Colombie : Santos réélu, quel avenir pour le processus de La Havane ?

Colombie : Santos réélu, quel avenir pour le processus de La Havane ?

Le 15 juin 2014 Juan Manuel Santos est réélu à la présidence colombienne pour un second mandat avec 50,95% des voix face à Óscar Iván Zuluaga (45%). Cette réélection permet aux négociations de paix entamées en 2012 par Santos à Oslo, puis à La Havane de se poursuivre car Zuluaga menaçait d’y mettre fin s’il arrivait au pouvoir.

L’“ uribisme ”, clivage de la politique colombienne.

En 2010, Juan Manuel Santos le candidat du parti uribiste la “ U ” (Partido Social de Unidad Nacional, centre-droit) succède à son mentor, le président Álvaro Uribe Vélez (2002-2010). Après son accession au pouvoir, Santos prend ses distances avec la politique de son prédécesseur notamment en ce qui concerne les FARC en ouvrant la porte à des négociations, ce à quoi Uribe s’était toujours refusé. Le divorce est consommé avec la création d’un nouveau mouvement uribiste le Centro Democrático, qui devient un parti en 2014 et investit Oscar Ivan Zuluaga comme candidat aux présidentielles. La dénomination “ Centro ” ne doit pas faire oublier que ce parti n’est pas centriste mais bel et bien à la droite du spectre politique colombien. De plus pour les anti-Uribe les prétentions démocratiques du parti concordent mal avec l’exercice du pouvoir par Álvaro Uribe dont les mandats ont été entachés par des violations des droits de l’homme, pour ne citer que les affaires dites des “ parapolitiques ” et des “ faux positifs ”[1]. Si ce parti n’est pas au centre de l’échiquier politique, la figure d’Álvaro Uribe est centrale sur la scène politique colombienne.

Droite omniprésente, gauche inexistante : Santos à la recherche d’alliés.

Les trois candidats arrivés en tête du premier tour des présidentielles sont tous issus de la droite colombienne : Oscar Zuluaga représente la droite uribiste (29,25%), Juan Manuel Santos le centre-droit (25,69%) et Marta Lucia Ramirez, le Parti conservateur le parti de droite historique (15,52%). A eux trois ils rassemblent près de 70% des suffrages exprimés ce qui est habituel dans un scrutin électoral national. En effet, la gauche colombienne n’a jamais réuni plus du tiers des suffrages à des élections nationales, son meilleur score date de 1991 avec 27% des suffrages rassemblés par l’Alianza Democratica M-19 pour l’Assemblée constituante. Cette faiblesse structurelle se comprend par son histoire violente, le choix de la lutte armée dans différentes guérillas (FARC, ELN, M-19…), la répression des partis légaux comme l’Unión Patriótica dans les années 1980-1990[2]. Mais pour la présidentielle de 2014, la gauche colombienne a surtout pâti de ses divisions, de son incapacité à se renouveler, des accusations de mauvaise gestion qui l’a vise lorsqu’elle est au pouvoir au niveau local et surtout les candidats de gauche ont subi une forme de “ vote utile ” en faveur de Juan Manuel Santos par les électeurs craignant une victoire du candidat d’Uribe[3]. Santos a séduit une partie de l’électorat de gauche en promettant plus de justice sociale, d’éducation et de santé, mais surtout il est apparu comme une solution par défaut et un vote nécessaire pour sauvegarder le processus de paix[4]. En effet, au-delà des élections présidentielles il s’agit pour Santos de trouver une alliance parlementaire pour faire passer ses lois et surtout garantir la poursuite des négociations avec les FARC. Cette situation est inédite, Santos peut se targuer d’obtenir le soutien de parlementaires de la gauche au centre en passant par les écologistes et les libéraux, mais uniquement sur le sujet des négociations. Santos peut compter sur le soutien du parti libéral (premier groupe parlementaire avec 39 députés) et sur son propre parti la “ U ” (second groupe parlementaire avec 37 députés) pour faire passer d’autres lois.

La Havane : décider de la paix avec qui et à quel prix ?

