Les Chebabs de Yarmouk

Les Chebabs de Yarmouk

chebabs-de-yarmoukLe camp de Yarmouk est une partie de Palestine; la Palestine, une partie du camp” déclare un jeune Palestinien du camp de Yarmouk, à Axel Salvatori-Sinz, réalisateur du documentaire « Les Chébabs de Yarmouk » (2013).

Informel de 1948 à 1957, puis véritablement établi en 1957, le camp de Yarmouk est situé à 10 km de Damas, en Syrie, et accueille principalement les réfugiés palestiniens qui ont fui la Nakba (1). En effet, sa création fait écho à celle d’Israël en 1948. Yarmouk devient alors « la capitale de la Palestine d’Outre-Terre » et un lieu de transition entre le Liban et la Jordanie pour les Fedayin (2). Certains héros de la révolution palestinienne y sont ainsi enterrés. L’armée syrienne est d’ailleurs la dernière armée du Moyen-Orient qui a maintenu  l’Armée de Libération de la Palestine comme composante de ses forces militaires. Créée dans les années 1970, elle regroupait tous les réfugiés palestiniens de la région mais fut démantelée au Liban et en Jordanie en raison de l’invasion israélienne au Liban, qui signa la fin du siège de l’Organisation de Libération de la Palestine (3) à Beyrouth. Le racisme qui sévit dans le pays du Cèdre à l’égard des réfugiés palestiniens s’explique d’ailleurs en partie par le sentiment de rancœur habitant les Libanais, qui les tiennent pour coupables des multiples guerres qui ont ensanglanté le pays. En Syrie, la situation est différente, les rues de Yarmouk portent fièrement le nom de résistants palestiniens et des villages dont ils proviennent et les hommages à la Palestine sont nombreux.

Axel Salvatori-Sinz filme en 2009 la troisième génération de réfugiés à Yarmouk, qui n’a donc jamais connu la Palestine. Il cherche à montrer la tension ressentie par ces Chébabs, tiraillés entre l’amour profond qu’ils éprouvent pour le camp, seul foyer qu’ils aient connu, et leur désir de le quitter, de s’aventurer ailleurs, notamment pour étudier et fuir le régime dictatorial de Bachar Al-Assad. Font ainsi l’objet de nombreuses séquences les problématiques de passeport, ou encore l’obtention d’un visa, la volonté d’échapper au service militaire.

Il est important de préciser ici que le statut des réfugiés palestiniens est particulier et ne correspond pas à celui des autres réfugiés entrant dans le champ d’action de la Convention de Genève de 1951. Son article 1(A), tel que modifié par le Protocole de New-York en 1967, enjoint les pays signataires à accorder la protection internationale liée au statut de réfugié, à toute personne qui “craignant avec raison d’être persécutée du fait de sa race, de sa religion, de sa nationalité, de son appartenance à un certain groupe social ou de ses opinions politiques, se trouve hors du pays dont elle a la nationalité et qui ne peut ou, du fait de cette crainte, ne veut se réclamer de la protection de ce pays”. En revanche, il est précisé à la lettre D du même article que cette Convention n’est “pas applicable aux personnes qui bénéficient d’une protection ou d’une assistance de la part d’un organisme ou d’une institution des Nations Unies” autre que le Haut Commissaire aux Réfugiés.

C’est le cas des Palestiniens dont le statut est géré par l’Office de Secours et de Travaux des Nations Unies pour les réfugiés de Palestine dans le Proche-Orient (United Nations Relief and Works Agency for Palestine Refugees in the Near East). Celle-ci a un mandat sur cinq « États » de la région : Gaza et Cisjordanie (Jérusalem Est inclus), Jordanie, Liban et Syrie. En Syrie ou en Jordanie, la situation des Palestiniens est moins difficile qu’au Liban, puisqu’ils ont autant accès à l’emploi que les nationaux. Cependant, n’étant pas nés en Palestine, ils ne possèdent pas le passeport des résidents des Territoires palestiniens (délivré par l’Autorité Palestinienne avec l’accord d’Israël) mais n’ont pas non plus le passeport syrien. Ils détiennent un passeport bleu, spécialement conçu pour eux, qui les désignent en tant que « Palestinian Refugees in Syrian Arab Republic ». Pour obtenir le passeport syrien, ils doivent effectuer leur service militaire et renoncer à retourner un jour en Palestine. Ainsi, très peu acceptent le passeport de l’Etat « d’accueil » syrien car ils ne veulent pas renoncer à ce droit : la Palestine demeurant la Terre de leurs ancêtres qu’ils espèrent rejoindre un jour.

Le camp de Yarmouk, bien qu’habitat non-réglementaire, n’est pas dépourvu des services publics qui assurent la distribution d’eau et d’électricité – ce qui n’exclut pas les problèmes d’insalubrité et d’humidité, que le documentaire n’hésite pas à dénoncer. Les tentes du terrain vague originel se sont transformées en appartements en dur de plusieurs étages, où les différentes générations de Palestiniens cohabitent avec d’autres minorités comme des Irakiens ou des Syriens paupérisés ne pouvant vivre qu’en banlieue de Damas.

