L’UNION EUROPÉENNE : UN PRODUIT “MADE IN USA” ?
Par Côme BONNET-BADILLÉ
Aurait-t-on vu naître une quelconque forme d’Union européenne institutionnelle sans l’influence des États-Unis ? Lénine avance dès 1915 que « les États-Unis d’Europe sont, en régime capitaliste, ou bien impossibles, ou bien réactionnaires ». L’idée qu’une union de l’Europe ne pourrait s’affirmer sans se construire en opposition à un autre modèle illustre avec beaucoup d’acuité le rapport ambiguë entre les États-Unis et le processus de construction européenne ; en effet, ce dernier peut constituer à la fois une construction réactionnaire contre la vague socialiste qui s’écrase à ses portes dès 1945 et un rassemblement d’États souverains face à un développement américain trop important sur le continent (Lénine, 1915). L’Europe s’est beaucoup construite dans le monde géopolitique bipolaire de la guerre froide ; un tel contexte laisse peu de place à l’idée d’un avènement totalement indépendant des géants américains et soviétiques. Le processus de construction débute par la création de la Communauté européenne du charbon et de l’acier (CECA) en 1951, autour de la notion nécessairement antisocialiste du libre-échange. Par mécanisme géopolitique, il est légitime de s’interroger sur le rôle de la fédération nord-américaine dans ce processus : quels ont été la nature et l’influence des rapports entre les États-Unis et la construction européenne ?
I. L’influence « dure » politique, diplomatique et économique
Les États-Unis et la naissance de l’Europe politique
Les rapports entre les États-Unis et la haute société des puissances traditionnelles ont influencé jusqu’à la genèse même de la construction européenne. L’influence américaine sur le continent intervient dès l’échec de la Société des Nations, incapable de maîtriser les tensions en Europe au sortir de la grande Guerre. Les États-Unis reviennent ainsi dans le jeu diplomatique européen ; par la mise en place des plans Dawes et Young, accords financiers facilitant l’aide américaine en Allemagne, la fédération relève l’économie allemande et permet le remboursement de dettes à la Grande-Bretagne et la France (qui pourront, en retour, rembourser leurs dettes). L’Europe n’est stabilisée que via l’intervention externe américaine cherchant à garantir le remboursement des dettes qui lui sont dues.
C’est en partie de cette dépendance qu’émergent des courants européistes, soucieux de développer un projet permettant le traitement des problèmes à l’échelle continentale sans dépendance extérieure. C’est le cas du projet Paneuropa de Richard Coudenhove-Kalergi et du Comité franco-allemand d’information et de documentation porté par Émile Mayrisch. Malgré d’importantes divergences entre chaque projet et une dynamique européiste majoritairement élitiste, ce courant a favorisé, à terme, le rapprochement franco-allemand. Celui-ci est matérialisé par le plan Briand, première proposition concrète de construction européenne, portée par Aristide Briand à la SDN et ouvrant la voie à la création d’une structure permanente de coopération entre États.
Cette influence américaine apparaît dans un second temps lors de la reconstruction géopolitique de l’Europe au sortir de la Seconde Guerre mondiale – les États-Unis ont alors tout intérêt à construire un espace politique uni alors que les divisions idéologiques s’installent avec l’URSS. La fédération favorise donc activement la réinstallation de gouvernements nationaux favorables, dont la légitimité a pu être ébranlée par l’attachement au nazisme (Durand, 2013). En France, la IVe République bénéficie donc des aides financières du plan Marshall et le président Georges Bidault rapproche la France, le Royaume-Uni et les États du Benelux des États-Unis par la signature du traité de Bruxelles en 1948, accord de défense qui liera les pays à l’OTAN dès sa création en 1949.
Cette réunification du continent n’est pas anti-européiste ; elle permet d’éviter les conflits géopolitiques liés à la fragmentation, objectif majeur du projet européen de Coudenhove-Kalergie (Théry, 1998). Rattacher l’Allemagne de l’Ouest au camp occidental en y favorisant la réunification des trois parties vainqueurs y a beaucoup participé.
