Le système des médias en Europe post-communiste : Étude comparée des systèmes médiatiques russe, ukrainien, géorgien, arménien et azerbaïdjanais
crédit photo couverture: Patrick JANICEK/DR
Cet article de recherche compare l’évolution des pratiques médiatiques dans cinq pays anciennement communistes: Russie, Ukraine, Arménie, Géorgie, Azerbaïdjan. Au delà de la comparaison spatiale, la recherche implique une comparaison temporelle de deux périodes précises: les élections tenues à la fin des années 1990 ainsi que les élections de 2017 et 2018 dans les mêmes pays. Il s’agit d’identifier les pratiques médiatiques propres au post communisme, tiraillé entre valeurs occidentales de référence et héritages du communisme.
À partir du milieu des années 1980 l’Europe de l’Est fait face à d’importants changements politiques. Le régime communiste est à bout de souffle, les tentatives d’ouverture politique et économique entamées par Gorbatchev s’avèrent être destructrices pour l’Union. Les régimes communistes tombent les uns après les autres. Le mouvement naît d’abord dans les pays satellites pour aboutir quelques années plus tard à la dislocation de l’URSS. Un courant académique est né, la transitologie, étudiant les changements de régimes intervenus notamment dans l’est de l’Europe. Marquées par une forte dimension téléologique, les études portant sur la démocratisation de ces pays n’ont pas manqué, essayant chacune d’imaginer l’avenir politique à l’image de ce que l’on connaissait en Occident. La fin de l’Histoire est annoncée, le chemin de démocratisation amorcé. On croyait naïvement à l’aboutissement vers des régimes harmonieux, à partir d’un plan visant à l’alignement sur l’Europe occidentale. Parmi les valeurs démocratiques prônées par l’Occident, et auxquelles aspirent ces pays : la liberté médiatique. Parallèlement, d’autres auteurs, plus réalistes, laissent présager un autoritarisme post-communiste où la « lutte pour la démocratie » sera remplacée par « un combat contre le centre fédéral ».
Il convient de souligner en effet que ces pays et leur culture ont été marqués par une intense propagande de soixante-dix ans, caractérisée par des lois autoritaires imposées, encadrant et contrôlant toute source et tout contenu d’information. Alors dès la chute des régimes, les nouvelles Constitutions adoptent des terminologies occidentales : « liberté de la presse », « moyens d’information de masse », « accès libre à l’information ». Ces textes interdisent la loi de monopole des médias, garantissent un pluralisme d’information et la liberté d’expression. Mais l’adoption de telles mesures ne signifie pas encore une application correcte. Un modèle médiatique se crée, tiraillé entre un héritage soviétique toujours prégnant et une adaptation forcée aux valeurs occidentales.
De manière générale, McQuail définit le système des médias comme la configuration des médias de masse dans une société donnée, en prenant en compte ses différentes échelles et sa centralisation, son degré de politisation, les sources de son financement et la manière dont ce système est encadré et régulé. Plusieurs études ont donc tenté de catégoriser les différents systèmes existants, en fonctions de ces variables. En assemblant ces travaux et en les comparant, trois modèles de médias font consensus : un modèle commercial dont l’archétype correspondrait aux États-Unis, un modèle démocratique pluraliste dont l’exemple serait l’Europe occidentale, et un modèle autoritaire tel qu’exercé par exemple dans certains pays arabes. À partir de là, un quatrième modèle émerge faisant référence au système des médias soviétiques, disposant de ses propres caractéristiques, différent de l’autoritarisme.
Compte tenu de cette définition relativement large et de différents modèles proposés, l’on peut avancer l’hypothèse que le système des médias post-soviétique tire ses caractéristiques propres de l’ancien modèle soviétique. Mais il convient de souligner que les vagues de réformes introduites dès les années 1980, puis les nouvelles Constitutions des pays libres après la chute de l’empire ont également forgé ce système. Ainsi, celui-ci emprunte des caractéristiques à ses deux sphères d’influence (son passé historique et son présent géopolitique).En outre, les études comparatives portant sur les médias sont rares. Ces études incluent la plupart du temps une comparaison du niveau de liberté avec un modèle type qui serait celui des États-Unis ou plus largement celui que l’on connaît en Occident. Mais un tel ethnocentrisme conduit à exclure les caractéristiques propres que s’est forgées ce système, malgré lui, depuis une trentaine d’années. L’étude d’un système médiatique suppose des analyses plus profondes, lesquelles prendraient en considération les dimensions culturelles et structurelles propres à une société donnée. De nombreux facteurs, cognitifs ou conceptuels, politiques ou économiques façonnent la perception des médias et le rôle qui leur est attribué. Ainsi, se pose la question de savoir si l’on peut identifier un paysage médiatique propre à la période post-communiste : la libéralisation des médias par le haut a-t-elle abouti ? Quelles sont les caractéristiques propres aux médias forgées depuis trois décennies ? En d’autres termes, ce modèle correspond-il plus aux standards des médias occidentaux ou apparaît-il plus comme un modèle actualisé des médias soviétiques ? Lors de la fin du règne soviétique, les efforts d’ouverture et d’assimilation à l’Ouest dans le domaine des médias sont prégnants . Mais ces efforts s’avèrent être de façade et finissent par être rattrapés par l’ADN socio-politique propre à l’Est.
