« La Turquie et la question syrienne » avec Didier Billion et Bayram Balci
La conférence du dimanche 29 mars proposée par l’association SouriaHouria portait sur la Turquie et la question syrienne. Didier Billion, directeur adjoint de l’IRIS, était chargé de dresser un rapide portrait de la politique extérieure de la Turquie vis-à-vis de la Syrie, tandis que Bayram Balci, chercheur au CERI Sciences Po, devait nous donner des éléments sur les imbrications du conflit syrien et de la politique intérieure turque.
Didier Billion
« La Turquie est passée de la politique de zéro problème avec ses voisins à la situation de zéro voisin sans problème ». C’est ainsi que Didier Billion a introduit son intervention sur la gestion turque du conflit syrien au niveau de sa politique régionale et internationale avant de rappeler quelques événements majeurs de l’histoire récente entre la Turquie et la Syrie. Opposés pendant la guerre froide, la relation entre les deux pays frôle la catastrophe en automne 1998 lorsqu’Abdullah Öcalan, chef du PKK, se réfugie dans la banlieue de Damas, provoquant la mobilisation des chars turcs à la frontière. Après son expulsion puis son arrestation, les relations turco-syriennes connaissent en revanche une fluidification étonnante et rapide dès 2002. Finalement, le contexte des invasions américaines dans la région montre à chacun des pays qu’il a intérêt à normaliser cette relation qui se trouve alors renforcée par des traités de libre-échange, la suppression des visas, des conseils de ministres communs, des projets économiques,…
En mars 2011, la révolution syrienne éclate. La Turquie, qui n’a rien vu venir, est préoccupée par un changement de régime étant donné qu’elle partage une frontière de 1000 km avec ce pays. Cependant, elle veut aussi donner l’image d’un pays qui soutient les droits des peuples. A cette époque, Didier Billion rencontre trois diplomates turcs qui évoquent leurs démarches auprès de Bachar Al Assad et leur déception quant à l’absence de réformes de la part de Damas: « Bachar nous a roulés dans la farine ». Didier Billion leur rappelle alors à qui ils ont à faire et se rend compte de la mé-compréhension des logiques à l’œuvre en Syrie lorsqu’ils affirment: « on ne fait pas ça à la Turquie ». C’est ainsi qu’en juin 2011, quelques mois après le début de la révolution, la Turquie prend position et commence à soutenir l’opposition tout en condamnant le régime syrien. En août 2011, Erdogan, alors Premier Ministre, annonce que « la situation syrienne est devenue une affaire intérieure turque » tandis que le Président, Abdullah Gül, déclare son soutien à la lutte du peuple syrien. En septembre 2011, Istanbul accueille même la première réunion publique du Conseil National Syrien.
La position turque est désormais claire mais peu à peu, les autorités turques se rendent compte que leur influence est limitée. En effet, la Turquie lance de nombreux appels à l’action internationale, à la mise en place d’une zone tampon, mais rien ne se passe. Alors qu’elle pensait représenter un élément incontournable pour la résolution des conflits dans la région, elle se rend compte finalement que la marge de manœuvre dont elle dispose est limitée, bien que réelle. C’est particulièrement dangereux pour le gouvernement turc qui peut perdre du crédit si ses promesses virulentes ne sont pas suivies d’effets. C’est ainsi qu’en 2012, on commence à entendre dans le débat turc des déclarations inquiètes sur les conséquences internes de la crise syrienne. Puis, il y a l’attentat à Reyhanli, dans l’est de la Turquie, qui fait une cinquantaine de morts en mai 2013: le régime de Bachar est accusé mais l’importance de la censure effectuée sur la presse turque met le doute sur les véritables responsables. Enfin, l’attaque chimique d’août 2013 par le régime syrien dans La Ghouta permet à la Turquie de se repositionner de manière ferme contre Damas. On a donc des fluctuations dans la position.
Didier Billon revient ensuite sur le phénomène Daech, étant donné que beaucoup considère qu’il y a eu complicité entre le gouvernement turc et Daech. Il est certain que cette complicité a au moins été tacite, laissant des frontières étonnamment perméables qui permettent aux djihadistes de se faire soigner et de se reposer en Turquie. A noter que cette complicité est plus développée avec le groupe Al-Nusra. Cependant, l’affaire des camions arrêtés à la frontière contenant des armes et des munitions à destination des rebelles syriens en janvier 2014 a démontré le cafouillage entre plusieurs appareils d’État.
L’intervenant est bien sûr revenu sur l’épisode de Kobanê lors duquel on a parlé du « double » voire du « triple jeu » de la Turquie. Or, selon lui, Kobanê a justement été l’application à petite échelle de la gestion globale du conflit syrien par la Turquie qui pose comme ennemi principal Bachar Al Assad. Autrement dit, « Kobanê c’est bien triste, mais le responsable des 200 000 morts, c’est Bachar » disaient certains haut-responsables. On n’a donc aucune ambiguïté dans cette politique qui est largement assumée.
