Fiche de lecture: Asiem el Difraoui, Carnet égyptiens

Fiche de lecture: Asiem el Difraoui, Carnet égyptiens

Asiem el Difraoui, Carnet égyptiens, Paris, Presses Universitaires de France, 2014, 272 p ISBN 978-2-13-062480-6

Carnets_egyptiens

Asiem El Difraoui est docteur en science politique à Sciences Po Paris, il a remporté de nombreux prix internationaux pour ses reportages et documentaires, notamment pour Sauver la Mecque, et  Le siège de Bagdad, qu’il a réalisé. Dans ce livre, il s’efforce de pénétrer au plus profond de la complexité des représentations du peuple égyptien. Il écrit une succession de portraits d’Égyptiens et donne leurs sentiments quant à la période traversée par le pays actuellement. On peut y découvrir des intellectuels pro-occidentaux ou islamistes radicaux, des membres des élites fortunées se prélassant dans des stations balnéaires luxueuses de la mer Rouge, ou des Cairotes vivants dans des bidonvilles. Sans prétendre à l’exhaustivité, Asiem el Difraoui s’efforce d’offrir l’éventail le plus large possible des représentations du peuple égyptien. Nous pouvons de plus noter que, si ses origines et sa maîtrise de la langue facilite grandement son immersion, son statut « d’occidental » lui est souvent rappelé.

Parmi tous les portraits et récits de personnage, qui ne peuvent constituer une thèse d’auteur proprement dite, nous pouvons néanmoins déceler de grandes problématiques traversants l’ensemble du récit. Des thèmes communs ressortent des différentes expériences, et ils permettent d’analyser pourquoi l’Égypte se trouve dans une situation aussi instable aujourd’hui et quels sont les risques de demain. Le thème au cœur de son analyse est celui de la division. En effet, l’Égypte est divisée, socialement, religieusement, ethniquement et géographiquement.

– Les fractures sociales :

Asiem el Difraoui s’efforce d’analyser l’ensemble du prisme social égyptien. Ainsi, il parcours aussi bien les banlieues insalubres du Caire ou « le Caire d’en bas » que les stations balnéaires luxueuses de la mer Rouge. Il en conclut qu’un fossé de plus en plus large et profond se creuse entre les élites et les classes les plus pauvres. Ces dernières, lorsqu’elles sont urbaines, voient leur niveau de vie stagner, voire diminuer lorsqu’elles sont rurales. Ainsi, les fellahins, les paysans égyptiens, sont encensés depuis toujours dans les discours des hommes politiques depuis Nasser, à Morsi en passant par Moubarak. Ils sont désignés comme le véritable peuple égyptien, travailleur et loyal. Mais, dans leur quotidien la misère prend de plus en plus de place, sans qu’aucune réaction étatique ne voie le jour.
Les élites, et plus particulièrement une minorité de « 500 familles » détiennent tous les pouvoirs entre leurs mains. Cela comprend également le pouvoir politique. En effet, l’appui des « Cinq-cent » est nécessaire pour quiconque souhaitant faire de la politique, y compris pour les Frères musulmans qui se sont pourtant toujours présentés comme en marge du système établi.
Pour l’auteur, le décalage croissant entre une « Egypte du haut », omnipotente, toujours plus riche et isolée du reste de la population qui forme une « Egypte du bas », représente le plus grand danger pour le pays.

– Les Frères musulmans: 

Avec l’élection de Morsi à la présidence en 2012 les Frères musulmans sont revenus au premier plan de la scène internationale. Mais ils existent en Egypte depuis 1928. Ils ne peuvent se résumer à une mouvance radicale strictement religieuse. En effet, depuis leurs premiers pas en politique, ils se sont toujours présentés comme des opposants aux pouvoirs, que ce soit celui de Nasser, de Sadate ou de Moubarak. Ils s’affirment volontiers comme les gardiens et les défenseurs du peuple. Leur programme consiste dans la lutte pour rétablir la dignité religieuse, mais aussi sociale du pays. La majorité de la population ne les soutient pas mais leur aura de résistant face aux oppresseurs extérieurs (puissances coloniales) ou intérieurs (dictature) leur donne une forme de légitimité historique. Si leurs idées ne plaisent pas à l’ensemble de la population, elle reconnaît qu’ils ont le mérite d’y être fidèles.
Mais plus récemment, l’auteur observe une tendance nouvelle. Persécutés pendant presque un siècle, les Frères musulmans ont une certaine propension à la paranoïa. Les vives critiques à l’encontre de Morsi avant qu’il ne soit déchu ont contribué à radicaliser la politique des Frères musulmans. Asiem el Difraoui voit donc dans la chute des Frères Musulmans après à peine un an au pouvoir l’effet d’une prophétie auto-réalisatrice.
Les salafistes (courant venu d’Arabie Saoudite prônant une lecture littérale du Coran) ont souvent été présentés comme le pendant apolitique des Frères Musulmans. Moubarak les a d’ailleurs soutenu dans le but de former un contre-poids aux Frères qui gagnaient en popularité. Mais, à partir de 2011 ils sont de plus en plus présents sur la scène politique. De plus, les liens avec l’Arabie Saoudite restent extrêmement forts. Les Égyptiens sont nombreux à immigrer vers le Royaume où les salaires sont beaucoup plus importants. Ainsi, les Égyptiens expatriés en Arabie Saoudite représentent l’une des premières richesses du pays. Ils sont un vecteur de la puissance et de l’influence saoudienne dans la région.