Les nombreuses tentatives d’assimilation à l’Ouest
- Le paysage médiatique communiste : un rapide aperçu des pratiques médiatiques et de leur réception
Pour commencer, il est nécessaire de ne pas parler du système de médias soviétiques comme un tout homogène dans le temps. De ce point de vue, la période stalinienne ne ressemble en rien à celle sous Khrouchtchev, laquelle n’a rien à voir avec la relative libéralisation amorcée par Gorbatchev. Néanmoins, Siebert souligne quelques caractéristiques propres à ce système, lesquelles lui ont valu une catégorisation à part entière. L’indifférenciation est assumée et voulue entre les structures étatiques et médiatiques. Ces deux sont consubstantielles. Les médias font partie d’un univers parti-État promouvant exclusivement sa ligne idéologique. Les journalistes sont aussi des travailleurs et donc porte-paroles de la classe ouvrière, dont ils servent les intérêts.
Des mécanismes de censure sont certes présents, mais l’auto-censure et l’encadrement étroit les rendent partiellement dérisoires. L’information produite (d’abord par la presse, puis par la télévision) correspond à une version soviétique de la réalité. Elle est sélectionnée et modifiée au préalable, et instrumentalisée, servant ainsi les intérêts de la propagande.
Compte tenu de ces conditions, le système décrit se rapproche à la conception instrumentale des médias, théorisée par Shannon et Weaver. L’émetteur, en l’occurrence le parti-État, envoie un message à un récepteur, l’audience soviétique. Le récepteur est minoré. Considéré comme passif, son rôle est moindre. Ce schéma unidirectionnel interprète l’information comme un outil, allant jusqu’à l’idée d’une manipulation, une instrumentalisation du public auquel l’émetteur impose sa propre vision. Il est vrai que l’audience soviétique recevait peu d’information brute, non filtrée par le parti, notamment dans un monde sans internet. Cette interprétation conduit à considérer l’audience soviétique comme simple réceptrice, en minimisant sa capacité à saisir les réalités du monde qui l’entoure et son aptitude à développer un sens critique du message reçu. Or, il faut se garder toute interprétation allant dans ce sens. L’audience soviétique a bien au contraire développé une habileté à découvrir les vraies informations via les actualités présentées. L’audience a réussi à comprendre et analyser les changements dans les politiques de la manière dont elles étaient annoncées par les médias. Les études récentes (Sarah Oates) montrent que la population était consciente des biais et la majorité ne croyait pas aux informations officielles émises. Le but ultime attribué à l’information n’était pas de décrire mais de « diriger », d’encadrer la société vers le chemin de la révolution. Ce faisant, les informations diffusées par les médias, selon Sarah Oates, flattaient l’égo révolutionnaire et la fierté du peuple, conduisant à une acceptation tacite de réduction et de contrôle du contenu médiatique. Dans la continuité de propagande intense ayant accompagné toute la durée de vie de l’Union soviétique, la presse et la télévision ont un rôle stabilisateur et inspirationniste, qui ne peuvent remettre en cause l’unité du peuple ou remettre en question ses dirigeants. Par conséquent, le devoir du journaliste, lui-même appartenant au parti unique, était clair. La tentative d’utiliser son rôle de journaliste pour avoir un impact politique a toujours fini par la violence ou par la révocation. La démarcation de cette ligne sous l’Union soviétique était donc très claire, même si les limites ont changé dans le temps.
Cette configuration ayant duré des décennies, a conditionné les esprits de manière durable. Elle a forgé des pratiques journalistiques qui ont survécu à la chute de l’Union, et explique en partie, l’éloignement du public et le relatif manque d’intérêt que porte l’opinion à l’égard de la liberté médiatique. D’ailleurs, la plupart des personnes interrogées par S.Oates, tout en étant conscientes de l’hyper présence étatique qui empêche l’accès à une information impartiale, se souviennent de cette période avec nostalgie, puisqu’elle est assimilée à l’insouciance du peuple.
