« L’Afpak »: nouveau terrain de jeu de Daech

« L’Afpak »: nouveau terrain de jeu de Daech

                                   Alors qu’en Syrie et en Irak, Daech semble perdre progressivement du terrain, et que le président français Emmanuel Macron a annoncé en novembre 2017 que « les prochains mois nous permettront […] de gagner complètement sur le plan militaire dans la zone irako-syrienne », la menace jihadiste ne semble pas décroître pour autant. Des attentats sont toujours organisés en Afghanistan, dont un particulièrement meurtrier le 27 janvier 2018 : une ambulance piégée a explosé dans une rue bondée du centre de Kaboul, faisant 203 morts et blessant 235 personnes dans l’une des pires attaques qui ont eu lieu dans la capitale. Elle a été attribuée au groupe Haqqani, allié des talibans. D’après les Nations unies, 8000 personnes ont été tuées ou blessées par des attentats sur les neuf premiers mois de 2017. Il semble dès lors qu’à la menace terroriste jihadiste soient également liés les luttes d’influence entre groupes tribaux pour le pouvoir, la faiblesse de l’État afghan, la position ambigüe du Pakistan qui ne semble pas accorder tous les moyens nécessaires à la répression des groupes talibans pakistanais, mais aussi le développement d’un important trafic de drogues.

La région « Afpak » correspond à cette zone conflictuelle d’Asie centrale qui comprend l’Afghanistan et déborde sur le Pakistan, nommée ainsi dès 2008-2009 par l’administration Obama afin de décrire un nœud de tensions prioritaire pour les forces armées américaines. S’agirait-il désormais d’un nouveau terrain de jeu de Daech ?

Une zone d’instabilité devenu berceau du terrorisme jihadiste : le cas du Waziristan

          Depuis le 10 janvier 2015 déjà, dix combattants talibans pakistanais et afghans dissidents ont prêté allégeance au chef de Daech, Abou Bakr al-Baghdadi. Le chef des combattants, Shahidullah Shahid était l’ancien porte-parole du TTP (Tehrik-i-Taliban-Pakistan), le plus puissant et le plus efficace réseau terroriste régional, d’abord connu pour avoir voulu déstabiliser le régime pakistanais en place. La naissance du TTP date de décembre 2007, mais depuis 2005 le réseau attaque avec acharnement les structures de l’État pakistanais, en particulier depuis le rapprochement du président Pervez Musharraf avec les États-Unis de George W. Bush, et l’intervention des forces armées pakistanaises dans les zones tribales en avril 2004.

Géographie des zones tribales

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Source: ARTE, Le Dessous des cartes, Waziristan: enjeu global (2008)

Le Waziristan, berceau du terrorisme jihadiste en Asie centrale

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Source: ARTE, Le Dessous des cartes, Waziristan: enjeu global (2008)

Le contexte géographique et historique de ces zones tribales permet d’expliquer pourquoi le Waziristan peut constituer un enjeu de tensions internationales liées au terrorisme djihadiste, voire une extension de Daech en Asie centrale. Tout d’abord, le Pakistan est entouré de quatre voisins d’importance régionale et internationale considérable : l’Iran et l’Afghanistan à l’Ouest, la Chine au Nord, et l’Inde à l’Est. Les zones densément peuplées se situent notamment à l’Est du Pakistan, autour de la vallée de l’Indus, et les régions montagneuses et tribales sont situées à l’Ouest de Peshawar, frontalières de l’Afghanistan. Peuplées d’environ 3,5 millions d’habitants, les zones tribales sont surtout rurales, et font partie des plus pauvres du Pakistan : 60 % de la population y vit avec moins de 1 dollar par jour (données Banque mondiale 2012). La région est aride et difficile d’accès.

L’État pakistanais et la difficulté du contrôle de sa frontière

            Historiquement, la zone est difficile à contrôler pour le pouvoir central, qui n’a pas les moyens d’y exercer une quelconque influence policière. L’État n’a pas de contrôle juridique sur cette zone en dehors des grands axes routiers et des principales voies de communication. Ce sont les chefs de tribus qui appliquent en réalité le droit coutumier. Cette région formait déjà ce que l’on appelait la « marche ouest » de l’Empire britannique des Indes. La ligne Mortimer Durand, tracée en 1893 par les Britanniques, marquait de façon tout à fait arbitraire la limite de leur empire avec l’Afghanistan,  et sert toujours de frontière aujourd’hui, entre d’un côté l’Afghanistan et de l’autre le Pakistan, héritier de l’Empire britannique. Elle divise des tribus qui en réalité appartiennent à la même ethnie : les Pachtounes. Dès lors, la région est devenue de plus en plus instable, et abrite des actions toujours plus violentes que le Pakistan peine à contrôler, notamment depuis que des puissances étrangères sont intervenues dans cette zone grise.

