La Tunisie de Kaïs Saïed : les ressorts d’un autoritarisme nouveau
Par Hugo CLERC
25 juillet 2021, jour de la fête de la République, palais présidentiel de Carthage. Sur fond de crise politique, sociale et sanitaire, le Président Kaïs Saïed, entouré des responsables des forces de sécurité du pays, annonce la mise en place d’un état d’exception sur le fondement douteux de l’article 80 de la Constitution1. Le gouvernement d’Hichem Mechichi est limogé, les activités du Parlement gelées et le pouvoir exécutif assuré par le Président, seul. Saluée par une partie de la population fatiguée de la paralysie des institutions mais condamnée par l’opposition comme un « coup d’État constitutionnel », cette décision a révélé les divisions de la société tunisienne. Chez tous, cependant, une même impression : celle de vivre un tournant dans la vie politique du pays.
Depuis cette date, une nouvelle pratique du pouvoir, aussi bien sur la forme que le fond, s’est installée en Tunisie. Une pratique avant tout caractérisée par un exercice beaucoup plus autoritaire et solitaire du pouvoir. Décrets après décrets, le locataire du palais de Carthage a marginalisé les oppositions et instances s’opposant à son projet de démocratie directe avant d’ancrer cet hyperprésidentialisme dans le marbre d’une nouvelle Constitution. Rédigée par Kaïs Saïed lui-même, la Constitution adoptée le 25 juillet 2022 – malgré 70% d’abstention – consacre l’irresponsabilité et l’impunité du chef de l’État et réduit le Parlement à un rôle secondaire. Mais le changement n’est pas qu ‘institutionnel. Depuis le début de son aventure solitaire, Kaïs Saïed impose un populisme identitaire aux relents complotistes et racistes à l’ensemble de la vie politique tunisienne. Presse, opposition, magistrats, organisations internationales…tous ont successivement fait les frais d’une stratégie de communication outrancière, désignant en continu de nouveaux bouc-émissaires pour cacher la déroute économique du pays. Dernière cible en date : Rached Ghannouchi, chef historique du parti islamiste Ennahda et leader de l’opposition, placé le 17 avril sous mandat de dépôt pour « incitation à la guerre civile ».
Mais si tout semble avoir été bouleversé ce 25 juillet, rien n’a vraiment changé pour les Tunisiens. Derrière cette nouvelle pratique du pouvoir, Kaïs Saïed n’a pas entrepris de réforme de fond sur le plan social et économique, alors même qu’il reprochait à la « transition démocratique »2 d’avoir volé au peuple son droit à la « dignité »3 . Conséquences : les problèmes structurels de la Tunisie (désindustrialisation, chômage de masse, manque de débouchés pour les jeunes diplômés, perte de confiance vis-à-vis du politique) continuent de s’aggraver. Entre rupture institutionnelle et immobilisme économique, comment comprendre le système mis en place par Kaïs Saïed ?
Si l’idée d’un retour à l’ancien régime est régulièrement avancée par les analystes, elle reste largement insuffisante pour saisir les rouages du saïedisme. Par son projet, son style et sa pratique du pouvoir, le système du Président Saïed se différencie largement de ceux auparavant mis en œuvre par Bourguiba ou Ben Ali. Le saïedisme est un autoritarisme nouveau dans l’histoire politique tunisienne. Cet article tentera d’en présenter les ressorts.
I. Le projet saïedien : « corriger » le cours d’une Révolution « trahie »
Élu sans parti et sans programme précis, Saïed représentait en 2019 le choix de l’anti-système. Plus qu’une adhésion à ses idéologies conservatrices, son élection se comprend dans un rapport critique à la démocratie parlementaire et à l’ensemble des pratiques politiques nées après la chute de Ben Ali.
A. Les espoirs déçus de la transition post Ben Ali : le terreau du saïedisme
En votant Saïed, les Tunisiens ont sanctionné l’incapacité des acteurs de la transition à répondre aux aspirations de la Révolution.
Aux aspirations démocratiques d’abord. Alors que la fuite de l’autocrate Z. Ben Ali le 14 janvier 2011 avait alimenté l’espoir d’une meilleure représentation, le processus de transition démocratique a déçu, et ce malgré de réelles avancées (élections libres organisées par une instance indépendante, garantie par la Constitution de 2014 du respect des libertés fondamentales, notamment de culte et de conscience). Une des explications tient à l’absence de renouvellement de la classe politique. La transition a en effet largement été incarnée par des figures présentes depuis longtemps dans le jeu politique, à l’instar de Béji Caïd Essebsi. Ministre de la Défense sous Bourguiba dès 1969, ce vétéran de l’ancien régime est devenu en 2014 le premier président de la seconde République, avant de décéder en cours de mandat.