- Les réformes introduites : les efforts d’ouverture et d’adaptations normatives
La transformation du système médiatique fait partie d’un changement plus global du système social. Les années qu’ont suivi la chute de l’Union Soviétique dans les pays de l’Est, ont été marquées par une période de libéralisation et d’efforts de construction démocratique.
La perestroïka de Mikhaïl Gorbatchev avait déjà relâché l’emprise du pouvoir communiste, en permettant un certain degré de liberté d’expression, de réunion et de déplacement, générant ainsi un certain pluralisme politique. En 1990, peu avant l’effondrement de l’URSS, alors que l’Occident était encore largement considéré comme un modèle, le journaliste Vitaly Tretyakov a lancé un projet médiatique révolutionnaire en Union soviétique : un journal indépendant. Il l’a appelé Nezavisimaya Gazeta (Le Journal indépendant) et a décrit son ambition comme étant de créer « le premier journal de style occidental, respectable et objectif de l’ère soviétique« . Il a réuni une équipe de jeunes qui n’avaient pas d’expérience journalistique. Déterminé à rompre avec l’héritage soviétique dans lequel les médias n’étaient que des instruments des dirigeants communistes, le groupe s’est aussitôt engagé dans un journalisme critique.
Dans l’après immédiat de la chute du communisme, la Russie et les autres pays d’Europe de l’Est anciennement soviétiques, avaient donc un système politique compétitif. La diversification progressive des médias encourageait cet environnement pluraliste. Les premiers radiodiffuseurs indépendants de Russie ont eux aussi imité les modèles occidentaux, inspirés par une vision de la Russie comme une démocratie libérale dans laquelle les médias servent l’intérêt public (et non plus l’intérêt d’une idéologie). Eltsine est allé loin dans les réformes, en introduisant des institutions et principes occidentaux, codifiés dans la nouvelle Constitution adoptée en 1993. C’est également à cette période que naît en Russie la première chaîne de télévision privée, NTV, lancée en 1994. Selon le sociologue russe de la télévision Vsevolod Vilchek, les informations de NTV ont reproduit « une certaine image du pays et de la façon dont il devrait être, peut-être dans le futur. L’image est celle d’une Russie européenne plus riche, plus libre, plus colorée […] NTV fournit une image du monde qui maintient le téléspectateur dans le cadre des idées démocratiques« .
Les autres pays ont très tôt suivi son exemple, introduisant les normes d’une liberté médiatique inconnue alors jusqu’ici. Véritable pierre angulaire d’une démocratisation réussie, la libéralisation des médias était censée avoir des effets « spillover » sur les autres institutions encore fragiles. Ainsi par exemple, les pays comme l’Ukraine, la Russie, ou encore les républiques du Caucase ont mis en place des organes de régulation des médias, notamment en ce qui concerne la surveillance du pluralisme et l’égal accès des candidats à l’antenne. Ces autorités, en théorie indépendantes, sont mises en place par décret. La compétition politique, les campagnes et les élections sont désormais encadrées par les lois adoptant une terminologie typiquement occidentale.
En Ukraine une loi est adoptée sur « Les Élections du Président », régulant l’utilisation des médias de masse durant les campagnes. Celle-ci dispose que tous les candidats jouissent d’un droit à participer en termes égaux. Une régulation complémentaire est introduite ensuite, instituant un partage égal du temps et de l’espace de presse octroyés par l’État, et le traitement équitable concernant les publicités payées par les candidats de leurs propres fonds personnels. En Arménie, des dispositions d’une nouvelle loi prévoient également l’accès gratuit aux médias publics, et encadrent l’accès payant. En Azerbaïdjan « La loi électorale » régule dès les années 1990 les élections et la campagne. L’État se porte garant de l’indépendance des médias et des informations impartiales: égal accès et espace gratuit sont offerts aux candidats. Par ailleurs, la possibilité d’achat du temps à l’antenne est également conditionnée de manière égale pour tous les candidats. Le comité de régulation azerbaidjanais va encore plus loin, et ajoute des dispositions supplémentaires : chaque candidat se voit attribuer six heures gratuites de temps de parole à la télévision et une heure à la radio. Par ailleurs, interdiction est faite pour les candidats étant déjà aux postes étatiques, de parler de leur activité de manière à ce que cela avantage leur campagne. Le voisin géorgien adopte une orientation médiatique allant dans le même sens. La législation électorale attribue une heure de temps libre à la télévision publique et à la radio. La vente du temps à l’antenne publique est interdite dans le cas de chaînes publiques et doit se faire de manière égale entre tous les candidats dans le cas des chaînes et fréquences de radio privées. Une commission électorale doit veiller à la création et à l’observation du calendrier des diffusions politiques. À l’exception du temps alloué à la campagne électorale, on retrouve, là aussi, l’interdiction faite aux membres du Parlement, aux officiers d’État ou au Président de tenir des discours soulignant la campagne électorale.
