Fiche de lecture : Ziad Majed, Syrie, la révolution orpheline.

Fiche de lecture : Ziad Majed, Syrie, la révolution orpheline.

Ziad Majed, Syrie, la révolution orpheline, Sindbad/Acte Sud, L’Orient des livres, 2014, 171 p. ISBN 987-2-330-03091-9 Syrie-la-Révolution-orpheline-e1396976103510

  Alors que l’attention internationale reste focalisée sur les pratiques originales de l’Etat islamique ou sur le « miracle démocratique kurde » qui semble avoir lieu dans la région de Rojava (1), le reste de la Syrie continue à vivre sous les bombardements, les exactions, les représailles, les sièges. On dénombre aujourd’hui 3 millions de réfugiés et plus de 200 000 morts. Réfugiés, attaques chimiques, décapitations, djihadistes made in France…Dans le contexte national et international actuel de méfiance envers ce que l’on appelle la « question » syrienne ou la « crise » syrienne, l’ouvrage de Ziad Majed propose une vision synthétique du conflit. Ziad Majed est un politologue franco-libanais, sollicité ces quatre dernières années pour la pertinence de son analyse de la situation syrienne mais aussi pour sa maîtrise du paysage politique libanais. Il apporte une relecture des événements « tout public » qui permet d’éclairer une société civile française plus souvent encline au message des médias de masse. Ziad Majed est également professeur des études du Moyen-Orient à l’Université américaine de Paris, et l’auteur de plusieurs ouvrages sur le système politique libanais et les transitions démocratiques dans le monde arabe.

  •         L’Etat de barbarie ou le « royaume du silence »

L’auteur nous rappelle d’abord que la Syrie des Assad n’est pas née en 2011 mais dès le coup d’Etat de 1963 par le parti Baath puis la mainmise d’Hafez El Assad en 1970 grâce au “mouvement rectificatif” (2). Nous assistons dès lors à une cristallisation de la vie politique en Syrie, où une véritable « action sur l’action » est imposée à toute la société. En reprenant les termes de Foucault, l’auteur dénonce la mainmise non seulement sur l’Etat mais aussi sur la totalité du peuple syrien, son quotidien et ses représentations. L’auteur précise qu’à l’époque déjà, le clivage communautaire, situé principalement entre les Alaouites (chiites) et les sunnites, existe mais qu’il reste inopérant. Le système repose alors sur d’autres rouages parmi lesquels on trouve au premier rang les origines rurales communes des officiers baathistes qui développent progressivement un « esprit de vengeance de la ville ». On ravive alors la mémoire des Alaouites, auparavant dénigrés par les habitants des villes. Les Assad s’appuient ainsi pendant les années 1970-1980 sur une base sociale rurale importante tout en jouant sur l’accentuation du facteur communautaire et la confusion du religieux avec le politique. En résulte une volonté de souder la communauté alaouite qui régit l’Etat telle une « confession politique ». Cette domestication de la société progresse et asphyxie la société civile syrienne. « Les appareils [du régime] ont infiltré tous les organismes de la société tout en se surveillant mutuellement. Ils ont envahi la vie privée des citoyens et leur ont interdit de se mêler de la vie publique, sous peine d’être arrêtés et, au besoin tués » (3). Avec l’arrivée de Bachar El Assad au pouvoir, quelques réformes sont entreprises dans les années 2000-2001 mais cette période d’ouverture qu’on a appelée le « Printemps de Damas » – qui a vu entre autres la création de 68 clubs ou associations – ne dure que huit mois et échoue dans la répression et l’exil, laissant place à une libéralisation économique et des privatisations profitant aux hommes d’affaires proches d’Assad, voire de son clan familial. De l’extérieur, la communauté internationale et les Assad sont parvenus à réduire la Syrie à une fonction régionale, une Syrie sans Syriens, donnant l’image d’une « boîte noire »(4) dont on a été surpris de voir jaillir des citoyens en 2011.