En outre, le processus de transition s’est embourbé dans le jeu des partis politiques. Si l’Assemblée Constituante était parvenue en 2014 à dépasser les tensions et ratifier une nouvelle Constitution (notamment grâce à l’action du « quartet du dialogue national »4, lauréat du prix Nobel de la Paix en 2015), les compromis entre formations politiques n’ont par la suite pas permis de transcender les intérêts partisans. C’est le cas entre autres du compromis devenu alliance entre les deux principales forces politiques du pays : les néo-bourguibistes de Nidaa Tounes et les islamistes d’Ennahada. Contre-nature, cette alliance a plongé le pays dans l’immobilisme, comme l’a démontré l’incapacité des députés après plusieurs années à se mettre d’accord pour désigner 4 des 12 membres du Conseil Constitutionnel. Plus profondément, cette alliance a brouillé les repères politiques et largement discrédité les partis. À cela s’ajoutant le maintien de dérives anciennes (corruption, collusion entre milieux d’affaires et la classe politique, tentatives népotistes), de nombreux citoyens ont perdu l’espoir d’un changement par le vote. Conséquence : le recul progressif du nombre de votants d’élection en élection entre 2011 et 2019.
Mais c’est surtout parce qu’elle n’a pas su répondre aux aspirations sociales et économiques des manifestants que cette transition a déçu. Alors qu’elles étaient responsables des soulèvements en 2010, les questions de dignité économique, d’accès à l’emploi ou encore d’inégalités territoriales ont été secondaires dans une transition avant tout appréhendée dans ses aspects institutionnels. Par conséquent, les dysfonctionnements économiques de l’ancien régime se sont maintenus : secteur privé de l’emploi faible, économie de rente systématique, régions intérieures marginalisées… Pire, la situation économique générale du pays s’est dégradée, en raison notamment de la faiblesse des investissements et de l’instabilité sécuritaire minant l’activité touristique. En plus d’un ralentissement de plus de moitié de la croissance par rapport à la décennie précédente, la décennie 2010 a vu l’endettement de l’État presque doubler (43% du PIB en 2010 contre 72% en 2019) et le déficit commercial exploser, en partie à cause d’une forte dépréciation du dinar par rapport aux principales monnaies d’échange. Quant à la jeunesse, en première ligne des manifestations de 2010, ses difficultés à transiter vers l’emploi n’ont pas été résolues, malgré les taux de diplomation les plus élevés de tout le Maghreb. Situé légèrement en dessous de 30% dans la décennie 2000, le chômage des moins de 24 ans s’est stabilisé depuis la révolution aux alentours des 35%, soit 20 points au-dessus de la moyenne nationale. Une situation vécue comme un déclassement par rapport à la génération précédente.
B. Contre la révolution « trahie », le peuple : la rhétorique populiste saïedienne
En se nourrissant de ces espoirs déçus, Kaïs Saïed a creusé son sillon. Tant par le style que le discours, l’ancien constitutionnaliste a réussi à s’imposer progressivement comme le vote sanction contre cette transition. Impliqué dans la Révolution tout en restant loin des jeux partisans de la transition, Kaïs Saïed s’est construit, au fil de ses nombreuses interventions sur les plateaux TV, l’image d’un homme intègre et droit, à même de s’opposer à la corruption et aux autres dérives lancinantes de l’establishment politique. Profitant de cette image positive, Kaïs Saïed a ainsi pu faire campagne sur le thème d’une « révolution trahie » par l’incurie des partis et de leurs dirigeants, tout en faisant la promesse de redonner au peuple la maîtrise de son « destin ». C’est dans cette perspective que le discours de Kaïs Saïed peut être qualifié de populiste5. Reprenant à son profit le slogan révolutionnaire « le peuple veut » (echaâb yourid), ce dernier s’est présenté comme un simple serviteur de la volonté d’un peuple tunisien unifié, systématiquement opposé dans le discours à des élites jugées illégitimes et corrompues. « Je n’ai pas de programme électoral. Le programme c’est la volonté populaire » avait-il d’ailleurs lancé lors du débat d’entre-deux-tours l’opposant au magnat des médias, Nabil Karoui.