D’aucuns peuvent même voir dans cette influence américaine le détonateur du marché unique, qui correspond alors parfaitement aux intérêts américains – alors en position de force car la pénurie du dollar met les États créditeurs européens en position de faiblesse (Durand, 2013). Selon les mots de Paul Hoffmann, administrateur de l’Economic Cooperation Administration, l’intégration du continent doit passer par « la formation d’un marché unique dans lequel les restrictions quantitatives aux mouvements des biens, les barrières monétaires aux flux de paiements et, finalement, tous les droits de douane devraient être éliminés de manière permanente. » (Hoffmann, 1949).
Du rideau de fer à la perestroïka : entre coopération et intérêts géopolitiques
Avec l’installation du rideau de fer en Europe, les intérêts géopolitiques des États-Unis en Europe s’accroissent. La construction européenne est alors considérée comme un moyen de redressement économique pour faire face à l’Union soviétique et à la propagande communiste (Grand & Grosser, 2000). Dans ce cadre, la Communauté Européenne de Défense (CED) est soutenue par les États-Unis pour réarmer l’Allemagne et devient donc un projet atlantiste, lié de manière organique à l’OTAN.
Dès l’accession de la République fédérale d’Allemagne (RFA) à l’OTAN en 1955, la situation géopolitique se fige. Naissent alors des transferts transatlantiques d’investissements, véritable « défi américain » (Servan-Schreiber, 1967) visant à resserrer les liens atlantiques. L’on assiste alors à des installations américaines en Europe. Si celles-ci donneront progressivement lieu à des véritables phénomènes de coopération, abordées plus en profondeur dans la troisième partie de ce dossier, elles permettront aussi aux États-Unis de se positionner stratégiquement.
L’exemple le plus parlant est celui de l’installation de plusieurs entreprises au Luxembourg, supervisée par le prince Charles, qui sert de couverture à l’installation de bases de la CIA nouvellement créées en Europe. Les réseaux tissés entre chefs d’entreprises et personnels politiques permettent ainsi à la fois de consolider les collaborations stratégiques entre autorités luxembourgeoises et Washington et de répondre aux projets d’expansion des multinationales américaines en Europe.
Cette construction s’inscrit de façon extrêmement profonde dans l’ADN européen, et marquera son processus de construction jusqu’à aujourd’hui. Selon le théoricien marxiste Ernest Mandel, la domination du capital américain contraint les classes d’acteurs européens à se réorganiser sous peine d’être éliminés. L’acceptation implicite du capitalisme crée une rivalité économique atlantique qui pousse le processus de construction européenne. En effet, bénéficier d’économies d’échelles plus importantes implique de se développer au niveau continental, ce qui pousse au développement supranational (Durand, 2013) : « plus la croissance de l’interpénétration du capital est importante, plus forte est la pression en faveur du transfert de certains pouvoirs des États nationaux des six pays au marché commun » (Mandel, 1967).
La place de l’Europe dans le capitalisme triomphant
L’effondrement du bloc soviétique est synonyme de victoire totale du capitalisme ; L’Union économique et monétaire décidée en 1992 peut alors être vue comme l’insertion du projet européen dans le capitalisme américain global (Lefebvre, 2004). Elle est en effet un moteur de la globalisation du mouvement étatsunien : la libéralisation de la circulation des capitaux impacte aussi le reste du monde, et les États-Unis ont pesé de tout leur poids pour cela.
Par ailleurs, l’ouverture aux marchés financiers est permise par ce nouveau marché intérieur; c’est un moment clé de la financiarisation de l’Europe et un outil crucial du capitalisme triomphant américain, comme en témoigne l’augmentation des échanges mondiaux dans les années 1990 (Annexe 1).
À leur apogée, les États-Unis contrôlent l’émancipation politique d’une Union européenne qui peine à être unie politiquement. L’Union s’apparente alors à un simple outil ; quand ils « font la cuisine » en imposant la démocratie dans le monde, l’UE « fait la vaisselle », selon la formule de Robert Kagan (Kagan, 2002), en prenant en charge les réparations et l’aide au développement. Ainsi, la défense européenne (Union de l’Europe Occidentale décidée à Saint-Malo en 1998) consiste plus en des tâches de maintien de l’ordre en soutien de l’OTAN (comme en Bosnie en Macédoine) qu’à de la véritable gestion de crise. Dans ce domaine, l’UE se repose de façon criante sur l’aide des États-Unis. Ce fut particulièrement le cas lors des guerres de Yougoslavie où elle a peiné à s’imposer dans sa propre sphère d’influence (Lefebvre, 2012).
