Ramzan Kadyrov est de ces dictateurs improbables, dont la brutalité et le manque évident de formation politique frappent les observateurs étrangers à chaque prise de parole relayée dans la presse internationale. C’est du moins ce que l’on veut croire, en France et en Occident, par exemple lorsque l’on assiste à sa politique de répression homophobe ultra-violente, ou encore à l’appui militaire de sa garde républicaine aux sécessionnistes pro-russes dans le Donbass ukrainien. Ramzan Kadyrov, pourtant, réalise une synthèse complexe au sein de sa petite république autonome, perfusée par Moscou depuis l’arrivée au pouvoir de son père Akhmad Kadyrov en juillet 2000. Au-delà de sa personnalité instable et narcissique, M. Kadyrov permet à Vladimir Poutine de servir de nouveaux intérêts, au sein de la Fédération de Russie aussi bien que dans sa politique internationale, au Moyen-Orient notamment. Mais son pouvoir a grandi, et il pourrait bien finir par gêner Moscou : le pivot tchétchène risque-t-il de devenir une épine dans le pied de Poutine ?
Le Kadyrovisme, une synthèse identitaire improbable, ciment du régime de Grozny
Ramzan Kadyrov, peut-être justement du fait de sa personnalité brutale et binaire, parvient finalement à rendre cohérente une synthèse identitaire à priori absurde : réunir, au sein d’une même idéologie, l’anticolonialisme traditionnel tchétchène et la soumission affichée au régime de Moscou. Pour y parvenir, M. Kadyrov oriente le nationalisme contre un Occident décadent, peuplé d’homosexuels et d’hérétiques, et gomme de l’histoire nationale la persécution, par les régimes russes successifs, du peuple tchétchène. Persécution qui, à titre d’exemple, a conduit à la déportation par Staline en 1944 de près de 500 000 Tchétchènes accusés à tort de complicité avec l’Allemagne. Un acte de génocide selon le Parlement Européen (Note 1 – résolution de Février 2004 ), qui a ciblé l’équivalent de la moitié de la population actuelle de la Tchétchénie… Le mémorial à la mémoire des victimes de la déportation, construit à Grozny dans les années 1990, a été rendu inaccessible puis démantelé entre 2008 et 2014.
M. Kadyrov, pour asseoir davantage ce nationalisme aveugle du passé, fait l’apologie du folklore national, des chants, des danses, mais aussi de la puissance guerrière tchétchène, affichée à l’occasion de parades militaires d’un autre âge. Une puissance guerrière qui sert pourtant les intérêts russes, dans le Donbass ukrainien ou en Syrie. Dans les rues de Grozny, le culte de la personnalité de M. Kadyrov se joint à celui de M. Poutine et la ville entière est décorée de leurs portraits. Marlène Laruelle, spécialiste des idéologies post-soviétiques du monde russe, résume cette synthèse identitaire ainsi, dans un entretien au journal Le Monde: ”C’est l’idée qu’on peut faire l’apologie de la petite nation (la Tchétchénie) au sein de la grande nation (la Russie)”.
C’est bien cette synthèse qui permet non seulement le maintien, mais même l’affermissement du régime tchétchène. En utilisant les transferts financiers russes quasiment illimités de manière stratégique, M. Kadyrov paraît indétrônable tant que M. Poutine régnera à Moscou. La construction de symboles de pouvoir mirobolants, des buildings de verre et des Mosquées ornées d’or, permet à M. Kadyrov d’appuyer sa propagande prônant les succès de son modèle politique. Cela, dans un déni total de la réalité: la pauvreté gangrène la majeure partie de la société tchétchène, où le taux de pauvreté était de plus de 80% en 2011 selon un rapport de la commission européenne (2). L’enrichissement à peine caché des teips, les clans traditionnels qui entourent le président, au détriment de l’immense majorité de la population, confère à M. Kadyrov une petite armée de puissants, lourdement armés, d’une fidélité à toute épreuve. Enfin, les investissements démesurés à destination de la garde présidentielle lui confèrent un pouvoir militaire conséquent et un service de renseignements performant. Celui-ci lui donne les moyens d’assurer une répression politique totale, où tout opposant est presque immédiatement supprimé par les services du régime, et même d’intervenir à l’étranger .