Si sa prise de pouvoir solitaire interroge sur les intentions présentées lors de la campagne, Kaïs Saïed n’a pas abandonné cette rhétorique populiste visant à construire « par la base »6 la démocratie. Aussi bien le 25 juillet 2021, que lors de la présentation de la nouvelle Constitution, Kaïs Saïed a présenté les changements institutionnels comme des réponses aux aspirations démocratiques des révolutionnaires. Difficile cependant de voir en quoi ces changements procèdent d’une volonté de restituer le pouvoir au peuple. Alors qu’il avait fait de la décentralisation la pièce centrale de cette inversion de la pyramide du pouvoir, la nouvelle Constitution, entrée en vigueur le 16 août dernier, ne répond pas à cette volonté. Sans construire de représentativité par la base, celle-ci réduit à quasi-néant les prérogatives conférées aux institutions de la démocratie représentative. Les Tunisiens ont d’ailleurs bien saisi la faible utilité de ces institutions remodelées : aux élections législatives d’octobre 2022, seul 11% du corps électoral s’est rendu aux urnes. Minant la représentation parlementaire, échouant à créer une démocratie directe, le projet saïedien de démocratie par la base n’a eu pour l’instant pour seule conséquence que le renforcement d’un étage de la pyramide institutionnelle : le sommet.
II. Le style saïedien : du moralisme à la fuite en avant complotiste
C’est également par son projet de société et la rhétorique qui l’accompagne que le saïedisme se différencie des régimes précédents. Défendant une souveraineté économique et identitaire, Kaïs Saïed s’est lancé dans une traque sans fin d’un étranger diabolisé pour protéger une société tunisienne largement fantasmée.
A. Du conservatisme social au populisme identitaire
Mêlant conservatisme et souverainisme, le projet politique saïedien a pour objectif de bâtir une démocratie dans laquelle les normes légales, économiques et morales seraient « authentiquement tunisiennes », ou plutôt authentiquement saïediennes. La conception de ce qui relève de l’identité tunisienne est en effet largement à la discrétion d’un Président qui n’hésite pas à écarter de sa définition toutes les pratiques n’étant pas en phase avec son projet politique conservateur. Pour lui, l’identité tunisienne se définit avant tout – si ce n’est exclusivement – par sa dimension arabo-musulmane. La Constitution de 2022 illustre l’importance de ce référent identitaire dans le projet saïedien. En plus de désormais consacrer à son article 5 (rédigé par Saïed lui-même) l’appartenance de la Tunisie à la « communauté islamique » (umma islâmiyya), le nouveau texte constitutionnel supprime toute référence à la notion d’état civil. Interviewé dans Le Monde, Sadok Belaïd, Président de la commission consultative sur la nouvelle Constitution, a dénoncé vigoureusement l’introduction de ces changements par Saïed et pointé le risque d’une « utilisation orientée vers un conservatisme rigoureux, vers un retour aux âges obscurs de la civilisation islamique »7.
Au-delà de ce risque, la survalorisation de ce référent identitaire inquiète par l’utilisation rhétorique que le Président en fait. Citant volontiers le Coran, les hadîths (actes et paroles du Prophète de l’islam) ou Omar Ibn al Khattab (deuxième calife de l’islam) pour justifier son action politique, Saïed instrumentalise le référent religieux pour imposer un discours moral à l’ensemble de la politique tunisienne. Réduisant les problèmes économiques et sociaux à des dilemmes moraux binaires opposant le bien au mal, ce populisme moralisateur s’illustre parfaitement dans l’action présidentielle menée face à la crise économique actuelle. Au cours d’un échange avec le Président de l’Union tunisienne de l’industrie (principale organisation patronale du pays), Kaïs Saïed réclamait des commerçants une baisse des prix au motif qu’« un vrai musulman ne dort pas pendant que son voisin a faim et n’a pas de repas »8. Ainsi, tout en réprimant l’islamo-conservatisme d’Ennahda (principal parti d’opposition), Kaïs Saïed exploite l’ordre moral religieux afin de dissimuler son immobilisme économique.
