Le Liban sous influence syrienne (1943-2005)

Le Liban sous influence syrienne (1943-2005)

Au début du XIXe siècle, le monde arabe qui, depuis la campagne d’Égypte de Napoléon (1798-1801), se retrouve peu à peu dominé, s’interroge sur les causes de cette défaite tant militaire qu’intellectuelle. Cette réflexion donne à la fois naissance à un mouvement conservateur (à l’origine du wahhabisme), et un mouvement plus libéral. De nombreux problèmes théologiques et politiques sont posés, proches parfois des préoccupations des Lumières, comme la question de la source de la légitimité du pouvoir. C’est à ce moment que commence à se développer l’idée d’un pouvoir regroupant sous sa coupe une communauté arabe unie par la langue et la culture. Sous la plume des intellectuels de Syrie et du Liban apparaît alors l’expression nahda (d’après ce mot signifiant littéralement « le pouvoir et la force »), désignant, à la fois, la conscience d’appartenir à un groupe que l’on pourrait qualifier de national, et cette renaissance culturelle. Ce mouvement a pour principale conséquence de faire souffler un vent libéral sur le monde arabe, dont les réformes administratives et politiques de la période du tanzîmât (1838-1878) qui modernisent l’Empire ottoman (lequel dirige alors une partie importante du Moyen-Orient et de l’Afrique du Nord) en sont l’illustration.

PSNS
Carte des régions revendiquées par le Parti Social Nationaliste Syrien et drapeau du parti (Wikipédia)

La fin de la Première Guerre mondiale qui se solde par le démantèlement de l’Empire ottoman et une importante présence coloniale dans le monde arabe réveille les volontés d’établissement d’un État arabe unitaire, moment qu’on qualifie ainsi parfois de « seconde nahda ». Ce mouvement qui est donc le début du nationalisme arabe est particulièrement marqué en Syrie et au Liban du fait de l’engagement de leurs intellectuels. Ces deux pays présentent également une alternative au nationalisme arabe, le pansyrianisme, qui milite pour la réunion sous égide syrienne, du Liban, de l’Irak, du Koweït, de la Palestine mandataire (territoire qui recouvre actuellement Israël, la Palestine et la Jordanie), et quelques autres territoires. C’est ainsi qu’en 1932, le Libanais Antoun Saadé fonde un parti ayant comme objectif de réaliser cette “Grande Syrie”, le Parti social nationaliste syrien (PSNS), principalement implanté au Liban et en Syrie. Ce parti présente la singularité, pour le Liban, d’être non-confessionnel. En effet, du fait de l’héritage de l’administration ottomane, le système politique libanais rend les communautés religieuses incontournables. Les partis politiques libanais s’adressent donc à une religion donnée, car c’est le moyen le plus efficace pour un parti d’accéder au pouvoir, alors même – comme le rappelle Georges Corm – que les communautés religieuses libanaises sont politiquement très hétérogènes.

L’occupation française

Bien consciente de ce sentiment puissant (mais qui est alors probablement minoritaire), la France, « chargée » du mandat de la Syrie et du Liban, maintient les deux entités en relation étroite, instaurant ainsi une union douanière et monétaire entre elles. Toutefois, certains Libanais considèrent que la France, en établissant deux administrations différentes pour la Syrie et le Liban, a arbitrairement séparé deux entités qui avaient vocation à fusionner. C’est notamment ce que pensent la majorité des Libanais nationalistes arabes, pansyriens, ou ‘anti-impérialistes’ (ces catégories se recoupant partiellement). Cette vision ne fait que redoubler les volontés d’une union entre la Syrie et le Liban. Toutefois, dans le cadre de la domination française, cet horizon demeure lointain.

La situation change toutefois à la suite de la Seconde Guerre mondiale. En effet, suite à l’armistice signé par la France, la Syrie et le Liban passent sous le contrôle du régime de Vichy, avant que la zone ne soit conquise par les Alliés en 1941. La Syrie et le Liban obtiennent alors une indépendance partielle, la France libre maintenant quelque temps un contrôle direct sur les deux pays. Cette indépendance marque une occasion unique de rapprochement, mais les élites libanaises en décident autrement, et préfèrent assurer la viabilité de l’État libanais via la conclusion du Pacte national de 1943. Par celui-ci, les élites chrétiennes acceptent de ne plus favoriser l’impérialisme européen au Liban (l’implantation de la France dans la région ayant été, par exemple, permise par la protection française que les chrétiens maronites ont acceptée depuis Napoléon III). Les élites musulmanes, quant à elles, renoncent à demander le rattachement du Liban à un autre pays arabe, que ce soit la Syrie ou un État arabe unitaire. C’est également à ce moment que la confessionnalisation de la politique libanaise est institutionnalisée, le président ne pouvant dès lors qu’être un chrétien maronite, le premier ministre un musulman sunnite, et le président de l’Assemblée un musulman chiite.