En outre, on assiste à une multiplication des chaînes. Certaines sont restées publiques, mais des chaînes privées sont apparues. La télé privée, au même titre que les chaînes privées, est également tenue de respecter les conditions d’équité et d’égalité entre les candidats, en termes de prix et de temps de parole accordé. En effet, une des principales caractéristiques en Europe de l’Est, et dans les pays mentionnés, est l’importance accordée à la télévision en tant que source d’information de l’électorat. Cette prolifération médiatique, censée garantir la multiplicité des points de vue, et garantissant l’expression de tous les candidats sans discrimination à l’entrée, est apparue comme gage d’un pluralisme démocratique. Très tôt, les hommes (et dans une très moindre mesure, les femmes) politiques ont saisi l’intérêt d’apparitions télévisées, en soignant de plus en plus l’image qu’ils ou elles véhiculaient.
Mais comme toutes les autres réformes précédentes à visée occidentaliste, celles visant une libéralisation médiatique sont également venues par le haut. Par opposition à l’Occident, les peuples en question, à l’exception de quelques groupes dissidents, n’ont pas lutté pour obtenir cette liberté, ni l’ont demandée. Pour Lippman, ils ont accepté le « cadeau » de liberté tel quel, sans que celui-ci ne soit le fruit d’une lutte de longue date. Contrairement à ce que l’on attendait tous, dans l’Est la chute de l’URSS n’a pas eu pour résultat l’adhésion systématique aux valeurs de l’Occident, sans retour en arrière possible. Au contraire, celle-ci a révélé l’éternelle hésitation entre une dérive occidentale à laquelle aspire une partie de la société et la résistance au changement. La volonté de « devenir normal », (la norme étant conditionnée par comparaison notamment à l’Europe occidentale) s’est heurtée aux structures et configurations sociopolitiques propres à ces pays.
L’ADN socio-politique propre à l’Est finit toutefois par rattraper le peu d’efforts fournis
- Des structures démocratiques aux façades trompeuses
Vilchek a décrit les journalistes de NTV (première chaîne privée russe) comme « ironiques et irrévérencieux … comme des gens d’un monde nouveau et différent … déconnectés de toute l’expérience et de la culture soviétiques« . Ces nouveaux journalistes ont immédiatement suivi les valeurs libérales et la modernisation politique de l’Occident. Le problème, cependant, était que malgré les apparences, la politique russe ne se modernisait pas. Le nouvel État et ses institutions étaient faibles et inefficaces. Ce même schéma se dessine dans tous les pays étudiés. La transition du communisme s’est avérée difficile et désordonnée, de nouvelles forces prenant le dessus, et dépassant parfois l’autorité étatique. Le chaos politique et social s’installe.
Dès lors, l’apparente diversité des médias ne se traduisait guère indépendance totale vis-à-vis du pouvoir politique. De nos jours, la situation ne semble pas avoir changé. Bien au contraire, les structures étatiques contrôlent directement ou indirectement les sources d’information. Lorsque celles-ci n’appartiennent pas aux entités publiques mais aux personnes privées, leurs détenteurs sont généralement proches du pouvoir en place. En d’autres termes, la façade démocratique tombe après une étude sociologique poussée et une cartographie des acteurs principaux de la scène médiatique.
En ce qui concerne d’abord les autorités de régulation instaurées, un corps de surveillance existe dans les pays étudiés, qui émet des observations sur chaque campagne électorale et chaque élection. Mais les rapports produits sont largement ignorés et les recommandations rarement suivies. Ces corps sont largement partiaux et clairement dépendants des pouvoirs publics en place, du fait notamment de leur mode de nomination. À titre d’exemple, durant les élections présidentielles de 1999 en Ukraine, ni la télévision ni la presse écrite n’ont respecté les obligations émises par le Conseil d’observation des élections, tenues de fournir des informations neutres et équilibrées en assurant la couverture médiatique. En Russie, la Commission médiatique existe mais elle est dans l’incapacité de faire appliquer ses résolutions. Par exemple, à la suite des élections de la Douma en 1995 la Commission centrale des élections promulgue une nouvelle loi. La finalité de celle-ci était de mieux contrôler l’influence des hommes d’affaires et oligarques sur les élections. Mais cette finalité ne sera pas véritablement atteinte. Quatre années plus tard, durant les campagnes des élections de la Douma, en 1999, la Commission demande des poursuites contre ORT, la principale chaîne étatique. La demande de poursuite devant être examinée par le ministère de la Presse, de la Communication et des Médias de masse n’a pas abouti, le Ministère déclinant la demande au nom de la liberté d’expression. L’instrumentalisation et l’utilisation à son gré des notions importées est donc commune dans la sphère médiatique post-communiste. La subtilité réside alors dans la question de savoir si la société libérée récemment d’un régime autoritaire suit son instinct par réflexes et habitudes, ou si les concepts étant compris et intégrés par celle-ci sont délibérément détournés. Dans les deux hypothèses, la tendance observée est la même dans ces pays.