Pour comprendre cette politique, il faut aborder les paramètres qui la structurent, c’est-à-dire le défi kurde et les rivalités régionales. En effet, le paramètre PKK est primordial pour considérer la politique turque. Il faut rappeler qu’il y a deux blocs chez les Kurdes et que la Turquie a fait le choix politique de dialoguer avec le PDK de Barzani en Irak.
Ensuite, il faut garder à l’esprit que la Turquie est en concurrence avec plusieurs pays. On a d’abord l’Irak, avec qui la Turquie a connu une dégradation de ses relations en raison du nouveau gouvernement chiite mais la montée de Daech les pousse à normaliser leurs relations. Avec la Russie, la Turquie joue un jeu de realpolitik: bien que les lignes des deux pays soient radicalement différentes, chacun sait jusqu’où il ne peut pas aller, d’autant plus que la Russie est le fournisseur principal de la Turquie (accord gazier de décembre 2014). La rivalité s’exprime aussi avec l’Iran, avec qui la Turquie maintient également un contrat gazier. Ces rivalités expriment non pas des tensions religieuses mais un réel rapport de forces politique. C’est pour cela que Didier Billon se positionne contre l’usage de la notion de « néo-ottomanisme » et ce qu’elle implique: il rappelle qu’on a à faire à une république et non à un empire.
En fait, selon Didier Billion, le gouvernement turc n’a pas su mesurer la force du régime de Bachar. C’est une erreur de pronostic de départ qu’ils maintiennent dans leur approche du conflit syrien. On peut dire que la Turquie est passée des illusions au réalisme.
Bayram Balci
Bayram Balci est alors intervenu pour évoquer les répercussions de la crise syrienne sur la politique intérieure turque en passant par trois points majeurs: la question kurde, la question alévie et l’affaire Gülen.
Bayram Balci se demande d’abord comment la Turquie n’a pas vu venir la manipulation de la question kurde par Bachar. En effet, le régime syrien a frappé la Turquie avec la question kurde de plusieurs façons. La région autonome kurde de Syrie a ainsi augmenté les puissances militaire et morale du PKK. Les affrontements violents de l’été 2012 avec l’armée turque ont d’ailleurs fait plusieurs morts. C’est bénéfique dans la mesure où cela oblige la Turquie à accélérer son processus de négociation mais cela a aussi compliqué les négociations car le PKK s’est montré beaucoup plus exigent.
Pour le deuxième point, Bayram Balci rappelle d’abord qu’il y a trois composantes majeures en Turquie: les Sunnites, les Alévis et les Alaouites. De fait, l’interprétation du conflit syrien en termes confessionnels a eu pour effet de renforcer les clivages en Turquie. Bien que la République ait été dite laïque et séculaire, elle a été fondée dans les faits sur une suprématie des sunnites. Ainsi, souvent le conflit syrien est utilisé par les Alévis pour régler leurs comptes avec Erdogan. Le conflit oblige donc également la Turquie à régler la question alévie, après la question kurde.
Enfin, l’intervenant a insisté sur l’affaire Erdogan/Gülen qui a marqué un affaiblissement du président turc. La mouvance des Gülen, dont le leader et la base sont aux États-Unis, diffuse son idéologie au niveau international grâce à des écoles, des think tanks, des associations, et représentait jusque-là un solide appui pour la politique d’Erdogan. Malheureusement pour lui, des affaires de corruption au plus haut niveau de l’État et la dépendance du mouvement vis-à-vis des États-Unis ont poussé Gülen à lâcher Erdogan qui avait déjà été abandonné par les libéraux turcs. Les gens de Gülen ont dû se démarquer de la politique syrienne d’Erdogan dès lors que le divorce entre les États-Unis et la Turquie s’est opéré sur la politique du Moyen-Orient et de la Syrie.
Par ailleurs, Bayram Balci insiste sur l’épisode Morsi en Égypte qui a aussi son importance si l’on veut tenter de déchiffrer la politique syrienne d’Erdogan. En effet, le président turc a été traumatisé par le coup d’État égyptien contre les Frères Musulmans qu’il soutenait.
Là encore, l’intervenant conclut en affirmant qu’on peut reprocher beaucoup de choses à Erdogan mais surtout pas d’avoir été cynique.
Ce compte-rendu apporte de nombreux éléments à notre analyse mais il est important de relever l’absence de point de vue des réfugiés qui restent accueillis en Turquie dans des conditions de plus en plus difficiles et parfois non soumises au droit international. De même, il faut signaler le relativisme adopté par les intervenants qui semblent évaluer la politique syrienne d’Erdogan en la comparant aux positions adoptées par les autres parties dans le conflit.
Solene POYRAZ
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