  •         Déséquilibre entre soutien acharné à Bachar El Assad et hésitation des « Amis de la Syrie »

Le livre est aussi l’occasion de faire un état des lieux clair et informé des enjeux géopolitiques que revêt la situation syrienne. Le conflit syrien est l’occasion pour certaines puissances d’affirmer ou de reconquérir leur emprise sur la région. Parmi les soutiens au régime d’Assad, l’Iran et la Russie sont au premier rang. Ainsi, le montant de l’aide iranienne est estimé aujourd’hui à plus de 10 milliards de dollars. En effet, l’Iran chiite cherche à conserver son allié majeur dans la région et à renforcer son hégémonie sur le Liban. La Russie, remarquée par ses trois vétos au sein du Conseil de Sécurité des Nations Unies et affirmant ainsi son soutien à Bachar El Assad, est l’unique pourvoyeur en armes lourdes du régime syrien. Son appui est motivé par le refus de perdre, elle aussi, son allié principal dans la région, son septième marché d’armement et sa seule base navale en Méditerranée à Tartous. Par ailleurs, la Russie trouve ici l’occasion d’un retour en force sur la scène internationale. L’auteur précise que les objectifs du régime sont fixés par la Russie et l’Iran, laissant au régime syrien le choix de la méthode qui est employée. Ainsi, les objectifs 2013, parmi lesquels figurait le fait de se concentrer sur certaines zones libérées pour les récupérer ou les anéantir, ont pu être remplis grâce aux attaques chimiques et au gaz sarin menées par le régime en août 2013 notamment.   En face, les soutiens de la révolution dans le camp occidental sont hésitants, paralysés par le « chaos libyen » et l’expérience irakienne. De fait, la révolution syrienne se retrouve « orpheline », d’après le titre d’un article de Farouk Mardam Bey (5). En effet, si la Turquie est le principal allié de la révolution jusqu’en 2013, soutenant les combattants sunnites, accueillant 1,6 million de réfugiés, hébergeant les structures de l’opposition et autorisant le passage d’armes légères vers la Syrie, l’aide est restée limitée et surtout ambiguë(6). Le Qatar, qui est d’ailleurs le premier pays arabe à soutenir la révolution syrienne, s’associe rapidement aux efforts de la Turquie. Quant à l’Arabie Saoudite sunnite, elle alimente les rebelles en armes en passant par la Jordanie, et espère restaurer son statut régional face à l’Iran chiite. Ces deux pays ont, dans ce conflit, des motivations de puissance reposant sur les luttes confessionnelles. Pour ce qui est de la critique de l’opposition syrienne, l’argumentaire de l’auteur est sans appel: « une révolution qui fait face à un régime aussi féroce, massivement soutenu par les Russes et les Iraniens, ne peut s’offrir le luxe de choisir ceux qui l’aident en fonction de leurs régimes politiques, surtout quand la communauté internationale n’assume aucune de ses responsabilités » (7). En effet, l’islamisation de l’opposition est un argument de poids dans la persistance de l’inertie de la « communauté internationale ». En l’absence de décision internationale, les rangs islamistes ont alors été gonflés par le fait qu’eux seuls disposaient de ressources importantes. Autrement dit, lorsqu’il s’agit de protéger sa famille ou son quartier, peu importe le fournisseur d’armes. Ce faisant, les arguments hésitants des « Amis de la Syrie » (8) répondent à la propagande assadienne qui présente Bachar El Assad comme un dirigeant laïc, protecteur des minorités, qui se bat contre des terroristes, bien que cela ait été démenti par les faits à plusieurs reprises.