Les élections étudiées comportent de nombreux traits communs dans les pays en question, dont la réélection du président sortant (sauf pour le cas de la Russie en 2000 et Arménie en 1998, où le nouveau président élu appartient tout de même à la haute sphère étatique). Or, les médias ont largement contribué à leur réélection. Cela s’explique par la captation massive des différents médias et de l’influence de la sphère étatique. Les candidats étant déjà insérés dans l’appareil étatique disposent de moyens avantageux et coûteux assurant l’accès aux médias, lesquels ne correspondent pas aux normes édictées par les différentes commissions de régulation. A contrario, les candidats d’opposition disposent souvent de peu de ressources (financières ou en termes de réseaux d’influence) pour riposter. Par exemple, en 1996 en Russie, un pacte est conclu entre Eltsine et les chaînes privées, avec l’accord tacite des chaînes publiques. Cet accord suppose une couverture de campagne favorable à Eltsine, et véhicule un sentiment de peur envers les communistes, alors principaux opposants.
De la même manière en 1999 en Ukraine, la télévision reste la principale source d’information. Or, la couverture médiatique était largement favorable au président sortant, également candidat présidentiel, contrairement aux autres candidats dont la campagne a été analysée de manière neutre ou péjorative. La télé nationale a particulièrement été marquée par un biais évident contre les candidats de l’opposition. Il en est de même pour les deux organes de presse nationale, qui ont échoué dans leur obligation de fournir une couverture médiatique équitable. La première appartenant à l’tat a largement favorisé le président sortant. Le même schéma s’observe pour les élections présidentielles en Azerbaïdjan en 1998. La couverture médiatique des chaînes nationales et privées a favorisé le candidat sortant (H.Aliyev). Par ailleurs ces chaînes n’ayant pas respecté le principe de la tolérance, les JT ont régulièrement couvert les activités du président sortant en sa qualité de candidat. Le temps de parole accordé au président sortant était nettement plus élevé que celui de ses opposants. De la même manière celui-ci a fait l’objet d’informations et de reportages en nombre plus élevé (vingt heures cumulées durant les trois semaines précédant l’élection). Enfin, la même tendance s’observe en Géorgie. La chaîne nationale n’a pas fourni une couverture équilibrée, donnant un avantage au président sortant (E.Chevardnadze). Au-delà de la période consacrée aux campagnes, Chevardnadze reçoit 84% du temps consacré aux candidats. Le lien entre le président sortant et les affaires d’État a été flouté, de manière à ce que sa campagne soit rapportée aux problématiques étatiques. Au-delà de l’heure (gratuite) octroyée par l’État, une publicité cumulée d’une heure et quarante-cinq minutes concernant Chevardnadze a été diffusée sur la chaîne publique couvrant les élections, selon un rapport de l’OSCE (Organisation pour la Sécurité et la Coopération en Europe).
Un dernier point commun issu de la libéralisation à marche forcée des médias sont les conflits juridiques. Les nouvelles lois entrent en contradiction avec d’autres. Elles ne sont pas assez élaborées, ni pensées de manière à assurer le fonctionnement cohérent des médias, qu’ils soient nationaux ou privés. On constate alors dès la chute du communisme une certaine volonté d’ouverture au pluralisme, mais dont l’application est limitée dans les faits. Au-delà de cette dimension, des mécanismes de sentiers de dépendance sont à l’œuvre. Des réseaux influents sont toujours présents, opérant comme aux anciens temps qui ne paraissent pas révolus. Ces réseaux font qu’il est impossible de se débarrasser rapidement des habitudes intériorisées par les journalistes vis-à-vis de leurs relations avec le corps politique. Les savoirs et savoirs-faire intégrés par toute une société, ayant forgé le système durant des décennies, peinent à disparaître et être remplacés par des normes identifiées comme « occidentales », dans un simple souci de paraître « normal », « démocratisé », « civilisé » vis-à-vis du reste du monde.