L’Islam tchétchène sous M. Kadyrov: une autre synthèse, qui sert la nouvelle politique russe au Moyen-Orient
Depuis quelques années, Ramzan Kadyrov est particulièrement investi dans l’affirmation de l’islam comme religion nationale tchétchène, et il consacre à cela des investissements financiers – construction de mosquées luxueuses et d’écoles islamiques – et politiques. Il invite régulièrement des hauts représentants de l’Islam sunnite, par exemple lors de la « Conférence de Grozny », qui a réuni près de 200 muftis et oulémas en août 2016, sous l’égide de la Russie et des Emirats arabes unis. L’islam de M. Kadyrov est lui aussi une synthèse, entre le soufisme traditionnel tchétchène et une doctrine plus orthodoxe, inspirée du salafisme, qui s’appuie sur l’opposition à un Occident décadent. M. Kadyrov refuse évidemment le terme de salafisme pour qualifier l’islam qu’il prône, du fait de sa politique militaire pro-Assad d’opposition aux groupes djihadistes présents en Syrie, qui appartiennent au salafisme. Leur vision brutale et simplifiée de la religion comme catalyseur de haine anti-occidentale est pourtant présente dans son discours religieux, et sert son projet politique comme celui de M. Poutine.
En effet, ce dernier doit composer avec une diversité religieuse beaucoup plus importante. Sa propagande politique nationale le présente comme le grand protecteur des chrétiens orthodoxes, à l’image d’un Tsar moderne. La communauté orthodoxe elle-même est composite et M. Poutine doit contenir des luttes d’influence en son sein, qui menacent l’unité russe. Il ne peut donc pas se faire lui-même le champion de l’islam rigoriste. Pourtant, s’investir dans une telle doctrine servirait ses intérêts au Moyen-Orient, notamment dans sa politique de rapprochement avec les puissances régionales sunnites de la région. Ces dernières le boudaient pour son alliance avec l’Iran chiite et avec le clan alaouite (branche du chiisme) de Bachar al-Assad en Syrie, jusqu’à une période récente. Dans ce puzzle politique complexe, au sein duquel les Etats-Unis perdent pieds depuis le début de la guerre en Syrie et où la place de grand allié régional est à priori « vacante », M. Kadyrov est donc un atout de poids pour Poutine. Son pays est essentiellement musulman, et surtout, il est un produit dérivé de la Russie aux yeux du monde. Pour M. Kadyrov, il y a un triple intérêt à se faire le champion de l’islam russophone rigoriste et sunnite au Moyen-Orient : renforcer l’unité de son peuple dans la religion, en faire un autre prétexte à l’oppression politique, et enfin servir au mieux M. Poutine, qui le récompense de ce service rendu en lui laissant de plus en plus de pouvoir. Ce cercle « vertueux », du moins pour M. Kadyrov, est bien accueilli par la communauté internationale sunnite du Moyen-Orient, qui le reçoit régulièrement et noue avec lui un tissu d’alliances solide et moins complexe qu’avec M. Poutine. En 2015, il est parvenu à faire reconnaître Grozny comme un « Calice », l’une de ces villes musulmanes sacrées, ayant soi-disant appartenu au prophète Mahomet, marquant symboliquement le succès de sa nouvelle politique religieuse.
La Tchétchénie de Ramzan Kadyrov est-elle toujours le « jouet » de Poutine ?
