Les médias en Russie et la réalité alternative

Les médias en Russie et la réalité alternative

Syrie, Ukraine, vol de la Malaysia Airlines, voici quelques exemples de batailles de réalité entre les médias russes et les médias dits occidentaux. Dès lors que la Fédération de Russie est impliquée dans un événement international, il semble que le corps médiatique russe vive dans un monde différent du reste du monde. Pourtant, les journalistes russes font le même métier que les autres, ont accès aux mêmes informations et sont supposés avoir la même déontologie. S’il paraît facile de voir dans leurs affirmations le relai du discours officiel de Moscou, si nous avons le droit de questionner leur intégrité, il n’est pas possible d’affirmer ou d’infirmer un tel lien sans preuves.

Nous faisons donc le choix ici de parler d’une « réalité alternative », d’essayer de comprendre un paradoxe avec un paradoxe. La réalité est par définition basée sur des faits, « ce qui est réel, ce qui existe en fait, par opposition à ce qui est imaginé, rêvé, fictif » d’après le dictionnaire Larousse. Il ne peut y avoir qu’une réalité, une information, et le rôle du journaliste est de collecter et de diffuser l’information aux citoyens de sorte qu’il soit en mesure de faire des choix informés, dans sa vie de tous les jours, et en particulier lors des évènements qui règlent la vie démocratique. Son rôle est de combler l’asymétrie d’information. La coexistence de plusieurs réalités concurrentes est en fait un choix, de la part des différents émetteurs de réalité, d’un ensemble de faits les orientant.

Partant du principe de bienveillance, qui nous pousse à considérer que tous les médias en jeu respectent la déontologie quant à la vérification de l’information qu’ils diffusent, la réalité alternative des médias russes est en fait une orientation différente, et donc est partielle.

Nous allons donc nous demander ce que ces réalités impliquent en terme de légitimité de cet angle, de ce que cela implique dans un pays qui se revendique comme une démocratie. Cette réflexion nous permettra par ailleurs de voir en quoi la rhétorique des médias russes à l’encontre des autres pourrait se justifier.

I. Quelle frontière entre ligne éditoriale et manipulation médiatique ?

Une des voies de ces réalités alternatives, en France et dans le monde, est le blog d’information Sputnik. Lié à un grand groupe de médias russe, ce site, qui revendique son indépendance, a une ligne éditoriale qui se veut différente de celle des médias « mainstream » et est le plus souvent en accord avec le discours officiel russe.

Pour illustrer ce que cela signifie concrètement, prenons le dossier que le site met à disposition sur le conflit en Syrie. Parmi les articles du dossier, nombreux sont ceux qui sont à charge contre les groupes civils armés ou les ennemis du régime de Bachar El-Assad au sein de la coalition. Ils accusent même par moment certains de collusion avec Daesh. En revanche, aucun ne traite des exactions du régime, des violations de la convention de Genève ou des victoires de la coalition ou des mouvements civils contre Daesh. Si chaque média a le droit de défendre sa propre ligne éditoriale, l’enjeu ici est la méthode plus que le fond : Sputnik ne se revendique pas comme militant, n’établit pas ouvertement de liens ou de filiation à un parti ou à une allégeance. En clair, la ligne officielle de ce média, comme tous les médias russes, est l’indépendance et la défense de la vérité. S’il s’agit bien de la défense d’un régime de vérité, partielle, ne pas l’établir clairement est un acte politique. Si l’on n’a accès qu’à ce régime de vérité, on est exposé à une vision du monde, à une réalité, composée de faits, qu’il ne s’agit pas ici de discuter, mais qui ne sont pas tous les faits. L’asymétrie d’information subsiste et se renforce même dans le caractère subjectif du choix des dites informations.

C’est donc là que se pose la question de l’accès. Un des arguments qui peut être opposé à la réflexion que nous avons ci-dessus est qu’il existe d’autres blogs tout aussi orientés, qui ne disent pas explicitement qu’ils le sont. En somme, en démocratie, la pluralité des médias est censée compenser leur plus ou moins forte partialité. Ce qui fait la force de ces lignes éditoriales non-déclarées en Russie c’est leur nombre, leur omniprésence dans la presse traditionnelle et télévisuelle, et leur force linguistique : l’écrasante majorité des médias russophones défend ce que nous appelons une réalité alternative.

II. Pourquoi les médias « pro-russes » disent que nous sommes manipulés ?

L’argumentation selon laquelle les médias russes présentent leur version de la réalité est formulée de la même manière par ces médias à l’encontre des médias « occidentaux ».

Force est de constater que la plupart des charges portées par Sputnik sur la Syrie par exemple, n’ont pas été relayées par des médias internationaux tels que CNN, BBC ou Al Jazeera. Tous les médias ont une ligne éditoriale, et tous les médias dits « occidentaux » revendiquent la même chose que les médias dits « pro-russes » : objectivité, éthique, neutralité.

En somme, si on fait l’hypothèse de la bonne foi de tous les médias, qu’ils ne mentent pas, et que les choses fausses qu’ils peuvent éventuellement véhiculer sont des erreurs honnêtes, les deux réalités alternatives qui se sont opposées lors des événements décrits en introduction sont tout aussi légitimes.


L’exemple de la réalité alternative des médias russes mène vers une réflexion plus large sur le régime de vérité des médias internationaux : l’asymétrie d’information ne semble pas pouvoir être parfaitement effacée par qui que ce soit, elle est teintée de façon plus ou moins consciente de prénotions, de ressentis des journalistes et de choix éditoriaux qui peuvent être politiques.

Si on veut comprendre pourquoi la réalité alternative décrite par les médias pro-russes s’oppose drastiquement à celle décrite par les médias du monde entier, on ne peut pas le faire avec bienveillance. Il va falloir mettre en cause leur indépendance, leur déontologie et le caractère démocratique de la Russie. Mais le faire en toute bonne foi suppose trois axiomes majeurs :

  • avoir accès à des preuves suffisantes pour accuser les médias pro-russes d’une volonté manipulatrice
  • remettre en question la réalité en laquelle on croit, qui est elle aussi nécessairement partielle
  • se défaire ouvertement de sa neutralité, ce que Classe Internationale ne fera pas.

Rémy Gendraud

 

Bibliographie : 

https://fr.sputniknews.com/trend/situation_en_syrie_2014/

http://www.huffpostmaghreb.com/rajaa-kantaoui/les-medias-sontils-manipu_b_6676870.html

https://www.monde-diplomatique.fr/1999/08/KAPUSCINSKI/3193

http://www.larousse.fr/dictionnaires/francais/réalité/66836

ClasseInternationale

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