La situation semble toujours la même en ce qui concerne la période des élections s’étalant sur les années 2017, 2018 pour les mêmes pays. Les notions occidentales, adoptées par les institutions, ont donc été instrumentalisées à des fins personnelles et politiques. Force est de constater que les différents rôles attribués aux médias, tels que définis par les théoriciens de la démocratie, comme par exemple la surveillance de l’environnement socio-politique, l’instauration de l’agenda politique, le renforcement de la responsabilité politique devant son électorat, la garantie du pluralisme et de l’information impartiale n’ont pas été adoptés.
- Les caractéristiques médiatiques propre à l’Est : des pratiques made in post-communism
Compte tenu des éléments précédents, des études ont identifié un ensemble de caractéristiques propres aux pays post-communistes, et donc observables en Russie, en Ukraine, en Géorgie, en Arménie et en Azerbaïdjan. En assemblant ces caractéristiques et points communs, Sarah Oates semble avoir forgé les prémices d’un modèle médiatique propre au post-communisme. Néanmoins, son étude porte sur l’observation des élections entre 1993 et 2002. Ainsi l’étude des élections plus récentes (basée sur les rapports de l’OSCE portant sur les élections de 2017 ou 2018) permettra de mieux appréhender le cadre médiatique toujours d’actualité dans ces pays post-communistes.
Dans un premier temps, les partis-pris des organes médiatiques sont particulièrement visibles et « envahissants » dans les pays mentionnés, plus particulièrement lorsque la chaîne appartient aux structures étatiques. Cette première caractéristique explique le raisonnement précédent, avantageant les candidats déjà au pouvoir, ou ceux issus des hautes sphères étatiques. Ces biais sont à la fois quantitatifs, en termes d’accès des candidats à l’antenne, du respect du temps accordé, ou encore qualitatifs en ce qui concerne par exemple le ton adopté pour qualifier le programme d’un tel candidat. Par exemple, dans le cas des élections présidentielles en Ukraine en 2019, le biais de certains présentateurs était évident. La présence des invités favorables expressément pour tel ou tel candidat en témoigne. Les références à la candidature de Zelenski et la couverture de sa campagne sont rapportées à des émissions de loisirs (diffusion de la série Le serviteur du peuple, dans lequel il incarne le personnage principal; diffusion d’un documentaire faisant le parallèle entre Reagan et Zelenski, les deux étant d’anciens acteurs…). En ce qui concerne les élections de 2018 en Arménie, ce phénomène est moindre dans les chaînes de télévision nationales. Pendant la campagne officielle, la plupart des chaînes surveillées ont fait un effort visible pour couvrir tous les candidats électoraux de manière largement impartiale dans leurs programmes d’information, contribuant ainsi à la diversité des informations mises à disposition des électeurs permettant un choix éclairé. La première chaîne nationale a donc fourni un accès relativement égal aux candidats, sur un ton positif ou neutre. En revanche, ce souci était moindre pour les chaînes de télévision privées où le favoritisme est toujours présent. Avant même la campagne certaines chaînes affichent une réelle préférence pour tel ou tel candidat ou parti, certaines s’apparentant à des véritables chaînes de propagande et de culte (Kentron TV appartenant à un oligarque multimillionnaire, Yerkir Media…). Le schéma est inverse dans le pays voisin, en Azerbaïdjan, où l’effort de façade de liberté médiatique est réduit à néant, l’influence du gouvernement sur les chaînes étant directe et explicite. La longévité de la famille régnante (au pouvoir depuis 27 ans, la présidence du pays a été héritée de père en fils, s’apparentant plus à une pétromonarchie), qui s’est accaparée et qui a consolidé les canaux médiatiques explique cette influence. Onze chaînes couvrent la totalité du territoire, qui sont la principale source d’information. Les liens sociologiques sont forts entre le pouvoir (Parlement ou Président) et les cadres des chaînes. En Géorgie, le biais est visible et traduit la polarisation de la vie politique, les deux chaînes privées dominantes étant affiliées aux deux principaux partis politiques. Quant à la Russie, les chaînes les plus influentes sont fondées, financées ou en partie détenues par l’État, exposant ses points de vues. Les semaines précédant les élections présidentielles de 2018, plusieurs émissions ont été consacrées à Poutine, en sa qualité de président et non en sa qualité de candidat aux élections présidentielles.