Le divorce est consommé avec la Syrie lorsque le Liban qui, du fait de son histoire marchande, s’engage dans la voie du libre-échangisme, rompt l’union douanière et monétaire avec son voisin protectionniste.

Les échecs du pansyrianisme

Afin de contrecarrer cette dynamique qui éloigne le Liban de la Syrie, Antoun Saadé lance son PSNS dans un coup d’Etat contre le gouvernement libanais en 1949 qui échoue. Alors en fuite en Syrie, il est condamné à mort par contumace. Mais le président syrien Zaïm, après l’avoir accueilli, le livre aux autorités libanaises. Antoun Saadé est ainsi exécuté en juillet 1949.

Commence alors une période de recul pour les idées pansyriennes, d’autant que l’arrivée au pouvoir par un coup d’Etat du président syrien Zaïm a inauguré un cycle d’une vingtaine d’années de courtes dictatures instables (Zaïm est lui-même tué en août 1949 par des hommes souhaitant venger Saadé). La perspective d’une union avec la Syrie semble donc, du point de vue Libanais, moins attrayante.

La situation ne s’inverse qu’en 1958, avec l’élection par l’Assemblée (l’élection présidentielle se fait au suffrage indirect au Liban) de Camille Chamoun au poste de président. En effet, celui-ci est ouvertement pro-occidental : il refuse notamment de rompre les relations avec la France et le Royaume-Uni qui viennent d’envahir l’Égypte dans le cadre de la crise de Suez. Cette situation provoque une courte guerre civile de basse intensité entre juillet et octobre 1958. Mais plus important pour la question des relations syrio-libiennes, l’attitude de Camille Chamoun est vue comme une remise en cause du Pacte national de 1943.

Dès lors, les musulmans libanais se sentent libres de partager les thèses du panarabisme – alors très puissant du fait de l’attitude de Nasser, au pouvoir en Egypte depuis 1956 – et du pansyrianisme. Leurs regards se portent ainsi sur la République arabe unie, créée en 1958 de l’union de l’Égypte et de la Syrie.

Toutefois, ces idées connaissent un nouveau reflux à l’issue de la crise libanaise de 1958. En effet, le général Fouad Chehab, réputé dans toutes les communautés pour son impartialité, accède à la présidence. Son mandat est marqué par des réformes importantes ayant pour objectif de doter le Liban d’une administration moderne. Pour cette raison le PSNS tente un nouveau coup d’État en 1961, conscient qu’un État fort signifie l’éloignement du rêve d’union avec la Syrie, mais cette tentative échoue.

Le rapprochement avec la Syrie apparaît donc comme improbable pendant une dizaine d’années, mais la situation évolue en  1970. C’est en effet l’année où Hafez al-Assad – père de Bachar al-Assad – parvient au pouvoir grâce à un putsch, mettant fin à une instabilité de deux décennies. Le régime autoritaire mais efficace qu’il met en place permet à la Syrie de s’assurer une stature suffisante pour s’autoproclamer porte-parole de l’unité arabe. Mais cela lui permet surtout de renforcer l’influence syrienne sur le jeu politique libanais, et d’être suffisamment puissante pour jouer un rôle majeur dans la guerre civile qui éclate au Liban en 1975.

La guerre civile libanaise

La guerre civile libanaise (1975-1990) est un événement particulièrement complexe : de nombreux pays s’y affrontent de manière interposée en menant chacun sa guerre, et souvent en manipulant une des nombreuses milices libanaises opérant sur le terrain. La guerre du Liban est ainsi, à la fois, une guerre civile, un épisode de la guerre froide, du conflit israélo-palestinien, de la lutte pour l’hégémonie régionale qui oppose l’Iran, l’Irak et la Syrie… Symbole de cette imbrication de conflits régionaux dans la guerre civile, celle-ci est déclenchée par des accrochages entre milices palestinienne et chrétienne. Cette guerre comporte donc son lot de retournements d’alliances et d’amitiés improbables, notamment lorsque l’un des belligérants prend le dessus, poussant les autres à s’allier contre lui.

