue français d’origine algérienne. Fils de Cheikh Abbas Bencheikh el Hocine, il est connu depuis 2000 grâce à l’émission Islam qu’il présente les dimanches matins sur France 2. Défenseur de la laïcité, il a notamment été vice-président des Artisans de Paix, président de l’association C3D (Citoyenneté, Devoirs, Droits, Dignité) et membre du comité de parrainage de la Coordination française pour la décennie de la culture de non-violence et de paix. Depuis mai 2016, il produit Cultures d’islam sur France Culture.
Au-delà d’un décryptage, Ghaleb Bencheikh veut faire comprendre les mots. Selon lui, les quatre mots Islam, Djihad, Charia et Fat-wa, au lieu d’ouvrir sur des débats sérieux, occasionnent des dégâts graves et on ne sait plus à quoi renvoient ces mots. Il faut alors étudier l’évolution du sens de ces mots, pour comprendre leur corruption. Selon lui, les mots vivent, connaissent leur apogée avant de finalement mourir.
Pour le mot Djihad, certaines personnes croient qu’il est encore possible de retrouver son sens premier, qu’il ne faut pas le laisser mourir ainsi, alors que d’autres disent que le mot est perdu. Il est devenu le synonyme de barbarie, de terreur, de guerre sainte. Certes, dans certains contextes, il renvoie à une idéologie de combat. Toutefois, force est de constater que les sociétés actuelles manipulent ce mot. Il y a une véritable idéologisation de la notion de Djihad aujourd’hui, alors que cette connotation n’existait pas initialement.
Ghaleb Bencheikh veut avoir une approche apophatique pour définir le mot, c’est-à-dire dire ce qu’il n’est pas. Ainsi, de même qu’Islam n’est pas soumission, Djihad n’est pas une guerre sainte : c’est selon lui ce qu’il faut retenir de cette conférence. Ethymologiquement en effet, Djihad signifie Effort et rien d’autre. Dans cette conférence, il s’autorisera un néologisme exceptionnel, à ne pas utiliser : « djihadiser ». Il n’y a pas d’équivalent en langue française, dans le corpus coranique, cela signifierait accomplir un effort, ou lutter.
La racine trinitaire « j, h, et d » ou « ﺩ ﻩ ﺝ » en langue arabe renvoie à une force, à la potentialité de puissance, d’effort. Dans le Coran, il existe 41 occurrences construites sur la racine « j, h, d » :
- Pour 5 occurrences, le conférencier déclare qu’il est difficile de savoir à quoi cela renvoie ;
- 19 occurrences renvoient au champ martial, guerrier ;
- 2 autres occurrences renvoient à un autre contexte complètement différent ;
- Une autre occurrence renvoie à l’effort, mais dans un contexte non violent ;
- Le reste est dans le champ sémantique de la guerre, mais le mot ne veut pas dire guerre.
Dans les versets du Coran qui utilisent la racine « J, H, D », deux versets n’évoquent pas du tout la guerre. A la sourate (unité du Coran formée d’un ensemble de versets) 29 au verset 8, il est dit : « Tu dois les honorer, leur obéir sauf s’ils accomplissent un effort pour que tu ne crois pas en Dieu ». De même, les versets 8 et 15 de la sourate 31 énoncent en substance : S’ils accomplissent un effort pour que tu ne crois pas en Dieu et ne lui obéissent pas, tu n’as pas à les suivre. Enfin, le verset 52 de la sourate 25 dit : Ne suis pas leur passion [celle des polythéistes, des incrédules] et lutte avec ceci [le livre de Dieu, Le Coran], faisant un grand effort”. Il y a dans ces trois sourates une notion essentielle du mot Djihad, et c’est le plus important : le Grand Djihad est celui que font ceux qui accomplissent l’effort par leur bien, leur âme, leur personne. Il s’agit aussi d’un combat, mais pas comme on l’entend aujourd’hui.
L’acception martiale du terme Djihad n’est venue que dans la seconde phase de l’apostolat du prophète de l’Islam, lorsque qu’il participe à des batailles. A partir du IXème et Xème siècles, les « livres des expéditions » prolifèrent, et on magnifie la virilité, la force. Le mot Djihad sera longtemps restreint au champ martial. L’aphorisme du prophète est, selon Ghaleb Bencheikh : Nous sommes revenus du petit effort [l’effort guerrier, physique] pour le grand effort, pour l’effort salvateur. Il faut juguler les passions, maîtriser les pulsions, travailler sur les mauvais penchants. Le Djihad est aussi un combat spirituel.
