L’Église sous la dictature: dilemme entre soumission et opposition

L’Église sous la dictature: dilemme entre soumission et opposition

LE RÔLE DE l’ÉGLISE ÉVANGELIQUE EN RDA DANS L’OPPOSITION AU RÉGIME  (1980-1989) 

S’il est courant de dire que l’Église, et particulièrement l’Église évangélique, a été leader de l’opposition qui a menée à la chute  du régime communiste en Allemagne de l’Est, la structuration de la contestation cache en réalité une multitude de rapports complexes, tant au sein de l’organisation ecclésiale qu’auprès des divers groupes de l’opposition ou encore avec le parti unique du SED.

Manifestation à l’occasion de la Pentecôte en 1982 à Pritzwalk. affiche centrale: «Chrétiens pour une résolution pacifique du conflit» Source : Privatarchiv Flade

  • Survol de l’histoire des Églises évangéliques en RDA, de sa création en 1949 jusqu’en 1980. 

La politique de déchristianisation poursuivie par l’État dans les  années 1950 vise au remplacement de la religion chrétienne par le culte du socialisme. L’Église est dans une attitude de refus du conflit, à condition que l’État lui reconnaisse progressivement un rôle de médiateur. Par suite, la création en 1969 de la Fédération des Églises Évangéliques, en allemand Bund der Evangelischen Kirchen in der DDR (BEK) -du fait de la scission avec celles de l’Ouest- ouvre la  voie à un dialogue social entre le régime et les Églises évangéliques est-allemandes. Forte de son statut de partenaire social, l’Église évangélique est initiatrice dans les années 1970 de projets de  défense de la paix. L’Église se voulant « dans le socialisme » (Kirche im Sozialismus), il n’y a pas d’opposition explicite au régime. Elle entend en effet conserver l’équilibre précaire acquis au cours des décennies précédentes. Les années 1980 donnent un écho particulier au mouvement pacifiste, largement dû au contexte international, avec notamment l’invasion de l’Afghanistan, les événements en Pologne, le retour des  républicains à la Maison Blanche, ou encore la politique de Gorbatchev. Le combat pacifiste devient plus offensif et l’Église évangélique n’est plus l’unique acteur du débat social en RDA. L’intensification de l’opposition mène aux soulèvements populaires de 1989 jusqu’à la chute du mur de Berlin le 9 novembre, et précipite la chute du communisme.

Honecker avec des représentants de la Fédération des Églises évangéliques, 1980. 

Source: Wikipedia

  • Paix et conciliation: les objectifs poursuivis par l’Église évangélique 

Seule institution disposant d’une réelle autonomie, l’Église  évangélique axe son engagement  autour du combat pour la paix. C’est une valeur qu’elle entend défendre et contre laquelle l’État-parti ne  peut s’opposer, puisqu’il se veut lui-même défenseur de la paix.

Dès 1978, suite à un entretien entre Albrecht Schönherr et Erich Honecker, l’Église évangélique se voit accorder un droit de réunion et de diffusion à la radio, renforçant son statut de d’institution autonome. Alors qu’auparavant elle se limitait à temporiser les ardeurs de l’État notamment en matière  d’armement, elle relaie de plus en plus les revendications de l’opposition. Endossant un  « rôle tampon », elle est le lieu de confrontation indirecte entre l’État totalitaire et ses contestataires, toujours plus nombreux et virulents. 

Dans les années 1980, l’Église évangélique intensifie aussi son « rôle sanctuaire » en abritant les  groupes alternatifs qui seront à la tête des manifestations en 1989. Jouissant d’une autonomie tolérée par l’État-parti, les Églises assurent la protection de ceux à qui elle dit devoir assistance1.  Concrètement, cela vise les groupes de l’opposition, qui sans sa protection auraient été interdits, mais aussi les marginaux oubliés de manière plus ou moins volontaire par les mesures publiques tels que les homosexuels, les handicapés, les anciens détenus ou encore les artistes interdits. Ainsi le pasteur Rainer Eppelmann a-t-il proposé au groupe de punk rock Namenlos d’assurer le service de louange lors des cultes, dans leur propre style Blues. En protégeant  les groupes, elle endosse un certain rôle « d’organisatrice de l’opposition »

Le groupe de punk Namenlos à l’église de Chemnitz en 1983. Source: Archiv Substitut 

