Sandor Marai, « Mémoires de Hongrie » (1972)

Sandor Marai, « Mémoires de Hongrie » (1972)

Sandor Marai, né en 1900 et mort en 1989, était un écrivain et journaliste hongrois. Marai naît dans la ville de Kassa, alors dans l’Empire austro-hongrois, mais qui passera sous souveraineté tchécoslovaque après la signature du Traité de Trianon en 1920. Devenu écrivain et exerçant également la profession de journaliste, il emménage à Budapest, où il habite jusqu’à son exil, en 1948. Issu de la petite noblesse magyare, il appartient fièrement à la classe bourgeoise éduquée de la capitale hongroise. Son livre Mémoires de Hongrie, paru en 1972, relate l’expérience personnelle de l’auteur, de l’arrivée de l’Armée rouge et du siège de Budapest en 1944 et 1945, jusqu’à la progressive prise du pouvoir par les communistes, en 1948. Rappelons que la Hongrie est gouvernée par le régent conservateur Miklós Horthy jusqu’en 1944, date de l’invasion du pays par les troupes allemandes, qui portent au pouvoir le parti fasciste des Croix fléchées et son leader, Ferenc Szalasi. Ce dernier sera ensuite renversé par les forces soviétiques en 1945.

Dans ce récit percutant, Marai dépeint l’installation du régime communiste totalitaire, dont il subit directement les conséquences. Ecrivain bourgeois, il décide, en 1948, de s’exiler, faute d’avoir pu trouver sa place dans une société devenue inhumaine. Son œuvre raconte les bouleversements que subit la société hongroise traditionnelle, confrontée à la question posée par les soldats russes et à l’arrivée au pouvoir des forces communistes. De plus, Marai étant écrivain, son récit est tout particulièrement intéressant dans l’analyse du rapport entre les hommes de lettres et le totalitarisme communiste. Enfin, antifasciste pendant la Seconde Guerre mondiale, Marai est déclaré ennemi du régime sous le joug communiste. Sa vision anticommuniste profonde imprègne son livre, dont de nombreux passages dénoncent un système fondé sur une idéologie désuète.

Le basculement de la Hongrie dans le communisme

Les Mémoires de Hongrie constituent un formidable témoignage du basculement du pays magyar d’une catastrophe vers une autre. Ainsi, la Hongrie, à peine sortie des décombres matériels et moraux de la Seconde Guerre mondiale, encore traumatisée des pertes territoriales issues du Traité de Trianon, plonge dans l’horreur du régime communiste totalitaire. Si, pour Marai, la Première Guerre mondiale avait gravement bouleversé la société bourgeoise qu’il chérissait tant, l’instauration du régime communiste l’achève.

9782226155177g-1Edition Albin Michel 

1944 : d’une occupation à l’autre, le siège de Budapest et l’Armée rouge

Le récit de Marai s’ouvre sur un dîner de mars 1944, repas entre amis aux allures de Cène, les convives pressentant un événement majeur, un changement décisif et imminent. Ce dîner, fidèle à l’atmosphère d’antan (on voit là poindre une première note de nostalgie du passé bourgeois), précède de quelques heures l’invasion de la Hongrie par les troupes allemandes. Afin de fuir ces dernières aussi bien que les Croix fléchées de Szalasi, Marai, antifasciste, se réfugie à la campagne, où il réussira à échapper au régime.

Quelques mois plus tard, l’Armée rouge atteint les faubourgs de Budapest et le siège de la capitale hongroise débute. L’auteur découvre les forces armées soviétiques et ses soldats. Pour Marai comme pour le monde occidental, la rencontre avec le premier soldat soviétique déclenche un examen de conscience : « une force venait d’apparaître en Europe, (…), s’agissait-il du communisme ? Des Slaves ? De l’Orient ? » Marai, hongrois, se voit dès lors en occidental confronté aux peuples orientaux représentés dans l’armée soviétique : Tartares, Mongols et autres Sibériens forment une « légion d’êtres variés, complexes, étranges – incompréhensibles », a fortiori « enfantins, sauvages et imprévisibles ». Marai est déstabilisé car incapable d’anticiper, de deviner ou de prévoir les réactions et les réflexes des Russes. De plus, il observe chez ceux-ci une autre conscience de la personnalité, une conception plus souple et plus large de la personne humaine, à la fois facteur et produit de la société collectiviste qui vise à priver l’individu de sa conscience pour le conduire vers la conscience communautaire. On constate donc, d’entrée de jeu, une altérité russe face à la civilisation occidentale à laquelle se rattache l’auteur.

