“Il y aura une justice”: Rencontre avec Garance Le Caisne, auteur de l’ouvrage sur l’Opération César
Dimanche 25 octobre, l’association SouriaHouria a accueilli Garance Le Caisne, auteur de L’opération César, une enquête qui revient sur le rapport de ce photographe de la police militaire syrienne qui a fournit à l’opposition 45 000 clichés de corps de détenus provenant d’une vingtaine de centres de détention différents de Damas. Ce dossier sert de preuve solide dans les procès enclenchés en Allemagne, en Espagne, ou devant la Cour Pénale Internationale qui pourrait poursuivre Bachar Al Assad pour crimes contre l’humanité et crimes de guerre. Pour réaliser cet ouvrage, l’auteur a rencontré César lui-même, les membres qui ont fait partie de cette opération mais aussi des rescapés de la machine de mort syrienne.
⦁ « J’avais peur de devenir un de ces corps », répétait-il sans cesse.
« César » est le nom de code d’un photographe de la police militaire syrienne. Avant la révolution, il était chargé de photographier le corps des soldats morts pour cause d’accident de voiture, de maladie,…Puis, à partir de mars 2011, on lui a demandé de photographier le corps des manifestants tués dans la rue puis des détenus. En prenant les photos, César peut voir que les détenus ont encore des courroies de transmission autour du cou, des marques aux pieds, qu’ils ne pèsent plus que 30 ou 40 kg. César est sous le choc et pense à déserter mais lorsqu’il en parle à son ami Sami, qui travaillait déjà pour la révolution, ce dernier réussit à le convaincre de travailler pour eux. C’est ainsi que pendant deux longues années, César va récupérer patiemment ces 45 000 photos de corps et les transmettre à l’opposition qui prépare alors un dossier à charge.
Deux longues années à être pris entre deux feux, à vivre sous la peur du régime mais aussi des rebelles qui pensent qu’il ne travaille que pour la police militaire. Il copie en cachette les photos qu’il a commencé à prendre à l’hôpital militaire de Teshrine, à Damas. Mais, assez vite, il ne peut plus s’y rendre à cause des affrontements et il commence à travailler à l’hôpital 601 dans le quartier de Mazzeh. Au départ, les corps des civils qu’il photographiait avaient des noms, puis peu à peu, ils n’étaient que des numéros, inscrits au marqueur parfois à même la peau, le scotch ne tenant pas. Ils avaient en tout deux numéros, le premier numéro est celui du détenu, le deuxième indique la branche des services de renseignement où il a été détenu puis le médecin légiste rajoutait un troisième numéro. Avec les numéros et les photos, César fait des fiches qui seront rendues à la justice militaire. Au début, c’était une fiche par cadavre, puis une fiche pour cinq, une fiche pour dix…Pendant deux ans, César remplit ces fiches avec ses collègues tous les jours. A Teshrine, il y avait moins de corps et avec ses 12 collègues, ils venaient les photographier à la morgue mais à Mazzeh les corps étaient beaucoup plus nombreux, si nombreux qu’ils étaient stockés dans des hangars où ils pourrissaient, dégageant une odeur insupportable « au départ »…
« César avait peur de devenir un de ces corps…Il l’a répété 15 ou 20 fois pendant nos entretiens », nous confie l’auteur. Sur ces corps nus, on peut observer des traces de bougie ou de réchauds pour le thé, certains ont les cheveux arrachés ou des dents cassées. « Je devais faire des pauses pour m’empêcher de pleurer. J’étais terrifié. J’imaginais mes frères et mes sœurs devenir un de ces corps », rapporte César. « Sur place, tout le monde surveille tout le monde, des soldats nous accompagnaient pendant qu’on prenait les photos, mais une fois qu’on était dans notre bureau, on ne pouvait plus détourner le regard, il fallait regarder ces photos et rédiger les rapports ».