Dans les années 1990, l’Église évangélique oriente son action vers un nouvel objectif : celui de contribuer à faire des nouvelles forces politiques des interlocuteurs valables. Elle s’assigne donc  un rôle plus politique qu’avant, à tel point que l’on parle de « République des pasteurs » au moment  du Tournant (die Wende) lors des tables rondes qu’elle coordonne, et qui mèneront à la constitution du  Gouvernement de L. De Maizière.. Celui-ci, premier chef de la RDA démocratiquement élu,  déclare d’ailleurs le 19 avril 1990 lors de la première audition du Gouvernement devant le Parlement qu’«un remerciement ne doit pas manquer aujourd’hui. C’est un remerciement aux Églises. Elles ont le  mérite d’avoir été un refuge pour les dissidents et un défenseur des hommes privés de droits. Leur  prudence et leur adhésion à la non-violence ont préservé la paix de notre révolution ».

Table ronde centrale, 3 janvier 1990 à Berlin-Pankow. Source: Bundesarchiv.

  • Les actions qui en découlent 

À partir de ces rôles qu’elle s’approprie, l’Église évangélique organise et laisse s’organiser des  actions ouvertement contestataires. Ainsi se réunissent chaque année lors des synodes toutes les Églises évangéliques de l’Est. Les sermons qui y sont donnés incitent à réfléchir à l’engagement et la responsabilité de chacun, puis des étalages tenus par des militants proposant des actions pour la paix permettent de raccrocher la théorie prêchée à la pratique. Ces rassemblements donnent lieu à des résolutions, à l’instar de la résolution du synode de la Fédération du 19 mars 1989 qui appelle directement le régime à adopter une réelle politique de  vérité et de transparence tant pour les médias que pour la tenue d’élections libres. 

Mais ce n’est qu’avec les rassemblements œcuméniques2 pour la justice, la paix et la préservation de la Création en RDA à partir de 1988 que les rassemblements ont un réel retentissement dans la sphère politique. Réunissant jusqu’à 10 000 personnes, ils ont lieu plusieurs fois par an dans les plus grandes villes d’Allemagne de l’Est telles que Dresde ou Magdebourg. Réels lieux d’échanges constructifs, ces  rencontres marquent un tournant dans l’opposition au régime car elles rassemblent pour la première  fois en un lieu les diverses forces de l’opposition. Jusqu’à lors dispersés sur tout le territoire, les Églises de toutes dénominations et les groupes non-religieux assemblent leurs forces sous l’initiative de l’Église évangélique. Ce sont de ces cercles qu’émergent les porte-drapeaux des  futures démonstrations du lundi (Montagsdemonstrationen). 

Rassemblement œcuménique dans l’église de Dresden le 13 février 1988. Sur la banderole: l’espoir enseigne l’action. Source: epd-bild.

Parfois, l’Église  évangélique collabore avec les groupes qu’elle accueille lors par exemple d’une action de plantation de quelque 500 arbres par 100 jeunes des églises de Leipzig -tant catholiques qu’évangéliques- sur  un demi-hectare d’un terrain municipal en décembre 1980. Cette action pour l’environnement est soutenue par les entreprises d’État d’horticulture, preuve que l’Église rassemble les  différentes forces de l’opposition autour d’un même combat. 

Un rôle conditionné par la réalité de la vie politique en dictature 

L’Église évangélique est consciente de sa situation privilégiée, mais surtout qu’elle peut la  perdre à tout moment dès lors que l’État en décidera autant. Dans les années 80, la tendance est à la tolérance de l’opposition par l’État, d’où le fait que l’Église ose critiquer plus ouvertement le régime. 

  • Un État omniprésent et quasi-omnipotent 

Le régime totalitaire a été particulièrement virulent à l’encontre de la jeunesse, acteur clé de  toute révolution. En 1980, un mouvement pacifiste s’approprie la sculpture soviétique offerte à  l’ONU « de l’épée à la charrue » en allemand Schwerter zu Pflugscharen. Elle fait de cette œuvre d’inspiration biblique3 un symbole pour le désarmement ; elle sera d’ailleurs la thématique de la première Décennie pour la paix (Friedensdekade) initiée en 1980. L’insigne est de plus en plus repris dans les églises, spécialement par les jeunes qui vont jusqu’à le porter en public. Mais les autorités s’opposent vivement au port de l’insigne pour « affaiblissement de l’activité de l’État pour protéger  la paix » et « perturbation des forces armées ». La répression de l’État est si forte qu’en mars 1982,  l’église de Saxe finit par expliquer à ses fidèles qu’elle « n’est plus en condition de (vous) protéger  des conséquences du port de l’insigne ».