B. Contre la crise, la rhétorique complotiste
La fuite en avant saïedienne va plus loin. Alors que le défaut souverain du pays est de plus en plus probable, le Président s’entête dans un souverainisme radical déconnecté de la réalité économique et financière du pays. Acculée par le remboursement de la dette et le paiement d’une fonction publique représentant à eux deux plus de deux tiers du budget de l’État, la Tunisie n’est pas en mesure d’entreprendre les investissements que nécessiterait une relance économique. Dans l’immédiat, « compter sur soi-même » comme le prône le Président n’est donc pas une véritable alternative. Mais qu’importe : le Président continue de nourrir l’idée que l’économie tunisienne se porterait bien si elle n’était pas minée par les « non patriotes »9. Kaïs Saïed multiplie ainsi les boucs émissaires : Ancien Régime, ONG, FMI, opposants politiques, finance… Tous ont successivement été tenus responsables de la crise économique. Le Président n’hésite d’ailleurs pas, pour justifier cela, à monter en épingle des contre-vérités, telle l’idée que 95% des produits des marchés de gros sont « entre les mains de rapaces » spéculant sur le dos du peuple, ou à embrasser des théories du complot racistes. Largement condamnés par la communauté internationale, ses propos accusant les migrants subsahariens de « violence, de crimes et d’actes inacceptables » d’une part et d’un « plan criminel visant à modifier la composition démographique du pays »10 d’autre part s’inscrivent dans cette fabrication continue de boucs émissaires, qu’ils soient étrangers ou non. Dégradant l’image internationale d’un pays qui apparaissait jusqu’à récemment (et peut-être de façon excessive) comme « la success story démocratique »11 des Printemps arabes, le pouvoir saïedien s’enfonce dans une réalité parallèle et un isolement inédits et inquiétants.
Manifestations du 25 Février 2023 à Tunis suite aux propos de Kaïs Saïed sur les migrants subsahariens (crédits: africanews, AFP)
III. La pratique du pouvoir : un autoritarisme nouveau…jusqu’où ?
A. Pouvoir solitaire… et solitude du pouvoir
Le saïedisme marque indéniablement le retour d’une vie politique tunisienne incarnée par un seul homme, comme sous Ben Ali avant la révolution. À la tête d’un régime autoritaire clientéliste réprimant les oppositions, l’ancien dictateur décédé en 2019 a, pendant 23 ans, exercé un pouvoir discrétionnaire sur l’orientation politique et diplomatique du régime ; un régime qu’il personnifiait en Tunisie comme à l’étranger (le slogan « dégage » des manifestants de 2011 adressé à Ben Ali signifiait plus largement la volonté d’un changement de régime). Pourtant, cette pratique du pouvoir était, sur bien des aspects, moins solitaire que celle du Président Saïed. Ben Ali pouvait en effet compter sur le soutien de réseaux ou d’institutions clés qui lui ont permis d’ancrer son pouvoir sur le long terme. En plus d’un clan sans cesse élargi et à l’influence considérable, l’ancien autocrate pouvait également compter sur le soutien sans faille de son parti (le Rassemblement Constitutionnel Démocratique), des forces de sécurité du pays mais également des chancelleries occidentales qui voyaient en lui un élément de stabilité. Jusqu’au dernier moment, celles-ci ont d’ailleurs essayé d’éviter le changement de régime, comme en témoigne la proposition formulée deux jours avant la chute du régime par Michèle Alliot-Marie (alors ministre des Affaires étrangères) de coopérer grâce au « savoir–faire » des forces de sécurité françaises « afin que le droit de manifester soit assuré de même que la sécurité »12 …
Saïed est quant à lui bien plus isolé. Sans structure partisane lui permettant de relayer ses idées et son action politique, il incarne seul son projet sur la scène politique, face à une opposition désormais coalisée. Le Président a marginalisé tout intermédiaire entre lui et les médias : entouré de ministres pour la plupart inconnus du grand public (à commencer par la première ministre Najla Bouden, novice en politique), l’entièreté du système repose sur sa présence permanente. Kaïs Saïed ne bénéficie pas non plus du soutien des ONG (qu’il considère à la solde de l’étranger), ni des syndicats et notamment de la puissante UGTT (Union générale tunisienne du travail). Restée un moment silencieuse, la principale centrale syndicale du pays porte un discours de plus en plus virulent à l’encontre d’un gouvernement jugé responsable d’une « détérioration inédite » de la situation sociale du pays. Diplomatiquement, la situation n’est pas forcément meilleure. Certes, Saïed peut encore compter sur le soutien des chancelleries européennes, notamment de l’Italie de Giorgia Meloni qui voit en lui un rempart contre les migrations clandestines, ainsi que sur les derniers tenants du nationalisme arabe (Algérie, Syrie, Palestine). Néanmoins, le projet saïedien a surtout eu pour effet d’éloigner la Tunisie de certains partenaires traditionnels, notamment le Maroc. Accueillant en août dernier à la TICAD-8 (Tokyo International Conference on African Development) le chef du Front Polisario13, Kaïs Saïed a rompu la neutralité tunisienne sur la question sahraouie et provoqué une crise diplomatique avec le royaume chérifien. Plus largement, son discours complotiste sur « l’étranger » a éloigné les donateurs et investisseurs internationaux du pays, de plus en plus sceptiques sur la capacité du président à résoudre les problèmes économiques structurels du pays.