  •         Les Syriens se redécouvrent eux-mêmes

Il s’agit d’une révolution populaire qui est d’abord partie des quartiers défavorisés, des banlieues et des campagnes démunies (où les baathistes ont perdu tout soutien depuis les années 90), avec des sit-in qui ont permis de faire le lien entre les villes encerclées par le régime. Les seuls lieux de rassemblement autorisés au sein de cette dictature étaient les mosquées ou les stades de foot qui ont donc constitué les premiers foyers de la révolution. C’est un peuple qui s’est soulevé contre l’humiliation qu’il subit chaque jour et, dans les territoires libérés, un point d’honneur est mis à la dignité, au respect des droits des individus et à la fin de la corruption. Ainsi, les Syriens ont cessé d’être des sujets pour devenir des citoyens: au-delà des effrois de la guerre, ils redécouvrent depuis quatre ans la politique en organisant des comités de coordination locaux par exemple. Ziad Majed souligne surtout la créativité et le courage qui ont caractérisé les  révolutionnaires, en précisant le rôle d’internet qui a permis de concrétiser de nombreuses initiatives. « La révolution a fait surgir, dès ses premiers jours, une étonnante créativité artistique. Qu’il s’agisse de la calligraphie, de la caricature, du montage informatique, de la musique, du chant, du cout-métrage, de la vidéo ou de la photographie, une quantité considérable d’œuvres a vu le jour en Syrie même ou dans les pays d’exil ». (9) Cependant, le climat actuel fait de simples condoléances un véritable acte de résistance. D’où la persévérance de citoyens syriens pour archiver chaque mort, chaque violation, chaque acte de torture. On peut citer ici le courage des opposants au régime Assad parmi lesquels figure Razan Zaitouneh qui avait participé à l’ouverture du Centre de documentation sur les violations, aidée de ses collègues Samira Al Khalil, Wael Hammadi, Nazem Hammadi. Le 9 décembre prochain, cela fera un an qu’ils ont été enlevés par un groupe encore inconnu, sûrement issu des milieux islamistes, à Douma, près de Damas.   Avis personnel Il s’agit d’un réel apport dans la mesure où c’est le premier ouvrage de synthèse qui établit la genèse d’un conflit largement occulté par des théories complotistes, manichéennes ou de “choc des civilisations”. L’auteur nous rappelle ici l’existence d’un système assadien actif depuis les années 1970 et les revendications légitimes d’une population étouffée politiquement, socialement et économiquement. Il s’agit aussi de mettre en lumière quelques éléments expliquant la prise de position ou l’absence de prise de position des différents acteurs en jeu. Cet ouvrage pertinent et synthétique, nous semble être désormais indispensable pour saisir les clés de ce conflit. Pour approfondir l’analyse du régime syrien, il est incontournable de lire également Syrie : l’Etat de Barbarie de Michel Seurat (Collection Proche Orient, PUF, 2012). Dans un autre registre, « Je vous écris d’Alep », de Jean-Pierre Filiu (Denoël, 2013), nous livre un témoignage exceptionnel de la vie dans les territoires libérés d’Alep. L’auteur nous fait part des expériences politiques démocratiques que font les Syriens avec les comités de coordination notamment. Après avoir lu cet ouvrage, nous sommes amenées à penser que la communauté internationale a permis, par son hésitation, le découragement d’une large partie de l’opposition syrienne qui a préféré se tourner vers les acteurs qui l’ont soutenue dès le début, bien que ces aides soient conditionnées. Aujourd’hui, les Etats membres de l’Organisation des Nations Unies et/ou Amis de la Syrie doivent assumer leur rôle en matière de réinstallation des réfugiés, dans d’autres pays que ceux déjà saturés. L’ONU doit continuer à préparer la période d’après-guerre en archivant les dossiers de violation des droits de l’Homme. Surtout, les sociétés civiles doivent participer à un travail de réflexion et d’analyse de la situation afin de porter une autre voix qui n’occulterait pas la détresse du peuple syrien.

Solène Poyraz et Mathilde Blayo.

  (1) Rojava est le nom donné au Kurdistan syrien qui rassemble désormais trois cantons: Afrine, Jazira et Kobanê, gérés de facto par le PYD (Parti de l’Union Démocratique), branche syrienne du PKK turc (Parti des Travailleurs Kurdes). (2) Le “mouvement rectificatif” désigne une politique d’appropriation des villes par un encouragement à l’exode rural, l’élargissement des banlieues et du secteur public. (3) p.34 (4)Terme de Yassine Al Haj Saleh, intellectuel syrien dont la réflexion a appuyé la révolution syrienne. Opposant au régime, il a passé 16 ans dans les prisons syriennes, il est aujourd’hui en Turquie. (5) Article paru dans Politis à l’occasion du premier anniversaire de la révolution en mars 2012. Farouk Mardam Bey est historien et directeur de la collection Sindbad chez Actes Sud. (6) Les faits démontrent que l’Etat turc a permis l’installation de cellules de l’Etat Islamique en son sein. Sa position envers les Kurdes syriens et turcs reste aussi ambivalente: ainsi, la Turquie a permis aux Kurdes de Kobanê de se réfugier en Turquie mais a bloqué la frontière face à ceux qui voulaient y retourner pour combattre. (7)p.134 (8)Depuis sa première réunion en 2012, le groupe des “Amis de la Syrie” rassemble les pays qui soutiennent la révolution syrienne: on y trouve aujourd’hui l’Allemagne, l’Arabie Saoudite, l’Égypte, les Émirats Arabes Unis, les États-Unis, la France, l’Italie, la Jordanie, le Qatar, le Royaume-Uni et la Turquie. (9)p.93. Pour apprécier certaines de ces initiatives, aller sur le site de la Mémoire créative: www.creativememory.org.

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