Militants tenant l’insigne de l’épée à la charrue. Source: Bundesarchiv

De même, alors que les revendications en faveur d’un service social et non plus militaire augmentent, l’État intensifie les pressions exercées à l’encontre  des soldats bâtisseurs (Bausoldaten). Il s’agit d’un service militaire de remplacement non armé, service que l’Église évangélique avait obtenu en 1964 suite à l’introduction du service militaire obligatoire de 18 mois. Les chrétiens, dans le cadre du combat pour la paix sont encouragés à y prendre part. Cependant, l’État a recours à des discriminations dans l’accès aux universités, aux permissions accordées, si bien que les jeunes sont conscients que s’ils veulent pouvoir étudier, ils doivent choisir le service militaire armé.

À partir de 1987 débute une « politique de crispation » envers les Églises. Alors que l’Église  évangélique a l’impression de voir son poids dans les négociations avec le SED renforcé, Kurt Hager, idéologue du parti, déclare que  la RDA ne connaîtra pas de «changement de  papiers peints »4. S’ensuit une rupture des discussions en cours, des confiscations de matériel, des interventions de la Stasi comme l’arrestation le 25 janvier 1988 des principaux dirigeants d’Initiative Paix et Droits de l’Homme. Le pasteur anglican Paul Oestreicher explique qu’il y a toujours « la crainte de la part de l’État (et de certains leaders ecclésiastiques), qu’éventuellement  ceci pourrait conduire l’Église à jouer le genre de rôle que Solidarité a joué en Pologne, et qui a presque conduit à un désastre politique », d’où une méfiance à l’égard d’une Église qui prend de plus en plus de place dans l’opposition. On peut cependant rétorquer que la politique de crispation a pu au contraire politiser l’action de l’Église évangélique –et dans l’année qui suit les autres Églises  aussi- en faveur de l’opposition, en voyant que le régime n’était pas résolu à s’orienter vers un socialisme « à visage humain ». Les institutions religieuses ont par exemple accueilli les manifestants pourchassées par la police, ou encore participé à la diffusion de l’appel à la non-violence. 

  • Une capacité d’action fragilisée par les multiples positions au sein de l’Église  évangélique 

L’Église s’est longtemps refusée à s’opposer directement au régime, principalement parce qu’elle se veut médiatrice et non pas revendicatrice. L’Église n’ayant pas, selon les Écritures, pour vocation première de jouer un rôle politique5, elle cherche à défendre ce qui lui paraît être un combat bibliquement juste, à savoir la défense de toutes les personnes au delà de leur appartenance politique dans la paix –ce qui implique dialogue et compromis-. Elle accorde ainsi après la chute du mur une sorte d’asile à Honecker, estimant qu’il ne faut pas en  faire un bouc émissaire.  

L’Église évangélique éprouve de grandes difficultés à concilier tous les points de vue qu’elle regroupe. Les divergences entre les différentes confessions avec lesquelles elle ne parvient pas à s’accorder avant 1988 : l’Église catholique d’un côté prône le status quo car elle se voit comme  faisant partie de l’Église  universelle au delà de tout contexte politique national, et des dizaines de  groupes de l’Église  libre de l’autre côté, qui ont chacun leur position. Et même  concernant les rassemblements œcuméniques de 1988, l’historienne et théologienne Andrea Strübind évoque un « mythe de la réconciliation » en disant que le semblant d’unité ne permet pas  d’envisager une unification des forces d’opposition à long terme, tant les divergences entre les Églises sont historiquement profondes. De plus, la BEK, la Fédération des Églises Évangéliques étant un organe national, l’Église évangélique  peine même à trouver une ligne directrice en son sein afin de constituer un contre pouvoir plus fort, d’où le fait  que l’opposition claire au régime ne voie le jour qu’après 40 ans de dictature.  