Près d’un siècle plus tard, l’invasion de l’Afghanistan en 1979 par l’Union soviétique a suscité une résistance afghane spontanée dans tout le pays, avec des soutiens contre l’Armée rouge organisés à partir de Peshawar et des zones tribales pakistanaises, étant à cette époque les relais de la population civile désireuse de se soulever contre « l’invasion étrangère ». Le djihad anti-soviétique était financé par l’Arabie Saoudite mais également par les États-Unis, fidèles à leur doctrine du containment coûte que coûte. Suite au retrait de l’Armée rouge en 1989, il ne s’agit plus de lutter contre l’envahisseur soviétique, mais contre « l’Alliance du Nord » de Ahmed Shah Massoud, qui prend le pouvoir à Kaboul en 1992. Massoud, qui était le commandant du Front uni islamique et national pour le salut de l’Afghanistan, et le chef de l’Armée islamique, constitue une force politique composée de Tadjiks et de miliciens ouzbeks, et parvient à étendre son influence jusqu’à ce que les talibans pakistanais ne l’évincent du pouvoir en 1996 : le mollah Omar crée alors l’Émirat islamique d’Afghanistan, qu’il dirige jusqu’en 2001 avant l’intervention américaine justifiée par les attentats du 11 septembre, attribués aux talibans.

Les retombées des attentats du 11 septembre et leurs conséquences sur la formation d’une mouvance islamiste radicale dans la zone Afpak

          Tandis que l’attention d’une bonne partie des pays occidentaux se concentrait sur le renforcement de Daech en Irak, en Syrie et en Libye, l’attentat perpétré par le mouvement des talibans pakistanais (Tehreek-e-Taliban Pakistan, TTP) dans une école de Peshawar le 16 décembre 2014 est venu réaffirmer le caractère central de la région Afghanistan-Pakistan, « Afpak », au sein de la sphère djihadiste internationale. L’attaque, qui a fait 141 morts – dont 132 enfants – et a été qualifiée de « 16-12 » (par allusion au « 11-9 » américain), avait suscité une vague d’indignation au niveau national, mais aussi et surtout au niveau local, alors que les talibans y recueillaient historiquement un fort soutien des populations.

En 2014, une branche locale de Daech, nommée « État islamique du Khorassan au Pakistan et en Afghanistan » a été créée. Ce nouvel avatar de Daech est issu d’une scission au sein du mouvement des talibans pakistanais, provoquée par la nomination du mollah Fazlullah comme nouveau chef des TTP, en succession de Hakimullah Mehsud, tué par des drones américains le 1er décembre 2013. La guerre déclenchée en Afghanistan par les États-Unis après le 11 septembre 2001 contre les talibans et les membres d’Al-Qaida, ainsi que le bombardement des régions pachtounes d’Afghanistan, ont renforcé les rancœurs anti américaines dans la région de Peshawar et ont motivé la résistance globale à l’occupation militaire de l’Afghanistan par la coalition états-unienne.

L’ambition du djihadisme international au Pakistan et en Afghanistan est la formation d’un califat

       A l’inverse de la stratégie de déterritorialisation du jihadisme employée par Al Qaida, l’État islamique en Irak et au Levant s’est organisé avec la vocation de constituer un califat mondial fondé sur la Charia et réunissant tous les pieux musulmans au sein d’une même « maison », la « Maison de l’Islam » (Dar-Al-Islam). Le théoricien du jihad Abu Bakr al-Naji, qui a probablement été tué dans les zones tribales du Nord-Waziristan en 2012, a écrit un guide de survie pour les jihadistes. Son Management de la sauvagerie, écrit au lendemain de la défaite des talibans afghans, vise à mener des attaques variées et imprévisibles. Une des conditions est le recrutement de combattants étrangers. Telle est l’ambition formulée par les Talibans pakistanais du TTP, qui veulent construire un califat international en commençant par l’Asie centrale. Figure de la résistance contre la domination britannique, notamment depuis la campagne menée conjointement par les Britanniques et les Indiens entre 1919 et 1920, le Waziristan impose une résistance face aux troupes occidentales et surtout états-uniennes. Il forme aujourd’hui un nouveau sanctuaire pour Al Qaida et attire de nombreux jihadistes étrangers, à l’instar de son homologue d’Irak et du Levant.

René Cagnat, colonel à la retraite de l’armée française et chercheur associé à l’Institut de relations internationales et stratégiques (IRIS) à Paris, s’inquiète de la présence de combattants étrangers venus d’Ouzbékistan (Mouvement islamique d’Ouzbékistan) ou d’Afghanistan dans la zone pakistanaise, gonflant ainsi les rangs des jihadistes de la région. Après avoir fui l’Afghanistan suite à l’intervention américaine, ceux-ci reviennent de l’autre côté de la frontière et menacent à terme la stabilité dans la région. Il y a entre 2000 et 3000 Ouzbeks du Mouvement islamique d’Ouzbékistan (MIO), des Ouïgours du Mouvement islamiste du Turkestan, des islamistes tadjiks, kirghizes, kazakhs, turkmènes, caucasiens, ainsi que des musulmans indiens de sensibilité radicale. Toutefois, ces mouvements sont dispersés et ne parviennent pas à s’unir face à la coalition menée par les États-Unis, l’Afghanistan et l’armée pakistanaise. Cette présence d’Al Qaida au Waziristan est d’abord un facteur d’instabilité pour l’Afghanistan. C’est en effet du Waziristan que partent 80% des kamikazes qui entrent dans ce pays pour combattre les troupes de la coalition. Le président afghan Ashraf Ghani accuse d’ailleurs Islamabad de laisser passer volontairement ces jihadistes, pour déstabiliser le Sud de l’Afghanistan. En outre, le Turkménistan est immensément riche du fait de ses hydrocarbures mais son armée n’est guère opérationnelle. Il est donc tentant pour des djihadistes de lancer des incursions sur son sol, notamment en direction du gisement gazier de Galkynych, situé à une centaine de kilomètres de la frontière et considéré comme le deuxième plus important du monde. Ensuite, cette présence d’Al Qaida est un problème pour le Pakistan lui-même. Dans les zones tribales, les islamistes radicaux s’en prennent à l’armée pakistanaise, car les régimes de Musharraf puis de Mamnoon Hussain, le président actuel du Pakistan, ont fait officiellement alliance avec les Etats-Unis dans la lutte contre le terrorisme.