Ce tout premier contact avec le communisme (Marai héberge alors dans la maison campagnarde où il a trouvé refuge des soldats « orientaux » de l’Armée rouge) donne lieu à une réflexion sur cette altérité. Il sonde ces soldats en tentant de déterminer l’effet qu’a eu sur eux la société communiste. Il les interroge en particulier au sujet de leurs lectures, et sa conscience d’un fossé immense entre les deux cultures s’accroît face à l’absence, chez les militaires, de culture littéraire, même chez les officiers censés être plus éduqués que les simples soldats. Ce contact entre l’écrivain bourgeois hongrois et les Soviétiques laisse Marai en proie à ses angoisses : les Russes sont certes venus détruire afin de broyer la machine de guerre allemande, mais sont-ils venus aussi pour construire quelque chose de nouveau ? Si le siège de Budapest est vécu comme la destruction d’un monde passé, l’arrivée des Russes est ressentie comme le commencement d’une période nouvelle, comme l’entrée en Hongrie d’un corps étranger, profondément angoissant, qui va se propager à la société bourgeoise en place, la détruire puis la remplacer.

A l’issue du siège de Budapest, Marai retourne dans la capitale et découvre les décombres de la ville, y compris ceux de son propre appartement. Commence alors l’irrésistible ascension au pouvoir des communistes.

1945-1948 : la prise de pouvoir progressive des communistes

Le récit de Marai, de son retour à Budapest après le siège en 1945, jusqu’à son exil en 1948, montre les étapes et les caractéristiques de la prise du pouvoir par les communistes. Pour l’auteur, bourgeois, c’est la fin de la société telle qu’il l’avait connu et chéri : « Ces fameuses certitudes sur lesquelles leurs parents, eux-mêmes et leurs enfants avaient bâti leur existence, leurs espoirs et leurs ambitions avaient volé en éclats ». Dès lors, les « envoyés hongrois de Moscou, dirigés par le Kremlin, entament la conversion des Hongrois au communisme ». Des caractéristiques de cette satellisation de la Hongrie, on retiendra surtout l’anéantissement des élites bourgeoises et l’omniprésence de la Terreur.

Tout d’abord, les élites bourgeoises, dont fait partie Marai, sont brisées pour être remplacées par les communistes. Cette nouvelle élite, composée de politiques, de militaires et d’écrivains à la solde de Moscou, regroupe des communistes de la première heure, restés en Hongrie pendant la guerre ou revenus de Moscou à la libération, et des arrivistes lorgnant sur les privilèges. Paradoxalement, cette nouvelle élite, censée abolir les « privilèges bourgeois », adopte scrupuleusement les pratiques discriminatoires de la période pré-soviétique : exemple retenu par Marai, ils pratiquent la chasse, symbole de l’aristocratie d’avant-guerre. Ce renouvellement des élites, qui va de pair avec la prise de pouvoir des communistes, est accéléré en 1947 sur ordre de Moscou, peu satisfait des faibles résultats du Parti communiste hongrois aux élections de la même année. Le renouvellement des élites politiques, qui nécessite l’élimination des éléments indésirables, se fait à travers des purges justifiées par des soi-disant conspirations. Les membres du gouvernement sont remplacés par des individus corrompus à la solde des communistes. La satellisation, pilotée par Staline, se fait de façon administrative grâce à l’utilisation de « fonctionnaires-robots dociles, exécutants aveugles » des directives de Moscou. Les communistes chassent donc du pouvoir les anciennes classes dirigeantes, alors dépossédées de leurs biens. Par ailleurs, le Parti communiste se débarrasse des « compagnons de voyage », intellectuels sociaux-démocrates. Finalement, c’est en 1948 que le PC hongrois absorbera les partis agrarien et social-démocrate. Pour illustrer ce chamboulement des classes qui accompagne la prise de pouvoir par les communistes, l’auteur note que, « alors qu’auparavant on fouillait dans les archives familiales pour réclamer l’apposition à son nom d’une particule, sous le joug communiste on exhumait à la hâte des grands-pères serruriers et des grands-mères tisserandes ».

Autre élément significatif de l’instauration du régime communiste, la Terreur et l’omniprésence du militaire. Marai voit apparaître « l’homme en uniforme », redouté des citoyens, alors que s’installe la Terreur, matérialisée par les disparitions et les enlèvements. L’immeuble du 60 de la rue Andrassy symbolise la cruauté institutionnalisée, impersonnelle, mécanique et bureaucratique qui humilie, torture, soumet et assassine. Pour Marai, seule la Terreur était capable d’imposer à la population « cette immense escroquerie appelée communisme ». Fruit de cette nouvelle atmosphère, la liberté disparaît. On n’ose plus converser librement avec ses amis dans la rue et on rallie, par bêtise, l’Idée communiste. Dès lors, les communistes ont posé une chape de plomb totalitaire sur la société budapestoise.