II. La diffusion d’un modèle de société qui définit la construction européenne
L’influence des États-Unis sur le processus de construction européenne se mesure aussi à un niveau plus profond que les décisions politiques et accords économiques entre les entités; au cours du siècle, c’est un véritable modèle de société qui s’est diffusé, s’enracinant profondément en Europe. Dans quelle mesure en a-t-il influencé la construction?
La diffusion du capitalisme
La perspective libérale américaine s’invite tôt en Europe ; dès la fin de la Seconde Guerre mondiale, des échanges inter-entreprises permettent la diffusion du modèle américain sur le vieux continent. C’est particulièrement vrai en Italie, où l’entreprise automobile Fiat révolutionne son modèle de production à la suite de voyages d’études organisés outre-Atlantique. Le personnel y accroît sa connaissance technique, en observant par exemple la transmission par engrenage chez Chevrolet, mais il y découvre surtout un mode de production nouveau : organisation des usines, division du travail… Le modèle Fordiste de la « push button factory », usine entièrement automatisée, impressionne particulièrement. Avec l’ajout des prêts généreux (95% des prêts reçus par Fiat viennent des États-Unis – Annexe 2) et l’octroi de brevets par le gouvernement, le modèle américain s’implante facilement en Europe ; les techniques de production novatrices sont exportées vers l’usine Fiat de Mirafiori… qui pèsera 85% de la production du pays en 1958. Plus que la rentabilité financière, ces échanges permettent alors une transformation massive du tissu productif des sociétés européennes (La Nave, 2000).
Conformément au modèle d’Ernest Mandel exposé plus tôt, ces diffusions du modèle capitaliste favorisent des changements politiques profonds ; au même moment, la CECA est créée – l’Italie, privilégiée des échanges atlantiques, en est un membre fondateur. Activement soutenu par les États-Unis, cet empire du libre-échange, qui empêche la formation de cartels et défavorise les positions dominantes, pose les bases d’un capitalisme de plus en plus global dans un contexte de guerre froide déjà marqué. Pour certains, cette CECA est même un « projet étatsunien » par excellence (Durand, 2013).
L’Ère Thatcher : diffusion d’une idéologie et d’un modèle social
Dès les années 1950, la relation entre les États-Unis et le Royaume-Uni est privilégiée. La couronne, encore le pays le plus riche d’Europe, est une île proche des États-Unis par ses valeurs et son histoire. Son statut à part dans une CEE rejointe en 1973 seulement en fait pour certains le « Cheval de Troie » des États-Unis (Grand & Grosser, 2000).
Cette ambivalence est particulièrement vraie dès l’accession de Margaret Thatcher au poste de premier ministre en 1979. Celle-ci admire le modèle atlantique, et la base néo-libérale prônée domestiquement s’en inspire largement. Cette diffusion des valeurs américaines la conduit à adopter une ligne de plus en plus opposée à l’intégration européenne, expliquée par le concept d’« anglosphère », réseau lâche d’individus et institutions promouvant des valeurs, des idées et des traditions communes néolibérales au détriment de l’Union européenne. Il y a alors une dichotomie entre le projet anglo-britannique et l’idée européenne, et la promotion de valeurs anglo-saxonnes comme la common law, perçues comme supérieures à ce que l’Europe peut offrir, voit le monde anglo-saxon s’unir au détriment de l’Europe (Ellwood, 2020).
Cette vision constitue un contrepoids majeur dans la CEE et en paralyse le fonctionnement ; Thatcher obtient le « rabais » des financements britanniques en 1984, s’oppose à une Europe fédérale, et ses relations avec le président de la Commission Jacques Delors sont extrêmement mauvaises (Thiériot, 2007).