Il y a également des divergences entre d’un côté les fidèles qui voient en l’activité pour  l’opposition politique une « activité étrangère à sa vocation véritable » et les groupes recueillis par les institutions religieuses, qui réclament une opposition plus manifeste. Trouver un compromis se révèle être pour les Hommes d’Église une tâche ardue, et cela restreint surtout l’efficacité et la portée de l’engagement des Églises pour l’opposition. 

  • Une opposition qui dépasse la dimension ecclésiale 

Vers la fin de la décennie, la révolution pacifique initiée par l’Église  prend une ampleur populaire. L’opposition grandissant, le SED ne peut se permettre de l’ignorer plus longtemps, et le besoin du soutien des institutions religieuses devient ainsi moindre. La contestation du régime autoritaire prend un tournant exclusivement politique là où les revendications de l’Église  étaient toujours d’inspiration théologique. L’opposition dépasse ainsi complètement le cadre ecclésial. L’Église  évangélique reste le point de départ des contestations qui mèneront à la  chute du mur, à l’instar des prières pour la paix prononcées chaque lundi, à 17 heures, dans l’église Saint-Nicolas de Leipzig. Au-delà de simples réunions de prières, c’est une véritable responsabilité politique que les pasteurs et membres de l’église évangélique ont engagée. 

Prières pour la paix dans l’église Saint Nicolas de Leipzig, Novembre 1989. Source: dpa/dpaweb

  • L’après chute du mur: retour à la normale

Le rôle de médiateur de l’Église évangélique prend tout son sens à l’aube d’un renouveau politique RDA. Elle cherche cette fois encore à faire coexister pacifiquement les élites politiques en place et les nouveaux acteurs en supervisant les échanges lors des tables rondes. Pourtant, une fois le gouvernement formé, dès le retour de la démocratie, l’Église évangélique entend délaisser son rôle politique. Peu tentées de proclamer, comme en 1945 « l’heure de l’Église « , elles ne souhaitent pas, selon la formule de Chr. Demke, évêque de Magdebourg, être les « jardinières d’enfants » de cette démocratie. Il y a plusieurs raisons à cela, notamment les divergences grandissantes entre les Églises, qui remontent à bien plus de 40 ans d’Allemagne séparée.

Le professeur Frédéric Hartweg considère ainsi que « les Églises constituant une des rares fenêtres permettant de regarder derrière la façade officielle de la RDA, avec l’écroulement de celle-ci elles ont perdu de leur intérêt ». Le sens à donner au rôle politique qu’a pu prendre l’Église  évangélique dans l’opposition au régime totalitaire en RDA serait alors celui  d’un combat hors de l’ordinaire, qui répond à un besoin nécessaire en temps de dictature. 

Chloé DAVAL

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NOTES DE BAS DE PAGE

1 Références bibliques : Romains 15 verset 7 Accueillez-vous donc les uns les autres, comme Christ vous a accueillis, pour  la gloire de Dieu. Matthieu 25 verset 35 : Car j’étais étranger, et vous m’avez recueilli; 

2 L’oecuménisme tend à promouvoir des actions communes entre les divers courants du christianisme (catholicisme, protestantisme, évangélisme)  en dépit de leurs différences doctrinales, avec pour objectif l’« unité visible des chrétiens ».

3 Référence biblique: Michée 4 verset 3: “il sera le juge d’un grand nombre de peuples, l’arbitre de nations puissantes, lointaines. Celles-ci mettront en pièces leurs épées pour en faire des socs de charrue, et leurs lances pour en faire des serpes : aucune nation ne prendra plus les armes contre une autre et l’on n’apprendra plus à faire la guerre.”

4 Kurt Hager, membre du Comité central du parti communiste, tire le parallèle suivant lors d’une interview du 9 avril 1987 au quotidien “Stern”, après une question sur la réception de la politique de Gorbatchev en RDA: « Si votre voisin retapisse son domicile, vous sentiriez vous obligé de retapisser le vôtre?»

5 Référence biblique: Romains 13 verset 1 : Que toute personne soit soumise aux autorités supérieures; car il n’y a point d’autorité qui ne vienne de Dieu, et les autorités qui existent ont été instituées de Dieu. Luc 20 verset 25 : Alors il leur dit: Rendez donc à César ce qui est à César, et à Dieu ce qui est à Dieu.

BIBLIOGRAPHIE 

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