Cette idée des petit et grand efforts a été corroborée par les juristes-consuls, les théologiens, les philosophes. Faire un djihad dans son acception exotérique extérieure signifie trimer, travailler, subvenir au besoin de sa famille. L’acception du petit effort est donc l’effort extérieur. L’acception du grand effort, de l’effort salvateur consiste à un travail sur soi, à un travail permanent de tous les jours pour trouver les ressources intérieures de la non-violence. Averroès (1326/1398), philosophe, rationaliste, théologien, juriste et médecin musulman andalou de langue arabe, a classé le mot Djihad en quatre catégories dans Le début de celui qui réfléchit et la fin de celui qui s’économise. Ghaleb Bencheikh les énonce alors dans un ordre précis, sous leur forme hiérarchique :
- L’effort par le cœur. Organe de perception par excellence, siège de la connaissance véritable, le cœur permet de réprouver intérieurement et de condamner le condamnable, de promouvoir ce qui est honorable.
- L’effort par la langue. Il s’agit selon Averroès de dire devant un tyran une parole juste. Il n’y aurait pas de meilleur djihad que d’aller voir un sultan despote et de lui dire une parole juste. Djihad n’est pas une guerre sainte, c’est l’audace, le courage d’accomplir cette lutte, c’est cette volonté de ne pas laisser faire, de ne pas se taire.
- L’effort par la main. Ici, le Djihad signifie débarrasser le chemin des ordures pour qu’un être fragile n’y trébuche pas. Il faut prendre sur soi pour le faire ; déplacer des choses désagréables fait partie de cet effort dans la voie de Dieu.
- L’effort par l’épée. C’est finalement aussi la défense du royaume. Il s’agit là non pas d’un devoir solitaire, mais d’un devoir qui incombe aux soldats.
Le second exemple de classification donné lors de la conférence est celui du théologien Ibn Qayyim Aljauziyya (1292/1350) dans un ouvrage que l’on pourrait traduire par « Le viatique » ou bien « L’adjuvent ». Cet auteur donne une autre typologie des efforts :
- L’effort pour Dieu. Il s’agit de suivre intérieurement la vertu, la félicité, mais aussi d’enseigner. L’effort pour Dieu n’est pas seulement apprendre pour soi-même. Enfin, il faut se tenir devant l’adversité avec beaucoup de patience.
- L’effort de lutte contre Satan. Plus généralement, c’est un effort dans la lutte contre les désirs illicites, pour ne pas succomber aux tentations interdites.
- L’effort contre les infidèles envahisseurs. Ceux-ci ont le double défaut d’être infidèles à Dieu et d’envahir leur territoire. Cet effort doit être le fait de l’armée régulière et de l’ensemble des membres de la communauté.
- L’effort contre les hypocrites. Il faut faire l’effort de leur expliquer en quoi leur comportement n’est pas acceptable, et les dissuader d’agir ainsi, peut-être en les brimant.
D’autres théologiens, philosophes, penseurs ajoutent un effort à mener contre les apostats (personnes qui renoncent publiquement à la religion), les brigands qui créent du désordre.
L’idée de guerre sainte n’est qu’une projection des guerres saintes chrétiennes lors des croisades. Le terme Djihad est utilisé pour parler de l’effort guerrier contre l’ennemi, dans une guerre religieuse.
A l’époque contemporaine, selon Ghaleb Bencheikh, c’est depuis les guerres de libération que le terme Djihad subit une idéologisation. Muhammad abd-al-Salam Faraj (1954/1982) avait écrit l’ouvrage L’obligation absente, à comprendre dans le sens du devoir négligé, absent : il sous-entend que le Djihad est le 6ème pilier. Pour rappel, les cinq piliers de l’Islam, selon les termes sunnites sont la chahada, qui est l’attestation de foi de l’unicité de Dieu et de la prophétie de Mahomet ; les cinq prières quotidiennes ou salat à faire en direction de la Kaaba ; l’impôt annuel, la zakat, qui est l’aumône aux pauvres dans les proportions prescrites en fonction de ses moyens ; le jeûne du mois de ramadan, le saoum ; le pèlerinage à La Mecque : le hajj au moins une fois dans sa vie, si le croyant ou la croyante en a les moyens physiques et matériels. Enfin, selon Muhammad abd-al-Salam Faraj, en situation d’oppression, il devient un devoir pour l’ensemble des musulmans de s’insurger et d’accomplir l’effort dans la voie de dieu, à commencer l’effort contre la tyrannie.
Dès les années 1980, la notion d’attentat suicide vient se greffer au mot Djihad, puisque l’attentat suicide est vu comme une opération martyre. Les kamikazes nimbent cette opération d’une sacralité, et on se retrouve embourbé dans le Djihadisme.