Le politologue Nicos Poulantzas explique qu’à la même période, l’économie européenne intègre le fonctionnement américain et perd de son identité. L’impérialisme américain diffuserait donc ses conditions politiques et idéologiques aux sociétés européennes, réorganisant leurs fonctionnements, leurs formes d’organisation du travail et leurs rapports de concurrence et de sous-traitance. Selon lui, les États-Unis n’ont pas influencé la construction européenne au sens strict (comme l’analyse de Mandel ou la vision thatchérienne le supposent), mais de façon indirecte en diffusant ses valeurs capitalistes aux acteurs économiques. L’intégration européenne se basant sur une dynamique sectorielle, ces acteurs économiques ont eu une influence prépondérante sur le développement global de l’Union (Durand, 2013).
Depuis 1991 : plus qu’une alliance d’intérêts, une civilisation commune
Depuis l’implosion du bloc soviétique, c’est par ce processus de diffusion que les États-Unis continuent d’influencer la construction européenne ; en effet les deux entités font partie depuis un siècle de la même civilisation « occidentale » qui défend les mêmes valeurs et est confrontée aux mêmes menaces. Selon la formule de Paul Wolfowitz, secrétaire adjoint à la Défense, « Ce n’est pas la coalition qui fait la mission, c’est la mission qui fait la coalition ». Pourquoi se désunir, alors ? L’UE peut se contenter du soutien de la « domination douce » de leur allié historique (Lefebvre, 2004).
L’identité européenne se construit alors en lien direct avec les États-Unis, ce qui a un impact fort sur le processus d’intégration. En effet, si l’intégration économique est achevée, ce rapport avec l’allié historique empêche toute démarche plus fédérale d’intégration politique car la question de la conformité avec l’OTAN se pose sans cesse. Dans le traité de Maastricht en 1992, la Politique Étrangère et de Sécurité Commune (PESC) est censée être définie de manière autonome par les Européens mais elle n’est finalement qu’un pilier de l’OTAN. Or, sans politique extérieure indépendante, l’intégration politique européenne est fortement limitée.
III. Le contrepied européen : coopérations et influence sous-jacente
Les États-Unis ont donc largement influencé le processus de construction européenne, imposant sa domination géopolitique et diffusant son modèle social. Mais les rapports n’ont pas été à sens unique ; les pays européens ont aussi su bénéficier des intérêts américains, jusqu’à faire valoir leurs vues ; la construction européenne a, elle aussi, su façonner la société américaine.
La réaction à l’influence américaine dans les débuts de la construction européenne
À partir des années 1930, les États-Unis se replient dans une forme de protectionnisme, laissant le champ libre aux mouvements européistes pour développer leurs propres embryons d’union continentale. Si la plupart des projets, comme l’arrêt des hausses des tarifs douaniers de 1932 ou les projets d’unions danubiennes, sont avortés, cette situation a le mérite de voir les cercles européistes réfléchir aux modalités idéales qu’une telle union prendrait. Dans ce contexte, le modèle de base est souvent celui des États-Unis. Le fonctionnement politique de la fédération en inspire certains, comme Luigi Einaudi et George Scelle, avocats d’une fusion des nations basée sur le modèle américain. Cette mouvance restera une composante forte de la volonté d’intégration tout au long du XXème siècle, portée par divers européistes fédéralistes comme Altiero Spinelli ou Jacques Delors.
En termes de positionnement géopolitique, le rapport aux États-Unis a aussi marqué les discussions ; si pour certains, l’Europe devait être libérale et structurellement inscrite dans un bloc atlantique, d’autres identifiaient une voie propre entre capitalisme et communisme. Le modèle fédéral américain inspire donc en Europe de façon volontaire et non subie.
La reconstruction suivant le second conflit mondial a aussi vu les hommes d’affaires européens influencer les échanges économiques vis-à-vis des États-Unis, permettant d’imposer certaines conditions à l’assise américaine en Europe. Dans cette optique, des contacts sont noués dès 1944 entre patrons américains et français à la Chambre de commerce internationale (CCI) à Paris ; ceci permet aux Français de marquer de leur empreinte la forme de la reprise des échanges entre les deux pays dans les modalités du Plan Marshall (Clotilde Druelle-Korn). Les dirigeants économiques européens jouent donc un rôle prépondérant dans cette reconfiguration des relations commerciales et industrielles financée par Washington. Les canaux diplomatiques fonctionnent à double sens et les pays d’Europe savent utiliser les intérêts américains pour financer leur reconstruction (Schaufelbuehl & Vallotton, 2019). L’exemple italien est ainsi particulièrement parlant : en 1947, le premier ministre Alcide De Gasperi négocie 150 millions de dollars de prêts et le président de Fiat Vittorio Valletta permet par ses bonnes relations outre-Atlantique l’adoption d’un plan quinquennal d’octroi de 400 millions de dollars à l’Italie (La Nave, 2020). La reconstruction européenne passe alors grandement par ce redressement économique ; l’Italie, pays où les idées européistes sont très présentes (De Gasperi est un européiste convaincu) redevient un acteur économique de premier plan et sera un membre fondateur de la CECA.