Dans un extrait du livre, il raconte qu’un de ces amis est mort en détention, un ami qu’il voyait tous les jours, mais il ne l’a pas reconnu quand il a pris son corps sans vie en photo, c’est après qu’il a compris…
César évoque aussi dans ce livre la confessionnalisation du régime au point même que les alaouites ont accentué leur dialecte (en modifiant leur façon de prononcer le « khâf » par exemple), tandis que les sunnites essayaient de déserter en se faisant passer pour fous ou profitant de funérailles dans la famille pour ne plus revenir. Entre les collègues sunnites, il fallait « se tenir chaud »: « on a tous mis nos lits dans la même chambre pour rester moins seul », s’était confié César. « Quand un voulait déserter, on le savait, on le comprenait par un sourire ou une parole ». Mais lui ne pouvait pas partir…
Au bout de deux ans, il a commencé à recevoir des menaces, il fallait partir. Sami fait alors appel à ses contacts pour l’exfiltrer de Syrie. César met trois jours pour rejoindre la frontière au sud, “passé d’homme en homme” pour plus de sûreté. C’est là qu’il découvre la réalité des zones rebelles, les bombardements et la faim. Il traverse ensuite plusieurs pays avant de s’installer comme réfugié en Europe du Nord.
⦁ Le rapport César: « c’est quelque chose de connu mais qui embarrasse »
Il faut dire qu’on connaît l’histoire de César depuis janvier 2014. C’est le Courant National Syrien, islamiste modéré, qui a fait un court film sur ces photos et les diffuse à Paris devant les « Amis de la Syrie » : « autant vous dire qu’après le film, les 11 ministres des Affaires Étrangères présents n’avaient plus très faim ». Lors des négociations de Genève qui ont lieu peu après, les photos sont brandies puis « ça retombe ». Au printemps 2014, on décide d’en reparler: une conférence est organisée à Amnesty International ainsi qu’une soirée à l’Institut du Monde Arabe, à Paris. En avril, la France veut saisir le conseil de Sécurité pour saisir la Cour Pénale Internationale: étant donné que la Syrie ne reconnaît pas la CPI, la seule façon de l’entraîner en justice est de passer par le Conseil de Sécurité. Mais les vétos russe et chinois entravent l’initiative française en juin 2014. Le CNS ne baisse pas les bras et emmène les photos jusqu’à Washington, au Congrès, en juillet 2014. Le 28 juillet, César se rend même au musée de l’Holocauste, « le 28 juillet 1942, un autre homme se rendait aux États-Unis pour parler du ghetto de Varsovie ».
C’est donc “quelque chose qui est connu mais qui embarrasse”, insiste G.Le Caisne. Certains ont critiqué le financement du premier rapport réalisé par le Qatar, le régime syrien en profitant pour démentir la véracité des propos. Après de longs mois, la France a décidé d’ouvrir une procédure dans le cadre de sa juridiction à compétence universelle. Cependant, pour aller plus loin, il faudrait trouver un Français ou un Franco-syrien parmi ces 6786 détenus photographiés. En septembre 2015, la France a récupéré l’ensemble des photos tandis que d’autres tribunaux en Allemagne, en Espagne travaillent sur leur juridiction à compétence universelle qui leur permettrait d’ouvrir des procès dans le cadre de juridictions nationales.
⦁ Un livre pour décrypter la machine de mort syrienne
« Mais vous savez, les livres sur la Syrie ne se vendent pas » ne cessait de lui rappeler l’éditeur Stock, mais ils l’ont publié, et pour Garance Le Caisne, c’est une « façon de rendre aux Syriens tout ce qu’ils [lui] ont donné pendant 4 ans ». Le but de ce livre est de laisser une trace mais aussi de décrypter en détails la machine de mort syrienne. Pour le réaliser, l’auteur a aussi rencontré ou mené des entretiens Skype avec des rescapés réfugiés en Turquie ou à Paris: « C’est un livre terrible mais j’en retiens aussi une très très grande humanité..au-delà de l’horreur ».
« On a tous craqué à un moment ou à un autre, on se raccrochait au détail ». Elle avoue même que c’était plus facile quand le témoin pleurait, « sinon c’est vous qui ressentez le besoin d’évacuer ». La plus longue interview a duré 6 heures, et « c’était des moments incroyables car ils ont vraiment donné une partie de leur vie ».