Les négociations de La Havane ont été omniprésentes dans la campagne présidentielle et ont pour partie déterminé son issue. Ces négociations ont provoqué de vifs débats en Colombie. Si le désir de paix est évidemment partagé par tous, la question du “ prix de la paix ” divise les Colombiens. En effet, les négociations posent les questions délicates de la justice transitionnelle, du nécessaire désarmement des groupes armés qui ne peut advenir que s’ils disposent de garanties suffisantes concernant leur amnistie et leur réinsertion dans la société. Une nécessité qui semble s’opposer à l’impératif besoin de justice et de vérité pour les familles des victimes. Pour certains Colombiens, on ne peut tout simplement pas négocier avec des terroristes, il faut donc obtenir leur désarmement par la force. Ces tenants d’une ligne intransigeante avec les FARC sont généralement des partisans de Zuluaga. Pour d’autres les négociations sont la seule manière de pacifier le pays sur le long terme car les opérations militaires ne peuvent à elle seules garantir une paix durable. Ces tenants d’une ligne plus pragmatique ont généralement voté Santos. Toutefois on ne peut pas simplifier ce sujet à un affrontement entre “ pro ” et “ anti ”-négociations car des critiques ont été émise sur la forme même de celles-ci.

L’absence de représentants des victimes et le manque de transparence des négociations ont été critiqués par certaines associations de défense des victimes. Elles ont fait prévaloir le fait qu’un simple accord entre l’Etat et la guérilla ne saurait être viable sans l’implication de toute la population colombienne dans la résolution du conflit. On peut opposer le fait que les négociations de paix soient nécessairement opaques, permettant ainsi aux négociateurs de se débarrasser des postures politiques pour trouver un terrain d’entente. On peut également invoquer les efforts du gouvernement comme la mise en place d’une plate-forme internet sur laquelle les citoyens peuvent s’exprimer et formuler des propositions. Mais ce dispositif participatif n’a pas été jugé suffisant dans la mesure où il n’y a pas d’obligation pour les négociateurs de le consulter. Face aux revendications de la société civile, le gouvernement a fait intervenir des représentants d’association de défense des droits des victimes. Leur présence a été saluée par des observateurs comme une avancée majeure pour la paix. Bien que leurs interventions se soient essentiellement limitées à des témoignages et des propositions sur le sujet des dédommagements, la présence des représentants des victimes civiles dans des négociations de paix est inédite[5]. Cette participation peut également s’analyser comme un moyen habile du gouvernement colombien d’apparaitre comme à l’écoute de ses citoyens, sans pour autant pousser plus loin la participation de la société civile dans les négociations, par exemple en intégrant de manière plus régulière des représentants d’associations des victimes.

La feuille de route de La Havane.

Les négociations ont commencé en octobre 2012 à Oslo et se poursuivent aujourd’hui à La Havane avec la participation du Chili (choisi comme pays latino-américain dont le président d’alors Sebastian Piñera était considéré comme proche politiquement de Santos), de la Norvège (premier pays hôte et dont la neutralité et l’expertise en matière de négociation internationale sont reconnues) et de Cuba (le pays hôte, proche politiquement des FARC)[6].

En 2012, un “ accord général pour la fin du conflit et pour la construction d’une paix stable et durable ” a été signé par les parties. Il prévoit 5 points de discussion relevés par l’association Réseau France-Colombie[7] :

“     1. La politique de développement rurale: Une démocratisation de l’accès à la terre, une officialisation de propriété, porter un développement aux régions les plus éloignées et réduire la misère. Le programme envisage la question de sécurité alimentaire.

  1. La participation politique : Inclure des garanties réelles pour l’exercice de l’activité politique des nouveaux mouvements qui surgissent de la négociation. Stimuler « une plus grande participation dans la politique nationale, régionale et locale de tous les secteurs, spécialement les plus vulnérables ».
  2.  La fin du conflit : Contrairement aux précédents, ce processus projette expressément des but précis comme une cessation bilatérale et définitive des hostilités; L’abandon des armes et la réincorporation des FARC à la vie civile (l’économique, le social et politique), conformément à ses intérêts; La révision de la situation des guérilleros emprisonnés. Il y a une garantie exprimée de l’État de lutter contre les groupes qui peuvent attenter aux démobilisés.
  3. Les drogues illicites : Le programme envisage une substitution des champs de drogues avec des plans intégraux de développement et une récupération environnementale de zones affectées par le trafic de stupéfiants. Aussi, la mise en place de programmes pour la prévention de la consommation et de la commercialisation de narcotiques.
  4. Les victimes: L’accord prévoit des discussions sur la manière dont les victimes du conflit doivent être prises en compte. Cela comprend le volet de leur droit à la réparation, à la justice, à la vérité et à la garantie de non-répétition. ”

Ces 5 points touchent au cœur du conflit, à ses causes, ses manifestations et ses conséquences les plus profondes. L’accord cherche à mettre fin à la marginalisation des populations rurales en développant économiquement ces régions et en proposant des alternatives à la culture des drogues. L’accord envisage également de réinsérer les combattants dans la société, à garantir la libre-expression de nouveaux mouvements politiques pacifiques pour éviter une réédition de l’échec de l’UP. Enfin et surtout, l’accord vise à permettre la réconciliation via un droit à la justice et à la vérité reconnu à tous pour mettre fin aux cycles de violence.