– Des minorités ignorées : Bédouins et Nubiens, chrétiens

Il existe d’importantes minorités au sein de la société égyptienne. Asiem Difraoui observe plus particulièrement les minorités bédouines au Nord-Est, nubiennes au Sud et la minorité religieuse chrétienne. L’Etat central égyptien est rejeté par ces minorités. Elles dénoncent des actions de l’Etat qui les nient ou qui cherchent à les déposséder de leur héritage. Ainsi, les Nubiens ont été chassés par la construction du barrage d’Assouan, et n’aspirent qu’à retrouver leur « paradis perdu », leur village désormais dans une zone inondée par les eaux du lac Nasser. Les projets de l’Etat, comme la construction du barrage, entrent donc en conflit direct avec les intérêts et les désirs de cette minorité.
Pour les Bédouins c’est la problématique sécuritaire qui constitue la pomme de discorde entre les tribus et l’Etat. Les Bédouins vivent de la contrebande via les tunnels débouchant sur la bande de Gaza. Le commerce souterrain peut rapporter gros, tout comme le trafic d’armes. Pour les cheikhs traditionnels, un statu quo s’est formé : les Bédouins cessent d’attaquer l’armée égyptienne (considérée comme le seul représentant de l’Etat) et essaient de contenir au mieux les jihadistes, en échange, la police n’intervient pas dans la région, et laisse les Bédouins en paix. Cet équilibre fragile, lié à l’importance stratégique de la région du Sinaï rend la zone particulièrement instable.
Les chrétiens égyptiens, en majorité les coptes, ont toujours cohabité avec les populations musulmanes. Mais on observe une radicalisation des deux camps. Pour les coptes radicaux, le mot « copte » vient du grec ancien qui signifie « Égyptien », ils se présentent donc les Égyptiens originels, descendants des pharaons. Entre les religions se forme une sorte de choc des cultures. De plus, face au sentiment d’être une minorité en danger, les chrétiens égyptiens sont plutôt favorables à un régime de type dictatorial, mais assurant la sécurité. « Mieux vaut les uniformes que les barbus » (p 235) résume une amie copte de l’auteur vivant au Caire.

 – Un Etat dans l’Etat : l’armée :

Pour les Occidentaux, l’arrivée au pouvoir d’Al-Sissi peut sembler être un coup de force d’un chef militaire, utilisant au mieux son pouvoir militaire. Mais au-delà de l’homme, cette prise de pouvoir est le symbole de l’omniprésence de l’armée dans la société égyptienne, et ce depuis des décennies. En effet, elle est l’institution la plus puissante du pays. L’arrivée de Sissi, n’est pas une apparition de l’armée sur la scène politique mais seulement une officialisation de son pouvoir en réaction à la montée en puissance du fils de Moubarak, Gamal, qui faisait de plus en plus d’ombre aux forces armées. Avant 2014, elle doublait toutes les institutions étatiques classiques. Elle représente un véritable « Etat dans l’Etat ». On trouve des anciens officiers à tous les niveaux de l’appareil. L’armée possède ses propres usines d’armement, les meilleurs hôpitaux, clubs sociaux et centres de vacances. En effet, lorsque Sadate a tourné le dos aux Russes en 1973 et réintroduit en partie un système économique libéral, les forces armées se sont transformées en « forces « capitalistes » » . Les Égyptiens ont l’habitude de dire que « l’armée produit tout, des aiguilles aux fusées » . Elle forme de plus un corps très soudé, dont les mécaniques sont obscures et impénétrables.

Notre avis: 

Asiem el Difraoui livre ici un portrait de l’Égypte par les Égyptiens. L’aspect reportage de l’œuvre permet d’aller au plus près des individus, de leur quotidien, source de leur discours sur l’état de l’Egypte. Mais, c’est surtout dans l’analyse des représentations des interviewés que se trouve la plus-value du livre. L’auteur part du particulier, du quotidien de ses personnages et va au général, à la situation globale de l’Egypte. C’est une vision de l’intérieur de l’Egypte. Si Asiem Difraoui, offre régulièrement des faits historiques ou économiques, ce n’est pas une analyse géopolitique de l’Egypte en bonne et due forme. Il peut être alors intéressant de compléter la lecture de Carnets égyptiens par un ouvrage plus classique.

Jean Leviste

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