Cette influence est donc double. Dans certains pays elle oppose les sphères médiatiques publiques aux sphères privées (élections présidentielles ukrainiennes, 2018). Dans d’autres, on observe un phénomène de dédoublement, les oligarques détenant les chaînes privées agissant pour le pouvoir, en plus des chaînes nationales (ex Russie), exerçant ainsi dans le même sens. Dans ce cas, la frontière devient floue. Ainsi par exemple, Porochenko, ancien président de l’Ukraine et donc au pouvoir en 2019, lui-même candidat aux élections présidentielles, est un puissant oligarque et détient ses propres chaînes de télévision. Son principal opposant, Zelenski, jusqu’alors simple acteur de télévision, a été soutenu par l’oligarque, Ihor Kolomosky. Lorsque les oligarques détenant les canaux médiatiques n’exercent pas dans le même sens que le pouvoir, les campagnes font l’objet de véritables guerres entre chaînes. Dans cette logique, le Kremlin s’en est souvent pris aux magnats des médias, par le biais des procès montés de toutes pièces. Par la suite, le rachat éventuel de ces sociétés par les grands groupes (des monopoles contrôlés eux aussi par l’État, comme par exemple Gazprom) a été présenté comme « une résolution juridique d’un litige commercial ».
Un tout autre moyen de lutte du pouvoir, lors de guerres médiatiques, est le non-prolongement des licences assurant le fonctionnement légal de la chaîne. Tel a été le cas de la fermeture de chaîne ALM (Moyen Alternatif d’Informations ) en Arménie en 2011, appartenant à un homme d’affaires d’opposition. Dans une volonté de transformation digitale entamée par le gouvernement, la Commission Nationale de la télévision et de la Radio ordonne le non-renouvellement de la licence de diffusion. Mais pour beaucoup, cette réforme à l’époque est apparue comme un instrument permettant de se débarrasser des médias alternatifs et de centraliser les sources d’information.
Le système des médias est par ailleurs fragilisé dû à des problèmes de financement, ce qui conduit à une corruption massive et à une déformation des informations. Ce cercle vicieux n’a cessé de se creuser depuis les années 1990. Le manque de subventions conduit à la précarisation des institutions médiatiques, ce qui pousse d’une part à l’acceptation de pratiques de publicités cachées pour assurer une source de revenus au niveau de l’organe médiatique, et d’autre part à l’acceptation de corruption au niveau des journalistes. Néanmoins, Sarah Oates remarque que les preuves d’une véritable corruption sont moindres, la baisse de celle-ci étant corrélée avec la hausse de la publicité cachée. En Ukraine, cette pratique consistant à recevoir de l’argent pour la publication ou la diffusion d’un contenu en faveur de tel ou tel candidat porte un nom particulier : le Jeanza, interdit en théorie depuis peu. Mais la plupart des journalistes post-soviétiques trouvent cette pratique normale, au risque de voir leur chaîne périr, car la publicité politique, autorisée et encadrée dans la plupart des pays, est parfois le seul moyen de subsistance. En revanche, du point de vue du téléspectateur, du lecteur ou de l’auditeur il est difficile de faire la différence entre une couverture médiatique cachant une publicité contre des faveurs, et les vraies informations. Les obligations de mention de la publicité politique, comme c’est le cas en Géorgie, sont rarement suivies. La publicité étant en déclin cela a conduit à une instabilité financière des diffusions privées et à une dépendance forte des propriétaires de médias. Par contraste, la chaîne de diffusion nationale géorgienne a reçu des fonds publics, une nouvelle loi ayant rallongé le temps de la publicité sur la chaîne publique ce qui est source de revenus secondaires au détriment de chaînes privées. Celles-ci ne disposent donc d’autres choix que d’accepter les couvertures de campagnes préférentielles.
Autre caractéristique largement répandue dans les pays étudiés (mais commun aux autres pays post- soviétiques) est la censure, et dans certains cas, l’autocensure. Cependant ces médias n’opèrent plus sous l’intense censure soviétique. La tentative d’utiliser son rôle de journaliste pour avoir un impact politique finit par le harcèlement, la violence, la révocation et dans certains cas, la mort. Comme souligné plus haut, la démarcation de cette ligne sous l’Union Soviétique était claire, même si les limites ont changé dans le temps. Mais l’époque post-soviétique est beaucoup plus floue pour les journalistes, lesquels payent de leur vie en exerçant leur métier. Les médias en tant qu’institutions et les journalistes en tant qu’individus subissent un harcèlement quotidien. En Azerbaïdjan, les journalistes et blogueurs critiques font l’objet d’arrestations arbitraires et de détention, à première vue sans rapport direct avec leurs activités professionnelles. Ce phénomène n’est pas sans rappeler l’arrestation en Russie d’Ivan Golunov, en 2019. Ce journaliste d’investigation et reporter anti-corruption a été arrêté pour trafic de drogue, accusation qu’il a niée jusqu’à sa mise en liberté. D’autres cas se sont conclus plus dramatiquement. Si les preuves contre le Kremlin sont maigres, il est évident que les journalistes tels qu’Anna Politkovskaïa ou Iouri Tchétchikhine (Novaïa Gazeta) ont été tués parce que leurs révélations portaient atteinte à des intérêts nationaux « sensibles ». De manière générale, dans le classement mondial de la liberté de la presse l’Azerbaïdjan, la Russie, l’Ukraine, l’Arménie et la Géorgie occupent respectivement les rangs 168, 149, 96, 61 et 60.