C’est avec ce terme, réducteur, cohérent au vu de la personnalité du président tchétchène, que l’on a longtemps décrit son régime. Un vulgaire jouet, dépendant à presque 100 % de l’économie russe, sous perfusion financière et sans aucune possibilité, ni aucune volonté, de se dégager de l’emprise de M. Poutine. Cette réalité semble transformée depuis le début de la guerre en Syrie en 2011 et le conflit ukrainien en 2013. Dans le chaos syrien, la Tchétchénie est un acteur important et complexe : alors que ses troupes officielles combattent au sein de l’armée russe, aux côtés des troupes d’Assad, ses ressortissants ont fait grossir les rangs de la plupart de la résistance et des groupes djihadistes, et notamment de l’Etat islamique. Ils sont pour beaucoup issus de milices armées, dont l’efficacité fut éprouvée à maintes reprises depuis l’implosion de l’URSS en 1991. Ces guerriers d’élite, réputés pour leur cruauté, sont considérés comme les plus redoutables étrangers présents en Syrie, selon la population et les observateurs extérieurs. L’un d’eux, Abou Omar Al-Chichani, “Le tchétchène” en Arabe, était l’un des dirigeants de l’Etat islamique en Syrie, “ministre de la guerre du califat” jusqu’à son exécution par une frappe de drone de l’armée américaine en 2015 ou 2016, selon les sources. Cette réputation a transformé peu à peu l’image de la Tchétchénie, qui est passée d’un petit vassal de la Russie à un foyer de combattants au rayonnement international. Si M. Kadyrov combat ces djihadistes, il a indéniablement gagné, à une autre échelle, de leur présence sur le théâtre syrien. L’intérêt nouveau porté aux djihadistes tchétchènes a d’ailleurs levé le voile sur une réalité beaucoup plus ancienne : la petite république autonome fournit l’un des plus gros contingents de mercenaires au monde, jusqu’en Afrique et même en Asie (3). De même, l’implication la garde présidentielle de Ramzan Kadyrov ( l’armée tchétchène étant intégrée à l’armée russes ) aux côtés des séparatistes pro-russes dans le conflit Ukrainien, est un autre levier de la transformation de l’image de la Tchétchénie auprès de la communauté internationale ces dernières années.
De fait, la Tchétchénie a acquis une existence symbolique qu’elle n’avait probablement jamais connu de son histoire. Parfois objet de compassion (très relative) de l’Occident en tant que victime de la politique russe, comme durant la déportation de 1944, elle a été le plus souvent traitée avec indifférence et mépris, par l’Occident comme par les Russes eux-mêmes, qui la voient comme un vassal turbulent et fragile. Les clivages religieux n’aident pas, d’autant plus depuis que la Russie est la cible d’attaques djihadistes et que la société russe, elle aussi, est tentée par les discours islamophobes. Pourtant, force est de constater que la donne a changé, et plusieurs analyses commencent à interroger les liens entre le régime de Grozny et Moscou. L’éternel vassal pourrait-il déstabiliser le géant russe ?
Marlène Laruelle, interrogée par Le Monde, reste prudente sur de telles spéculations. L’économie tchétchène n’existe que grâce aux perfusions russes et la république autonome est toujours un satellite de la Fédération de Russie. Pour bien comprendre l’enjeu du rapport entre M. Kadyrov et M. Poutine, il faut revenir sur la politique d’influence russe à l’égard de ses satellites officieux. Avec Vladimir Poutine, cette politique est souple et rétroactive : le Kremlin laisse une marge de manœuvre à un dirigeant à la tête d’un ancien pays vassal de l’URSS, qu’il garde ainsi sous sa coupe, notamment par des perfusions économiques (dans ce domaine, la Tchétchénie est presque un cas d’école). Ce dirigeant prend ensuite ses propres initiatives dans les limites imposées par Moscou, et prend des risques. Au vu de sa réussite ou de ses échecs, et d’autant plus si cela sert les intérêts du Kremlin, il est récompensé ou puni a posteriori. Dans cette mesure, on comprend que la politique de M. Kadyrov cherche avant tout à contenter M. Poutine, qui en échange laisse de plus en plus de pouvoir au président tchétchène, tout en lui assurant une assistance économique sans faille.