Le rapport de l’écrivain avec le régime communiste totalitaire

Outre le sort réservé aux élites bourgeoises et l’omniprésence de la Terreur, l’œuvre de Sandor Marai en dit long sur la place de l’écrivain dans la société communiste totalitaire. On trouve, dans les pages des Mémoires de Hongrie, deux visions opposées de ce qu’est l’écrivain. Pour l’auteur, d’abord, l’écrivain est « quelqu’un d’important, capable de dire ce que les gens pensent, mais aussi d’entrainer des pensées susceptibles d’engendrer des actes qui pourraient modifier les conditions de la coexistence humaine ». L’écrivain serait, en d’autres termes, à la fois porte-parole et précurseur d’idées. A l’opposé, on trouve une définition attribuée à un soldat russe : « La révolution est une entreprise suffisamment importante pour que l’écrivain lui sacrifie la liberté de l’esprit ». Dans cette seconde définition, l’écrivain est non seulement subordonné à l’importance de la révolution, mais son esprit même est sacrifié sur l’autel de l’Idée unique. Sous le joug communiste donc, l’écrivain doit abandonner sa liberté de pensée, faute de quoi il « rejoindra dans les caves ses livres jugés indésirables par le pouvoir ».

Pour Marai, cet abandon de l’esprit critique représente la véritable rupture avec ce qu’est devenu son pays, et souffre dès lors d’un insupportable exil psychologique, qui achèvera de le pousser vers l’exil physique. Alors que les écrivains censurés sont remplacés par des individus sans talent avéré, lui se languit de son activité de chroniqueur et d’auteur. Confronté à la censure, il prend dans un premier temps la résolution d’attendre le départ des Soviétiques hors de Hongrie pour écrire, en vain. Il réalise rapidement qu’il est désormais « interdit d’écrire et de parler mais qu’il est également interdit de se taire ». Les écrivains bourgeois sont contraints à l’autocritique, poussés à cautionner le régime par la visibilité de leur présence physique. L’écrivain devient alors une marionnette du régime et donc, un « mort-vivant » qui risque même de se faire éliminer physiquement.

Conclusion : la Hongrie, entre Orient et Occident

Tout au long des Mémoires de Hongrie, le lecteur découvre un Sandor Marai en proie à un perpétuel questionnement sur la Hongrie, l’Europe et l’Occident. L’auteur, et par extension, les Hongrois, s’identifient à l’Europe et à ses valeurs. A l’arrivée des Russes, les Magyars sont confrontés, comme expliqué ci-dessus, à la disparition de l’humanisme, puisque les « Orientaux », qui n’ont connu ni la Renaissance ni la Réforme, ne considèrent pas l’individu humain comme « la mesure de toute chose ». Par ailleurs, les Hongrois semblent bien isolés sur le vieux continent, de par leur langue, exception finno-ougrienne, et de par les traités humiliants qui les traumatisent depuis 1920. Au sortir de la Seconde Guerre mondiale, lorsque « la force slave se saisit de la Hongrie », il n’est pas d’Européen qui veuille secourir les dix millions de Hongrois « que les autres peuples ne comprennent pas ». Cet éternel sentiment de frustration envers l’Europe, imprégné du traumatisme des territoires amputés, continue aujourd’hui d’alimenter les motivations politiques hongroises, et l’ouvrage de Marai est la preuve manifeste d’une perte de foi des Hongrois envers l’Europe.

On ne saurait omettre les similitudes qui existent entre les Mémoires de Hongrie de Sandor Marai et Le Monde d’hier de Stefan Zweig. Ces deux œuvres, écrites respectivement à l’aube de la seconde guerre mondiale et aux aurores de la période communiste totalitaire, décrivent puissamment l’effondrement, ou le suicide d’une Europe médiane bourgeoise idéalisée. La société embourgeoisée du « monde d’hier » de Zweig, dont la seconde guerre mondiale signe l’arrêt de mort, est définitivement enterrée dans les Mémoires de Hongrie de Marai. Les deux auteurs se font tous deux les témoins du crépuscule de l’Europe, qu’ils ne supporteront pas, au point de s’exiler vers le Nouveau Monde, où ils mettront fin à leurs jours, en 1942

Simon Wasserman 

ClasseInternationale

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