Kaïs Saïed accueillant le chef du Front Polisario Brahim Ghali à l’occasion de la TICAD-8 (crédits: Reuters)
B. Une solitude intenable ? Le saïedisme, un populisme sans le peuple
Avec une Constitution approuvée par 28% du corps électoral et une assemblée élue avec 90% d’abstention, le projet saïedien se fait sans le « peuple » alors même qu’il s’en réclame en permanence. Cette lassitude vis-à-vis du politique s’était déjà progressivement accrue dans la décennie 2010, mais Kaïs Saïed a encore davantage détourné les Tunisiens de la politique. Nombre d’entre eux ont perdu espoir en la possibilité de changement par la voie politique. La migration s’est ainsi imposée pour beaucoup comme la seule possibilité de sortir du déclassement. Alors qu’ils n’étaient « que » 2600 en 2019 – année d’élection de Saïed – à avoir rejoint clandestinement les côtes italiennes, plus de 18 000 migrants tunisiens sont arrivés en 2022 en Italie. Et cela sans compter le nombre de migrants interceptés, lui aussi en hausse, et surtout, les personnes ayant perdu la vie lors de la traversée. Sur la seule année 2022, 581 migrants sont morts aux larges des côtes tunisiennes en tentant de traverser14.
Alors que l’opposition peine à se réapproprier cette critique du régime, une question brûle les lèvres : combien de temps la situation peut-elle continuer ainsi ? Les prochaines élections présidentielles en 2024 pourraient potentiellement rebattre les cartes. Cependant, le bon déroulement de celles-ci semble déjà compromis. Instrumentalisant régulièrement l’idée d’« atteinte à la sûreté de l’État » pour réprimer l’opposition, Saïed ne paraît pas disposé à créer un climat favorable à la tenue d’élections libres et équitables. Il serait pour autant présomptueux d’assumer que l’autoritarisme solitaire saïedien va s’inscrire dans la durée. Si ses aboutissements institutionnels ont déçu, la Révolution a ouvert la voie à des aspirations nouvelles, encore aujourd’hui largement partagées. Environ trois quarts des Tunisiens interrogés considéraient dans le dernier sondage de l’Arab Barometer que la démocratie est le meilleur des systèmes15. Mais la transition linéaire de l’autoritarisme à la démocratie n’existe pas : « l’apprentissage de la démocratie »16 est un chemin souvent sinueux, parfois chaotique, toujours inscrit dans le temps long. Chemin que la Tunisie poursuivra, si « le peuple veut ».
Hugo CLERC
Notes de bas de page
- Le débat porte sur la lecture élargie faite par le Président du « péril imminent », condition fixée par l’article 80 pour prendre des mesures exceptionnelles.
- Expression utilisée pour qualifier la transition politique débutée après la fuite de Ben Ali le 14 janvier 2011. Sur les problèmes posés par l’usage de cette expression, voir https://www.monde-diplomatique.fr/2022/11/BRESILLON/65270
- D’après l’un des slogans de la Révolution, “liberté, travail, dignité”
- Ce quartet était constitué de 4 organisations ayant accompagné les partis dans leurs négociations : l’Union Générale Tunisienne du Travail, l’Union Tunisienne de l’industrie, du commerce et de l’artisanat, l’ordre nationale des avocats de Tunisie et la ligue tunisienne des droits de l’homme
- La notion de “populisme” est utilisée selon la définition qu’en donnent Mudde et Rovira Kaltwasser, à savoir “ l’affirmation d’une distinction entre un peuple pur et des élites corrompues” et la réduction de la politique à” l’expression de la volonté générale du peuple”. Sur l’ambiguïté de ce concept, voir l’article d’E. Gobbe sur le populisme de Saïed : https://shs.hal.science/halshs-03613984/document
- Sur ce projet de démocratie “par la base”, voir les infographies du média tunisien indépendant Inkyfada : https://inkyfada.com/fr/2021/10/19/kais-saied-construction-democratie-base-tunisie/
- L’interview complète de Sadok Belaïd : https://www.lemonde.fr/afrique/article/2022/07/03/tunisie-le-projet-presidentiel-de-nouvelle-constitution-est-dangereux_6133181_3212.html
- Eric Gobe. Le populisme de Kais Saïed comme cristallisation de la crise du régime parlementaire tunisien. 2022 (https://shs.hal.science/halshs-03613984/document )
- Selon les mots utilisés par le Président le 6 avril lors des commémorations du 23è anniversaire de la mort d’Habib Bourguiba
- Sur le traitement des migrants subsahariens dans la Tunisie de Kaïs Saïed, voir https://www.monde-diplomatique.fr/2023/05/BRESILLON/65766
- Cette expression a largement été alimentée par l’idée d’une “exception tunisienne”. Sur ce point, voir Michel Camau, L’Exception tunisienne. Variations sur un mythe, IRMC-Karthala, Paris, 2018.