C’est donc dans le cadre de cette politique de dépendance que M. Kadyrov a pu asseoir l’autorité de son régime dans des proportions que son père n’avait pas pu atteindre. Le personnage simpliste qu’il a construit par le passé, de dictateur excentrique hyper-connecté, qui publie tous les jours des photos de ses nouvelles voitures sur son compte Instagram, se révèle donc plus complexe qu’il n’y paraît. M. Kadyrov a d’ailleurs transformé sa communication depuis quelques années, et les vidéos de prière ont remplacé les montres de luxe sur les réseaux sociaux. De même, le dirigeant, qui prétend réaffirmer sans cesse sa loyauté à M. Poutine, devient presque turbulent, et prouve bien qu’il ne répond pas aux ordres de son chef mais qu’il prend ses propres initiatives. Durant la conférence religieuse de Grozny en août 2016, le wahhabisme, doctrine religieuse officielle de l’Arabie saoudite, a été dénoncé par les imams présents comme n’appartenant pas à l’islam sunnite. M. Kadyrov, qui présidait la conférence, n’a pas empêché cette provocation. C’est la preuve qu’il cherche à s’affirmer comme un leader de l’islam sunnite, quitte à desservir les intérêts de M. Poutine, qui se cherche de nouveaux alliés au Moyen-Orient. De même, en 2015, un commando d’élite tchétchène a assassiné à Moscou l’opposant politique russe Boris Nemtsov. Cette action, dont M. Kadyrov est très probablement responsable (4), prouve bien la complexité de son rapport avec M. Poutine et la Russie : en assassinant, à Moscou, un opposant politique de M. Poutine, il lui fait à la fois allégeance, tout en prouvant qu’il peut intervenir sans autorisation sur le territoire russe s’il le souhaite, quitte à déstabiliser le président Russe, accusé par la communauté internationale d’être commanditaire de l’assassinat. M. Kadyrov reste donc dépendant de M. Poutine, mais son pouvoir a changé et a définitivement transformé son statut vis-à-vis de Moscou.
De simple vassal, la Tchétchénie semble donc être devenue un allié turbulent qui complexifie autant qu’il sert le jeu politique de Vladimir Poutine. Si la dépendance économique et institutionnelle de la république autonome est totale vis-à-vis de Moscou, M. Kadyrov semble beaucoup moins contrôlable qu’il y a dix ans pour M. Poutine, probablement parce qu’il a réussi le pari de la synthèse politique et religieuse au-delà des attentes de ce dernier. Son emprise sur la Tchétchénie s’est transformée, et son statut de vassal interchangeable semble désuet. Pour autant, le rapport de force reste évidemment le même qu’il y a dix ans, et si Poutine tombe, il est probable que M. Kadyrov ne restera pas au pouvoir, surtout s’il est privé de la perfusion financière russe. Le président, cependant, pourrait rester longtemps à la tête du régime – il a fêté ses 40 ans en 2016. En tout état de cause, la Tchétchénie s’est transformée sous le règne de M. Kadyrov, et les conséquences à long terme de ce changement sont difficiles à prévoir, avec ou sans lui.
Samuel Morin
Notes
1: Voir l’article de l’article de Sciences Po sur les différents épisodes de massacres de civils en Tchétchénie par la Russie, en 1944 et plus récemment.
2: Voir le rapport de la commission européenne de 2011 sur l’Etat humanitaire de la Tchétchénie, où le taux de pauvreté est donné en page 10.
3 : Voir l’article du Chicago Tribune sur la présence de tchétchènes lors du siège de Marawi, aux Philippines, par un groupe djihadiste affilié à l’Etat Islamique.
4 : Voir l’article du New Yorker sur les résultats de l’enquête russe sur le meurtre de Boris Nemtsov, qui met clairement en cause Ramzan Kadyrov et encombre Vladimir Poutine.
Sources
Le Monde, Entretien avec Marlène Laruelle, Juin 2017
Foreign Affairs, More Putin than Putin – Ramzan Kadyrov tries to take Center Stage, Février 2016
https://www.foreignaffairs.com/articles/chechnya/2016-02-02/more-putin-putin
Le Nouvel Observateur : Syrie. La nouvelle épopée sanglante des tchétchènes, Octobre 2014
The Guardian : Chechens Fighting in Ukraine – On both sides, Juillet 2015
https://www.theguardian.com/world/2015/jul/24/chechens-fighting-in-ukraine-on-both-sides
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