Les points concernant le développement rural, la participation politique et les drogues illicites ont fait l’objet de discussion et de résultats satisfaisants selon les parties. Les négociations porteraient actuellement sur la question des victimes et des réparations et surtout sur le point essentiel de la fin effective du conflit, c’est-à-dire le désarmement.

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Légende : (de gauche à droite) effigie grandeur nature de Simón Trinidad de son vrai nom Ricardo Palmera, chef FARC capturé en Equateur, il est extradé aux Etats-Unis en 2004 et condamné à 60 ans de prison pour l’enlèvement de trois citoyens américains. Iván Márquez au centre de son vrai nom Luciano Marín est le n°2 des FARC et le chef de la délégation présente aux négociations. A droite, Jesús Santrich (Seusis Hernández) est le bras droit d’Iván Márquez. Crédit photo : Archivo/VANGUARDIA LIBERAL) Vanguardia.com – Galvis Ramírez y Cía. S.A.

Les obstacles à la réussite des négociations : absence de paix sur le terrain, déficit de confiance et agendas différents.

Le point du désarmement des groupes armés est le sujet le plus épineux des négociations. Rappelons qu’elles se déroulent alors qu’aucun cessez-le-feu n’est en vigueur sur le terrain, que les belligérants nourrissent une méfiance réciproque et qu’ils ont des calendriers politiques différents.

Premièrement les violences continuent, certes elles n’ont pas le degré de celles du début des années 2000 mais chaque assassinat et attentat fragilise un peu plus les négociations. Récemment des attentats ont été attribués au FARC dans le nord-est du pays[8], de plus d’autres groupes armés n’ont pas l’intention de cesser le combat et ne participent pas aux négociations comme l’ELN la deuxième guérilla du pays[9]. De plus, les FARC exigent la démobilisation des groupes paramilitaires encore en activité[10].

Deuxièmement, ce cycle de négociations est le quatrième qui met autour d’une table le gouvernement et les FARC[11], rappelons que chaque rupture des négociations s’est accompagné d’une reprise encore plus violente du conflit. Les échecs passés pèsent sur les négociations actuelles et ce déficit de confiance amène les parties à rester mobilisées en cas de nouvel échec. Ainsi chaque déclaration d’une des parties peut être mal interprétée et menace de faire échouer les négociations.

Troisièmement, les FARC et le gouvernement colombien n’ont pas les mêmes horizons temporels et le rythme différent de leurs agendas peut conduire à l’échec des négociations. De son côté le gouvernement colombien espère des résultats rapides, car Santos veut prouver qu’il a eu raison de négocier avec les FARC et surtout remplir sa promesse de campagne : les négociations jusqu’à la paix. De l’autre, la guérilla des FARC certes exsangue ne veut pas se précipiter et les leçons du passé lui conseillent la prudence lorsque le gouvernement parle de réintégration politique alors que des paramilitaires sont toujours en activité. Ainsi la volonté du gouvernement d’accélérer les négociations en proclamant unilatéralement la création d’un “ Commandement stratégique ” ayant pour objectif de superviser le désarmement des FARC sans leur accord formel a été très mal vue par ces derniers. La guérilla a répliqué en proclamant la constitution d’un “ Commandement guérillero de normalisation ” chargé d’“ étudier le retour de l’armée à son rôle constitutionnel ”[12]. Cette guerre des “ commandements ” illustre bien le manque total de confiance entre les parties. Pour le gouvernement, la lenteur des débats sur le point fondamental de la démobilisation est la preuve du manque de bonne volonté des FARC qui chercheraient à gagner du temps, de la reconnaissance, voire à faire porter le chapeau de l’échec des négociations et d’une reprise éventuelle du conflit sur le gouvernement. Pour les FARC cette décision unilatérale serait la preuve que le gouvernement cherche à les désarmer pour mieux les anéantir, la nomination du général Javier Flores à la tête du “ Commandement stratégique ”, un militaire ayant participé à la lutte antiguérilla prouverait ainsi les mauvaises intentions du gouvernement.

Des raisons d’espérer.