- https://www.assemblee-nationale.fr/13/cri/2010-2011/20110091.asp#INTER_5
- Créé en 1973, le Front Polisario est un mouvement politique et armé revendiquant depuis le départ de la puissance coloniale espagnole la souveraineté de la République Arabe Sahraouie démocratique sur le Sahara Occidental. Ce territoire est également revendiqué par le Maroc, qui en contrôle actuellement 80%.
- Selon les chiffres du FTDES (Forum Tunisien pour les Droits Économiques et Sociaux) : https://ftdes.net/statistiques-migration-2022/
- 72% étaient d’accord avec l’affirmation suivante : “ Democratic system may have problems, yet they are better than any other systems”. Pour le rapport complet : https://www.arabbarometer.org/wp-content/uploads/AB7-Tunisia-Report-EN.pdf
- D’après le titre de l’ouvrage de Khadija Mohsen-Finan Tunisie, l’apprentissage de la démocratie, paru en 2021
Sources :
• Ouvrages
K. Mohsen-Finan, L’apprentissage de la démocratie, Paris, 2021, Ed. Nouveau monde
Michel Camau, L’Exception tunisienne. Variations sur un mythe, IRMC-Karthala, Paris, 2018.
• Articles académiques
Eric Gobe. Le populisme de Kais Saïed comme cristallisation de la crise du régime parlementaire tunisien. 2022
Jean-Philippe Bras, « Tunisie. La constitution de Kaïs Saïed signifie-t-elle la fin du compromis sur le statut constitutionnel de l’islam ? ». Focus de l’Observatoire international du religieux [en ligne], août 2022
• Articles de presse, revues spécialisées et podcasts
https://legrandcontinent.eu/fr/2023/03/07/la-derive-saied/
https://www.monde-diplomatique.fr/2022/11/BRESILLON/65270
https://www.monde-diplomatique.fr/2023/05/BRESILLON/65766
https://nawaat.org/2023/04/18/politique-economique-de-kais-saied-fmi-brics-et-pensee-magique/
https://kapitalis.com/tunisie/2023/02/14/la-tunisie-entre-theorie-du-complot-et-conspirationnisme/
https://inkyfada.com/fr/2023/03/24/complot-surete-etat-dossiers-opposition-tunisie/
Le Monde”, Série en 7 épisodes sur la Tunisie de Kaïs Saïed, Juillet 2022 https://www.lemonde.fr/afrique/article/2022/07/18/la-bataille-du-referendum-est-decisive-en-tunisie-la-constitution-de-la-discorde_6135248_3212.html
https://www.radiofrance.fr/franceculture/podcasts/le-temps-du-debat/tunisie-quelles-crises-4426382
• Sondages et statistiques
https://ftdes.net/statistiques-migration-2022/
https://www.arabbarometer.org/wp-content/uploads/AB7-Tunisia-Report-EN.pdf
• Sites institutionnels
https://www.assemblee-nationale.fr/13/cri/2010-2011/20110091.asp#INTER_5
https://www.ohchr.org/sites/default/files/lib-docs/HRBodies/UPR/Documents/Session27/TN/6Annexe4Constitution_fr.pdf (Constitution de 2014)
http://www.iort.gov.tn/WD120AWP/WD120Awp.exe/CTX_16740-19-cMZSlAFFTC/Principal/SYNC_-169255776 (Constitution de 2022)
No Comment