Assez rapidement, la Syrie cherche à intervenir dans la guerre voisine, notamment pour éviter une domination israélienne sur le Liban, mais aussi pour favoriser le projet de grande Syrie, désormais porté par Hafez al-Assad. Ce dernier propose donc immédiatement sa médiation, et intervient finalement militairement dès 1976, après que les hommes politiques libanais ont « accepté » cette ingérence. Kamal Joumblatt, un député de la minorité druze qui s’y était violemment opposé est assassiné un an après, vraisemblablement sur ordre de Damas.

La Syrie occupe rapidement la moitié Est du Liban, et entre dans Beyrouth en novembre 1976. Elle est alors soutenue internationalement, notamment par les États-Unis, qui voient dans le règlement de la crise par Damas un facteur de stabilité. Les combats cessent d’ailleurs à ce moment, et un président pro-syrien (du moins au départ), Elias Sarki, est élu par l’Assemblée grâce à la corruption et aux menaces

Les chrétiens maronites se déchirent alors sur l’attitude à adopter face à l’occupation syrienne. La milice des Forces libanaises dirigée par Bachir Gemayel, souhaite lutter contre elle, et s’attaque aux autres milices chrétiennes, moins opposées à la présence des forces syriennes. Après de violents combats, les Forces libanaises parviennent à absorber la plupart des milices chrétiennes, et peuvent ainsi reprendre, en 1980, le combat contre l’armée occupante.

La Syrie n’est toutefois véritablement inquiétée qu’en 1982, lorsque Israël envahit à son tour le Liban, forçant l’armée syrienne à se replier. Elle est ainsi supplantée par Israël en tant que principal acteur étranger de la guerre. Cette situation ne dure toutefois que jusqu’en 1985, lorsque les forces israéliennes sont à leur tour obligées de se retirer.

Hafez el-Assad cherche alors à stabiliser la situation sous sa coupe, et fait signer à Damas, fin 1985, l’accord tripartite entre les trois principales milices libanaises : la milice maronite des Forces libanaises, la milice chiite Amal, et l’Armée de Libération populaire druze. Cet accord est censé consacrer l’influence syrienne sur le Liban, mais les combats persistent et il n’est pas appliqué.

La présence syrienne est une dernière fois remise en cause en 1989 par le général Aoun, nouveau président, qui lance une « guerre de libération » contre les troupes syriennes, sans succès, du fait du peu d’appui dont il dispose.

Les accords de Taëf : le Liban sous « protectorat déguisé » (Georges Corm)

En octobre 1989, alors que la Syrie domine à nouveau le pays, l’Assemblée libanaise se rend à Taëf, en Arabie saoudite, pour négocier un accord devant mettre fin au conflit, sous le parrainage du pays hôte, du Maroc et de l’Algérie. Les députés rédigent ainsi un texte, signé le 22 octobre 1989, qui prévoit d’importantes réformes politiques, mais qui est surtout une victoire éclatante pour la Syrie. Il réaffirme en effet la proximité du Liban avec la Syrie, et « reconnaît » l’aide apportée par les troupes syriennes. Le texte ne prévoit ainsi aucunement le retrait des soldats syriens, et se contente de stipuler que ceux-ci devront se replier vers la moitié Est du Liban, une fois qu’un gouvernement d’union national sera formé au Liban, et après un accord avec le gouvernement syrien… L’occupation et l’influence syrienne s’en retrouvent institutionnalisées.

Symbole de l’hégémonie syrienne sur le Liban, le nouveau président est élu le 5 novembre 1989 dans une base de l’armée libanaise, située dans la zone d’occupation syrienne. Logiquement, l’Assemblée élit le pro-syrien René Moawad. Il est assassiné dix-sept jours plus tard. La Syrie est paradoxalement accusée par certains (dont sa veuve) d’être responsable, car Moawad, bien que pro-syrien, refusait d’être un homme de paille. Il est remplacé par un autre pro-syrien, Elias Hraoui.

Les accords de Taëf ne permettent toutefois pas directement de mettre fin au conflit, et les violences perdurent jusqu’au 13 octobre 1990. S’ouvre ainsi une période particulière pour le Liban, en paix mais totalement inféodé à la Syrie. En effet, Georges Corm affirme que le pouvoir du président repose alors « exclusivement sur son allégeance à la Syrie », et parle d’une « omniprésence » de celle-ci dans les affaires intérieures libanaises.

Cette période peut être symbolisée par le « traité de fraternité » signé entre le Liban et la Syrie en 1991, et à propos duquel Daab Bou Malhab Attalah, alors professeur à l’université libanaise, se demande : « L’objectif final de ce processus est-il l’unité des deux pays par intégration ou simplement la satellisation ? ».