Si certains points fondamentaux des négociations n’ont toujours pas été résolu, les négociations ne sont pas pour autant vouées à l’échec. De nombreuses avancées ont été obtenues, l’accord de 2012 en est déjà une en soi par son ambition et par l’ensemble des sujets qu’il aborde. La réunion du gouvernement et de la guérilla autour d’une même table ainsi que la réélection du président qui soutient ce processus est la preuve du soutien aux négociations de la majorité des Colombiens. Surtout, après plus de six décennies de conflit le désir de paix est plus que jamais d’actualité. En effet plusieurs générations n’ont connu que la guerre. La reddition fin août 2014 de Simon Bernate un des chefs des FARC qui s’est déclaré “ fatigué de la guerre ” incarne bien cette lassitude générale[13].

Un autre signe de l’évolution positive de la situation est l’accord entre les FARC et le gouvernement sur une Commission visant à établir une version commune de l’histoire colombienne[14]. Cette Commission a le mérite d’étudier une des causes du conflit et de sa permanence : l’amnésie historique. Si la Colombie se penche sur son histoire et trouve un terrain d’entente pour regarder son passé en face, elle pourra enfin envisager un avenir de paix.

Nicolas SAUVAIN

Pour en savoir plus sur les négociations. Consulter le site de La Vanguardia (en espagnol) : Articles et fil d’actualité Twitter sur le thème des négociations. Infographie sur les négociations.

[1] Lire les articles sur Classe Internationales les articles sur l’histoire du conflit colombien et l’interview.

[2] Lire sur Classe Internationale : “ Histoire du conflit armé colombien ”, voir “ L’UP l’espoir de paix fracassé ”.

[3]Article de Marie Delcas “  A la veille de l’élection présidentielle la gauche colombienne se retrouve marginalisée ”, publié le 23.05.2014 disponible sur Le Monde.fr consulté le 27/08/14.

[4]“ Colombie : Juan Manuel Santos devra gouverner avec ses alliances ” publié sur rfi.fr le 16/06/14 consulté le 27/08/14.

[5] “ En annonçant, vendredi 15 août, les noms des 12 personnes qui vont se rendre à Cuba, le coordinateur des Nations unies pour la Colombie, Fabrizio Hochschild, n’a pas caché sa fierté : “ C’est la première fois dans l’histoire de la gestion de conflits que nous tentons cette expérience ”, a expliqué le diplomate. La délégation représente à la fois les victimes des FARC, de l’armée officielle et des paramilitaires. Ce sont les Nations unies et l’université nationale de Colombie qui ont sélectionné les représentants, 60 au total. Un premier groupe va participer à une audition prévue samedi 16 août à La Havane. ”, publié le 16/08/2014 sur rfi.fr

[6] Diplomatie magazine n°65 « Turquie, un Etat en crise ? » novembre-décembre 2013. Dorly Castañeda “ Quelle paix pour la Colombie ?”.

[7] “ Historique des négociations de paix ” disponible sur Réseau France-Colombie, consulté le 10/09/14.

[8]“ Colombie : un mort et trois blessés dans deux attentats attribués aux FARC ” publié sur Le Soir.be le 06/09/14 consulté le 10/09/14

[9] “ Colombie : un guérillero abattu lors d’une tentative d’attentat ” publié sur Le Monde.fr le 09/06/2014, consulté le 10/09/14.

[10] La démobilisation des AUC (Autodéfenses Unies de Colombie) dans les années 2005 et 2006 sous Uribe, n’a pas mis fin à la violence certains groupes paramilitaires ont poursuivi leurs activités criminelles. Le gouvernement colombien les désigne sous le terme de BACRIM (bandes criminelles).

[11] “ Pendant la période comprise entre 1991 et 2007, selon le Programme des Nations Unies pour le Développement, il y a eu 10 cycles de négociations avec la guérilla de l’Armée de libération Nationale (ELN). En ce qui concerne les FARC, il y a eu 4 cycles de négociations, toujours sans succès. ” disponible sur Réseau France-Colombie consulté le 10/09/14

[12]“ Colombie: les FARC réclament la “suppression totale” des groupes paramilitaires ”, AFP – La Havane, publié sur La presse.ca le 02/09/2014, consulté le 10/09/14.

[13] “ Colombie : un chef des FARC se rend aux autorités ” publié sur rfi.fr le 31/08/14 consulté le 10/09/14.

[14] “ Colombie : gouvernement et FARC prêts à préparer un cessez-le-feu ” publié sur rfi.fr le 23/08/14 consulté le 10/09/14

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