Enfin, l’insuffisance du cadrage légal ou contre l’oppression imposée par les lois est caractéristique à ce modèle. En Arménie, la loi électorale dispose que la radio et télédiffusion doivent fournir une information impartiale et sans jugement. La Commission pour la télévision et la radio a conduit sa propre surveillance en 2018. Mais en se basant simplement sur de données quantitatives, elle a déclaré qu’il n’y a pas eu de violations de la régulation des médias. L’OSCE conseille ainsi d’accroitre l’indépendance et la capacité de la Commission a conduire des analyses en toute impartialité. On remarque donc le manque de méthodes analytiques pour produire un rapport complet. Pour ce faire, il faut doubler l’analyse quantitative par une analyse qualitative en prenant en compte le ton de la couverture de chaque candidat. En Azerbaïdjan, une loi récente autorise le blocage de sites en fonction de leur contenu, avant même une décision de la Cour suprême azérie, ce qui est contraire à ses engagements internationaux. Certains sites sont inaccessibles dans la capitale. De plus, la liste des sites bloqués ainsi que l’ensemble des décisions de blocage d’accès à des sites rendus par la Cour restent incessibles.
Dans la période suivant directement la chute du communisme, les pays nouvellement indépendants, dont certains n’ont jamais expérimenté la démocratie, tendent à aller vers un système politique plus compétitif. Les médias se diversifient, encourageant un environnement pluraliste. Mais force est de constater que de nos jours, les médias sont largement entravés, ne promouvant pas (ou peu) la compétition politique, et ne remplissant pas leur rôle premier consistant à tenir les gouvernements responsables devant le peuple. Du côté de l’audience, le rôle des médias n’est pas clairement défini, donnant une marge de manœuvre à la manipulation politique. Le poids de l’héritage soviétique se fait ressentir, le rôle premier des médias étant le cadrage de la société. Parfaitement conscient des biais informationnels, le public comprend les filtres mais perçoit les médias comme des « joueurs politiques ». Si certains tendent vers un pluralisme réduit et contrôlé (Arménie, Géorgie, et dans une certaine mesure l’Ukraine), d’autres ont emprunté le chemin d’un traitement médiatique autoritaire (Russie, Azerbaïdjan), exerçant ainsi un semi retour en arrière.
Lilith MANVELYAN
Bibliographie
Sources académiques
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• Mond Georges H, Kwiatkowska-Viatteau Alexandra. « Evolution de la situation légale des médias dans les pays communistes totalitaires et post-communistes », Revue d’études comparatives Est-Ouest, vol. 23, 1992, n°2-3. pp. 251-283
• Richard L. Bairett Jr, “Executive Power and Media freedom in Central and Eastern Europe”, Comparative Political Studies, 2015, Vol 48(10)
• Kristina Feigelson, « Politique des medias et usage du passé en Russie », Hermès , 2008/3, n°52, p. 67-74
• Maria Zakharova, Nicolas Pauthe, « La liberté de la presse et des médias en Russie »,
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Natalya Ryabinska, « The Media market and media ownership in post-communist Ukraine », Problems of Post-Communsim, Vol58, n° 6, Novembre/décembre 2011, p. 3-22
Sources institutionnelles
• Rapports du Bureau des institutions démocratiques et des droits de l’homme de l’OSCE portant sur les élections en Russie, en Ukraine, en Arménie, en Géorgie et en Azerbaïdjan.
Sources internet
• Miklos Sükösd, «Twelve concepts regarding media system evolution and
democratization in post-communist societies », Researchgate.net
• Maria Lipman « Media Manipulation and Political Control in Russia », Carnegie
Moscow center, publié le 03 février2009
• “Thousands Rally For Armenian TV Station Facing Closure”, Azatutyun.am
• https://www.ifj.org/
• https://cpj.org/
• https://www.media–politics.com/
• https://meduza.io/feature/2019/06/14/ivan-golunov-svoboden-no-eto-ne-konets
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