Le plaidoyer de fin de Ghaleb Bencheikh invite à reconsidérer intellectuellement et culturellement les mots que nous utilisons. Dans un tel contexte, cela permettrait de s’atteler au difficile chantier de désacralisation de la violence. On ne peut pas accepter de croire que la violence est efficace, qu’elle est garantie et voulue par le divin, car cela ne va pas avec l’idée de progrès, de la civilisation et de l’humanisme.
Les apports de deux doctorants
Sarah Zaied, doctorante (CESSMA) et membre du bureau de l’association La Halqa rappelle que la notion de Djihad est aujourd’hui très utilisée mais peu connue du grand public. De plus, on trouve peu de références bibliographiques sur la notion de djihad en français, et celles existantes sont surtout des références écrites par des politologues mais peu sont le fait d’islamologues. Finalement, la notion reste assez floue, d’abord car il s’agit d’un terme peu utilisé à l’époque du prophète. Au cours des siècles, le mot Djihad a évolué, en même temps que la légitimation de la violence par la religion. Au XIème siècle on commence à théoriser la notion de Djihad, les khalifes se servant de la religion pour leurs conquêtes et pour renforcer leur pouvoir. En Turquie, le mot Djihad est utilisé pour la guerre de libération contre les forces alliées en 1916. Djihad a plusieurs facettes : une forme de violence, de guerre, d’efforts physique, mais aussi une forme de combat avec soi-même, la quête du croyant vers Dieu.
Raphael Gourrada, doctorant (CETOBaC) et président de l’association La Halqa, veut appuyer le fait que le mot Djihad renvoie à un concept important mais difficile à cerner. Ce mot nous envahit, sans que chacun sache à quoi il renvoie. Ce concept est flou, il a des sens multiples, ses contours sont malléables, d’où le danger quant à son utilisation. La notion de Djihad présente l’avantage d’un concept véhiculant une symbolique forte, mais le désavantage qui va avec : cela permet un façonnement du terme en fonction du contexte. Raphael Gourrada rappelle alors que cette possibilité d’utiliser une notion selon un contexte est un trait caractéristique de toute idéologie. Il prend l’exemple de la laïcité, elle aussi tributaire du concept dans lequel elle évolue. A la fin du XXème siècle, les personnes utilisant le mot Djihad dans le sens d’une guerre sainte pour justifier leurs actions ont besoin d’un concept stable, non évoluable. Ils font référence à une époque héroïque, celles des croisades, de la lutte civilisationnelle. Au niveau géopolitique, la fin du XXème siècle correspond à la défaite du nationalisme arabe (Nasser en Egypte), à la défaite de l’idéologie socialiste, à l’invasion de l’Afghanistan par l’URSS (Guerre d’Afghanistan du 27 décembre 1979 au 15 février 1989), à la chute du communisme en 1991. Ces bouleversements majeurs laissent la voie à un nouveau champ d’actions. Une des conséquences est le terrorisme, qui se justifie par le Djihad vu comme une guerre sainte, et qui se réveille en 2001. Le Djihad est utilisé par ceux qui veulent jouer sur l’émotionnel, la passion, en réhabilitant le militantisme, une sorte de romantisme héroïque pour recruter ce que l’on appelle les djihadistes.
En fin de conférence, quelqu’un de l’auditoire demande s’il existe un tel concept dans d’autres religions. Ghaleb Bencheikh évoque alors que la violence dite sacrée dans le bouddhisme est de moins en moins présente ; les arts martiaux quant à eux apprennent la maîtrise de soi, faisant penser au Djihad interne. Une femme prend finalement la parole : Daesh s’inscrit dans les catégorisations faites précédemment par les philosophes. Elle reprend les catégories d’Averroès, et cite notamment l’effort par le cœur, puisque les membres de l’organisation Etat islamique pensent réprouver le mauvais et promouvoir l’honorable, et bien sûr l’effort par l’épée, qui se retrouve par l’armée de Daesh qui effectue ses conquêtes, ses guerres, c’est-à-dire le petit Djihad pour atteindre le grand Djihad… Réflexion tristement vraie de l’utilisation du mot Djihad selon Ghaleb Bencheikh.
Lisa VERRIERE
Dans le même thème : Orient XXI propose des articles sur certains mots, “Mots d”Islam” (Lien : Mots d’Islam, Orient XXI) et notamment le mot Djihad. A lire : Djihad, Orient XXI
(*) Pour assister aux deux prochaines conférences : réservation auprès de amisma@imaarabe.org
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