La diffusion du néolibéralisme : coopération économique et scientifique
Les États-Unis sont aussi influencés par des cercles de penseurs européens une fois le contexte géopolitique de la guerre froide installé. En effet, un niveau plus profond d‘analyse permet d’observer que si l’« American Way of Life » se diffuse en Europe et dans ses institutions (comme théorisé par les penseurs marxistes Mendel et Poulantzas), la genèse du courant néolibéral est principalement européenne. C’est la coopération entre le vieux continent et la fédération atlantique qui contribue à faire de ces idées la base de la politique américaine à partir des années 1970.
La société du Mont Pèlerin en est l’illustration parfaite : ce cercle de penseurs européens porté par l’autrichien Friedrich von Hayek s’ouvre aux penseurs américains en accueillant notamment Milton Friedman. Ce groupe s’impose comme le fer de lance du néo-libéralisme, gagnant sans cesse en influence ; Hayek sera Prix Nobel en 1974, Friedman en 1976 et le français François Allais en 1988.
La société du Mont Pèlerin en 1947. Source : Mt Pèlerin.
Le rôle de ce groupe dans la conception de la politique américaine est prépondérant : c’est ce think tank qui participera à la campagne victorieuse de Richard Nixon en 1968, et qui sera derrière la politique économique foncièrement néolibérale du président. À l’international, ces mêmes racines européennes façonnent la politique américaine : au GATT (General Agreement on Tariffs and Trade), c’est la thèse néolibérale de Gottfried Haberler qui s’impose et qui définira les accords en vigueur entre 1950 et 1970 (Perron, 2020). La société du Mont Pèlerin inspire donc fortement la tendance néolibérale américaine et est responsable de ses répercussions à l’international.
Les acteurs privés européens, eux aussi, sont à l’assaut outre-Atlantique. Certains profitent des liens avec les entrepreneurs américains pour se familiariser avec le marché ; c’est le cas de l’entreprise de grande distribution belge Delhaize « Le Lion », qui dispose en 1992 de plus de 800 magasins dans 12 États américains sous le nom Food Lion (Schaufelbuehl & Vallotton, 2019).
Les phénomènes de collaboration profitent aussi au développement du marché européen, clé de voûte de la construction ; le patronat de l’industrie pharmaceutique nord-américaine et ouest-européenne s’associent au sein de groupes comme la Fédération internationale de l’industrie du médicament (FIIM) et l’Interpat à la fin des années 1960. Ceci a permis de désamorcer la concurrence des pays non-alignés en défendant le système des brevets.
Depuis 1991 : entre coopération culturelle et euroscepticisme
Ces mouvements de coopération se poursuivent après la fin de la guerre froide. Si, d’un point de vue géopolitique, l’Union européenne reste soumise à l’influence américaine au tournant du XXIè siècle, les échanges économiques, politiques et culturels sont mutuels et riches… mais se font de plus en plus à l’encontre du processus de construction européenne. Christian Topalov utilise le terme de « nébuleuse » (Topalov, 1999) pour décrire ces réseaux dont l’utilité reste primordiale mais qui se distinguent de plus en plus par une forte tendance libérale ; jusqu’à aujourd’hui, les think tanks des deux côtés de l’Atlantique contribuent à peser sur la politique européenne. Ce fut le cas en 2018, lorsque onze think tanks défendaient un accord de libre-échange entre la Grande-Bretagne et les États-Unis à la suite du Brexit… éloignant de fait le Royaume-Uni du marché européen (Schaufelbuehl & Vallotton, 2019).