L’importance de la famille est d’ailleurs soulignée à de nombreuses reprises, bien que le documentaire cherche essentiellement à montrer le quotidien d’une “bande de potes” d’une vingtaine d’années: Ala’a, Hassan, Samer, Tasneem et Waed. La relation avec leurs parents fait plusieurs fois l’objet de l’attention du réalisateur, notamment lors d’une scène entre Hassan et son père. Axel Salvatori-Sinz les interroge sur la résistance palestinienne, les générations précédant la leur à Yarmouk et ailleurs, ainsi que leurs projets. La vision des jeunes protagonistes est bien plus orientée vers l’extérieur, parfois vers l’Occident ou l’Amérique latine, quand celles de leurs parents et grands-parents gardent principalement le retour en Palestine dans le viseur. Il s’agit ici de nuancer un peu les propos sur le droit au retour et le refus des réfugiés palestiniens d’accepter un autre passeport. En effet, cette troisième génération d’exilés doute, voire ne croit plus à un « retour » en Palestine – qui en réalité serait un aller pour eux puisqu’ils n’ont jamais pu s’y rendre, à cause, paradoxalement, de leur passeport de réfugiés palestiniens en Syrie.

Pourtant, ils s’accrochent à ce rêve de Palestine, en cherchant à échapper au service militaire, en aimant profondément ce camp qui représente une partie de ce pays inconnu et pourtant si désiré. Cependant, ce camp n’offre que peu de perspectives de travail dans un régime dictatorial et ses habitants cherchent donc à le fuir, à l’image des oiseaux du camp, qui ne cessent de s’échapper et de revenir finalement au « bercail ». Ala’a prépare son départ au Chili où il veut faire une école de cinéma tandis que Samer, Tasleem et Wahed s’impliquent dans des projets de théâtre au sein du camp. Le futur mari de cette dernière, Hassan, lui, décide d’accepter de faire son service militaire afin de pouvoir se marier, avoir un travail et un passeport. L’importance des projets artistiques est mise en avant à travers les nombreuses scènes où Samer, par exemple, cherche à monter des pièces de théâtre, qu’il envisage même dans un cadre militaire. Ces moments plus légers sont accompagnés de scènes plus difficiles comme celle sur l’avortement, et le film est rythmé par les poèmes écrits par les protagonistes sur leurs rêves et désirs, qu’ils lisent face caméra.

Durant ces récits, les fenêtres sont généralement présentes en arrière-plan mais elles font aussi l’objet de séquences particulières, comme pour rappeler le désir de l’extérieur dans un environnement de huis-clos permanent. Il n’y a d’ailleurs aucune scène à l’extérieur du camp, la plupart ont lieu à l’intérieur des appartements, ou sur le toit (à la demande du réalisateur). Cela s’explique aussi par l’interdiction de filmer et par la peur de la délation de la part des voisins, très fréquente en Syrie. En effet, elle a d’ailleurs empêché le réalisateur de conduire des interviews sincères, car sans cesse accompagné d’un moukhabarat (agent des services secrets) lorsqu’il se rendait dans les autres camps de réfugiés syriens, ce qui liait évidemment les langues des interviewés. Yarmouk est le seul camp ouvert qui ne nécessite pas d’autorisation de la part du gouvernement.

En conclusion, il est possible de dire que la tension, fil conducteur du film sur ce camp « qu’on aime et qu’on déteste », a aujourd’hui disparu car la guerre a poussé les protagonistes et de nombreux autres Syriens à s’enfuir. En effet, le documentaire était centré sur le dilemme à Yarmouk pour les jeunes, tiraillés entre l’envie de quitter le camp pour voir le monde et leur désir d’y rester car Yarmouk demeure leur foyer, l’endroit où ils sont nés et représente “un bout” de la Terre de leurs ancêtres. Aujourd’hui, la préoccupation essentielle des habitants de Yarmouk a changé, il s’agit à présent de survivre. En effet,  les blocus, et en particulier le siège dont le camp a fait l’objet en mars 2014, ainsi que les bombardements incessants du régime, empêchent quiconque d’y demeurer et poussent les civils, victimes de cette cinquième année de conflit, à la fuite. Ainsi, Ala’a est resté au Chili après son école de cinéma, s’y est marié et est papa. Tasleem est en Sicile, a rejoint son copain après avoir participé pendant deux ans à la révolution syrienne. En effet, son passeport allemand lui aurait permis de fuir, mais elle a choisi de d’abord participer à la résistance avant de s’enfuir en 2013. Samer est aujourd’hui réfugié en France tandis que Wahed est au Liban. Elle s’y est enfuie lorsque Hassan, son mari, a été arrêté à un check-point en Syrie parce qu’il était recherché pour ses activités dans le camp, dont la réalisation de films. Mort torturé par le régime, il fait partie des nombreux résistants ayant fait l’objet d’arrestations arbitraires et ayant subi ces méthodes d’interrogatoires. Il reste moins de 20 000 habitants à Yarmouk contre environ 500 000 avant le début de la révolution syrienne. La plupart des séquences du film sont aujourd’hui considérées comme des images d’archives, une grande partie du camp ayant été détruite pendant la guerre syrienne.

Leïla Rharade.

  1. La Nakba, qui signifie en arabe “ catastrophe”, fait référence à l’exode palestinien déclenché par la guerre israélo-arabe de 1948.
  2. Combattant palestinien menant la lutte armée pour recouvrer sa patrie
  3. L’Organisation de Libération de la Palestine est une organisation palestinienne créée le 28 mai 1964 à Jérusalem par Ahmed Choukairy. Elle a pour objectif principal la reconnaissance d’un Etat palestinien dans les frontières de 1967. Jusqu’aux accords d’Oslo (1993), l’OLP représentait les intérêts palestiniens lors des négociations de paix avec Israël.

 

Pour plus d’informations, se rendre sur le site officiel du film.

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