Les rescapés racontent…Ils sont arrêtés, puis ils sont emmenés au centre et déshabillés. Ensuite, ils sont torturés avant d’être entassés dans des cellules surpeuplées où certains sont morts asphyxiés car ils étaient trop loin de la porte. « On est descendus pour protester contre l’injustice et on est devenus des numéros », témoigne un survivant. « Les ombres d’eux-mêmes », « exilés de leur propre corps », c’est ainsi que Garance décrit ceux qu’elle rencontre, ceux dont « le système a voulu détruire l’humanité ».
L’auteur a aussi évoqué les fosses communes en rappelant le travail de VDC, le centre de documentation des violations, qui a diffusé des photos satellites de deux cimetières dans la banlieue de Damas où la terre avait été retournée et où des camions avaient été repérés.
Grâce à leurs témoignages, les rescapés nous en apprennent aussi plus sur l’organisation qui règne dans les cellules. Parmi les civils arrêtés pendant la révolution sont choisis des soukhra (personnes de corvée) qui ont certains privilèges mais sont aussi chargés de transporter les cadavres. Mais être désigné comme soukhra permet aux détenus contre lesquels on a des preuves de “terrorisme” (participation à des manifestations, accointances avec l’Armée Syrienne Libre,…) de survivre plus longtemps au sein des centres de détention. « Quand tu es détenu, il faut oublier le monde extérieur, sinon tu tombes », confie un rescapé à Garance Le Caisne.
Elle tient d’ailleurs à évoquer le passage à l’hôpital pour les détenus malades. En effet, quand ils sont malades, les détenus peuvent être transférés dans les hôpitaux militaires, qui s’avèrent en fait être des abattoirs. Ils sont entassés à 2 ou 3 par couche et un membre du personnel était surnommé Azraël car il venait assassiner des malades pendant la nuit.
Bouleversée, l’auteur relie ainsi la machine de mort à l’œuvre dans les centres de détention avec la volonté d’exterminer propre au régime qui s’exprime notamment par l’usage des barils de TNT, amenant certains spécialistes à parler d’urbanicide.
⦁ Les Syriens collectent des preuves au risque de leur vie
Sur les 45 000 photos récupérées, 27 000 photos représentent 6786 détenus mais aussi 18 000 photos de soldats car César a continué son travail initial. Il existe aussi un dossier « terroristes » contenant 4 000 photos de grands-pères, d’enfants tués d’une balle à la tête, le crâne arraché,… »C’est un dossier sur lequel il faudra également enquêter », précise Garance Le Caisne.
De nombreux groupes issus de la société civile syrienne travaillent actuellement dans la collecte de preuves au risque de leur vie. Ils se forment aux standards internationaux afin que ces preuves puissent servir dans des procédures judiciaires. Dans les mêmes hôpitaux militaires, d’autres personnes ont été assassinées alors qu’elles avaient des preuves sur elles. De nouvelles photos circulent actuellement, « mais je n’en sais pas plus »…
Parmi les groupes d’experts internationaux, certains ont déjà des dossiers prêts, “extrêmement bien ficelés”, tels que la Commission for International Justice and Accountability. Dès qu’une caserne ou un bâtiment officiel est récupéré par l’Armée Syrienne Libre, des membres de cette commission interviennent pour récupérer les documents: ils détiennent actuellement 500 000 pages. Tout ce travail a notamment permis de décrypter la chaîne de commandement: « nous avons des faits, des noms et des preuves ».
« Il y aura une justice, il faudra former des tribunaux hybrides pour que les Syriens prennent part aux procès », affirme l’intervenante.
A la question de savoir pourquoi l’État syrien accumule des preuves qui pourraient se retourner contre lui, l’auteur rappelle que les dictatures pratiquent systématiquement l’archivage. « Peut-être qu’ils n’imaginent même pas qu’on puisse utiliser ces photos »; à ce titre, la première réaction de Bachar Al Assad dans Foreign Affairs a été de nier l’existence de César. « Peut-être qu’ils sont plus bêtes qu’on ne le pense », avait alors répondu César.
Propos rapportés par Solene POYRAZ
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