La remise en cause de la présence syrienne

Il faut attendre 2000 pour qu’un homme politique de premier plan, Walid Joumblatt, leader du parti socialiste progressiste druze, s’oppose ouvertement à l’occupation syrienne. Ce retournement est motivé par des préoccupations électoralistes car une bonne part de la population libanaise, et notamment les chrétiens, manifeste une aversion de plus en plus grande envers la présence des troupes de Damas. Devant la multiplication des manifestations de chrétiens contre les troupes stationnées dans le pays, le Hezbollah, allié historique de la Syrie, mobilise ses partisans qui lui expriment son soutien. Les tensions montent alors, mais finissent par s’apaiser avec le début, en 2003, de la guerre en Irak, à laquelle tout le monde s’oppose et qui occupe les esprits.

En 2004, le Liban est de nouveau déstabilisé, cette fois-ci à cause de la France. En effet, Jacques Chirac, qui est proche de Rafic Hariri alors premier ministre libanais, cherche, entre autre, à aider son ami. Il fait ainsi voter par le Conseil de sécurité de l’ONU la résolution 1559 qui demande la non-prolongation du mandat du président Émile Lahoud auquel Rafic Hariri est opposé, mais aussi et surtout le retrait des troupes syriennes du Liban.

La Syrie fait toutefois réélire Émile Lahoud, mais le personnel politique libanais se divise dès lors en pro-syriens et anti-syriens. Incapable d’établir un nouveau gouvernement rassemblant les deux tendances, Rafic Hariri est contraint de démissionner, le 20 octobre 2004.

Le 14 février 2005, il est assassiné dans une puissante explosion qui fait dix-neuf autres victimes. Dès lors, la rancœur contenue des Libanais contre la présence syrienne explose, donnant lieu à des manifestations regroupant des centaines de milliers de personnes. Des contre-manifestations massives sont organisées par le Hezbollah. Mais le 14 mars, une manifestation en hommage à Rafic Hariri pour célébrer le trentième jour de son assassinat rassemble toutes les communautés religieuses, et au moins cinq cent mille personnes – soit plus d’un dixième de la population totale. Elle devient dès lors le symbole d’une unité nationale retrouvée.

Ces manifestations, appelées « révolution du cèdre », ainsi que l’activisme de l’ONU, pousse la Syrie à retirer ses troupes, qui quittent finalement le pays 27 avril. Le Liban est toutefois secoué par de nombreux attentats, visant notamment des personnalités ouvertement anti-syriennes.

Un coup décisif est porté à l’influence syrienne lors des élections qui ont lieu à la mi-mai 2005 : les hommes politiques pro-syriens sont décrédibilisés et encaissent une déroute. Damas, bien que gardant une influence importante sur le pays, ne contrôle plus l’Assemblée.

La Syrie ne peut dès lors plus agir à sa guise au Liban, après près de vingt ans d’occupation. Illustration de cette impuissance, elle n’a pas pu empêcher l’intervention israélienne en 2006, et a dû se borner à mettre son armée en alerte. Après la révolution du cèdre qui la chasse du Liban, la Syrie ne semble plus conserver de véritable influence politique au Liban, et doit se contenter d’exercer une capacité de nuisance, à travers les nombreux attentats qui lui sont attribués. Depuis le début de la guerre civile en Syrie en 2011, c’est même paradoxalement le Hezbollah libanais qui a été l’un des défenseurs les plus efficaces du régime syrien

Arthur Bennet

Bibliographie :

  • Le  Liban contemporain, Georges Corm, La découverte, 2005
  • La déchirure libanaise, Nadine Picaudou, Editions complexe, 1992
  • Dictionnaire du moyen-orient, Antoine Sfeir (dir), Bayard éditions, 2011
  • « Nahda, la renaissance arabe », Anne-Laure Dupont, Manière de voir, août-septembre 2009
  • « La guerre civile au Liban », Elizabeth Picard, Violence de masse et Résistance – Réseau de recherche, 2012 : http://www.sciencespo.fr/mass-violence-war-massacre-resistance/fr/document/la-guerre-civile-au-liban
  • « La guerre civile libanaise », Les clés du moyen-orient : http://www.lesclesdumoyenorient.com/Guerre-civile-libanaise.html
  • « Le traité libano-syrien : acte de coopération ou d’intégration ? », Daad Bou Malhab Atallah, Cahiers de la méditerranée n°44, 1992

 

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