Le rapport aux États-Unis est aussi un facteur de cristallisation à l’issue de la guerre froide, et ceci pour deux raisons. Premièrement, les États-Unis n’encouragent plus la construction européenne ; le besoin d’un allié sur le continent est moins fort et le pays s’inquiète de plus en plus de l’euro, monnaie unique qui concurrence le dollar (Alexandre-Collier, 2002). Deuxièmement, la fin du monde bipolaire impose une réflexion en Europe sur la position à tenir vis-à-vis des puissances américaine et russe. Chacun de ces facteurs nourrit donc le courant naissant d’euroscepticisme qui contribue à affaiblir l’Union européenne. C’est notamment le cas au Royaume-Uni, où une large partie de l’opinion apparaît imperméable à toute forme de compromis avec l’Union : le parti UKIP y est créé en 1993 – c’est le premier parti d’Europe dont la ligne politique est majoritairement basée sur l’euroscepticisme.
CONCLUSION
La construction européenne a été influencée par le modèle américain. Que ce soit par des accords diplomatiques et aides économiques conscientes et réfléchies, ou par la diffusion lente mais extrêmement profonde d’un modèle de société qui façonne les institutions européennes, les États-Unis ont pesé de tout leur poids sur l’Union européenne contemporaine et, aujourd’hui, c’est surtout dans la complémentarité que les Européens sont conduits à définir leur rôle par rapport aux États-Unis (Lefebvre, 2004).
Mais si cet aspect est celui qui ressort le plus, les rapports sont plus profonds, complexes et mutuels ; les acteurs privés, publics ou académiques européens ont su maximiser leur influence outre-Atlantique. Ce sont ces rapports qui ont aussi permis au marché européen de croître jusqu’à devenir le premier marché mondial, à la monnaie forte, qui concurrence directement les États-Unis. Ce sont aussi les idées européennes, notamment néolibérales, qui ont façonné les politiques ayant mené le pays au statut d’hyperpuissance à la fin du XXè siècle. Les rapports ne sont donc pas si unilatéraux qu’il n’y paraît.
Par Côme BONNET-BADILLÉ
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L’intégration européenne est effectivement, depuis ses débuts, un volet de l’intégration transatlantique.
Dans le cadre de la Guerre froide, le Gouvernement américain était convaincu de la nécessité d’organiser l’Europe occidentale en glacis défensif de la Côte Est et de la redresser économiquement à cette fin ; les électeurs américains avaient un autre point de vue.
Le Gouvernement américain a donc hypocritement présenté son soutien comme une faveur faite à l’Europe et s’est octroyé différents retours sur investissement : ouverture unilatérale de nombreux marchés aux entreprises américaines, facilité d’acquisition des matières premières fournies par les empires coloniaux européens.
Sa volonté de ravir le contrôle de l’Europe à l’URSS puis la Russie n’a pas empêché les USA d’opprimer les Européens : Imposant une forme d’extraterritorialité du droit fédéral, la justice américaine persécute les entreprises européens sous différents prétextes, facilitant leur rachat par leurs principaux concurrents américains.
Il apparaît toutefois que cette relation a été préjudiciable aux deux parties du Monde occidental.
D’une part, les Américains se sont enfermés dans une sorte d’hubris impérialiste qui leur fait voir chaque pays comme un hôte à parasiter ou comme un ennemi à changer en hôte.
D’autre part, l’Europe n’a jamais pu, ou même voulu, devenir une puissance au point que sa survie repose sur les efforts d’un pays dont elle ne peut contraindre le soutien.
Les deux « pars » du Monde occidental sont de plus en plus isolées sur la scène internationale, l’une parce qu’elle est incapable de proposer de partenariat « gagnant-gagnant », l’autre parce qu’elle s’est volontairement enfermée dans l’impuissance et la faiblesse.
Et, pourtant, une autre voie était (est encore?) possible:
– https://www.cvce.eu/obj/projet_de_constitution_des_etats_unis_d_europe_new_york_1944-fr-1e64890f-9a3e-4f2b-be6d-9f86aff930cc.html
– https://www.moralelaique.be/une-constitution-federale-pour-les-etats-unis-deurope-pourquoi-et-comment/