Pour reprendre les termes de Georges Lefeuvre, anthropologue spécialiste des questions liées à la région Afpak et ancien diplomate français en Ouzbékistan, « la bactérie du terrorisme s’est installée sur une plaie mal soignée », il est lié à des frustrations issues de découpages territoriaux historiques mais également à des alliances dénoncées par les talibans de la mouvance jihadiste. En témoigne l’attaque de l’école de Peshawar en 2014, revendiquée par le TTP : le message est clair « vous vous en prenez à nos enfants, nous répliquons ».

Les forces de sécurité occidentales peinent à combattre le jihadisme dans cette zone, quitte à laisser les puissances régionales s’occuper du problème

          La mission Resolute Support (anciennement la Force Internationale d’assistance à la sécurité, depuis 2001), composée de plus de 13 000 hommes stationnés en République islamique d’Afghanistan, est une assistance à la lutte anti-terroriste dirigée par l’OTAN. Ces troupes ont été déployées par les États-Unis le 1e janvier 2015 avec l’accord du président afghan Ashraf Ghani. Toutefois, face à l’enlisement de cette mission, des drones ont été utilisés par les troupes américaines pour faire face aux forces du TTP, cette-fois basées à la frontière avec le Pakistan. Cette technologie ne pose pas seulement des problèmes éthiques, elle rend aussi plus faciles les attaques au-delà des frontières terrestres. Les pays voisins du Pakistan ne voient pas d’un bon œil cette intervention, et notamment la Chine. Certaines sources diplomatiques pakistanaises citées par le Times of India ont mis en garde Washington, notamment du fait que « Pékin a clairement prévenu qu’une attaque contre le Pakistan serait considérée comme une attaque contre la Chine », et ce dès 2011. La Russie quant à elle diverge profondément de l’opinion de Washington, et prône un retour au dialogue avec les talibans afghans, dont les intérêts « coïncident », selon le terme employé par le diplomate russe Zamir Kaboulov, avec ceux de Moscou, dans la mesure où eux-mêmes combattent les talibans pakistanais du TTP, assimilés à Daech. La diplomatie du dialogue semble conforter les puissances russe et chinoise, puisque les tentatives américaines se sont révélées infructueuses dans la région.

Finalement, si le mouvement jihadiste pakistanais TTP, associé à d’autres mouvements tels que le Mouvement islamiste d’Ouzbékistan, revendique la création d’un « État islamique du Khorassan au Pakistan et en Afghanistan », on ne peut parfaitement affirmer qu’il s’agit d’une extension de Daech, en tout cas dans sa dimension territoriale, élément fondamental de la constitution d’un État. Ces groupes islamistes sont loin d’être homogènes, et Daech peut constituer un label permettant d’agréger les mouvements les plus radicaux, malgré de nombreuses scissions (constatées au sein du MIO ou du TTP par exemple). Néanmoins, le phénomène ne doit pas être négligé, car en déstabilisant la région, des groupes islamistes radicaux pourraient être tentés de prendre le pouvoir – tentation qui s’est clairement manifestée après la mort d’Islam Karimov, le président d’Ouzbékistan-. Les enjeux liés à l’affaiblissement de la présence jihadiste au Levant tendent à se répandre dans la région Afpak, qui pourrait devenir un des dossiers les plus chauds de la diplomatie internationale dans les années à venir.

 

Alexis FULCHÉRON

 


Bibliographie

Le Dessous des cartes : Warizistan – Enjeu global, décembre 2008

Notes-geopolitiques.com, « Les dangers des quasi-États : focus sur des foyers d’instabilité et de grande criminalité », 11 février 2011

ADAM B., et DORRONSORO G. « Logiques transfrontalières et salafisme globalisé : l’État islamique en Afghanistan », Critique internationale, vol. 74, no. 1, 2017, pp. 137-152.

BOQUÉRAT G. « L’État islamique au miroir de l’Asie du Sud », Note de la Fondation pour la Recherche Stratégique, note n°23, 2015

BILLON, M., BUISSON, A., FRAYSSE, L. « Le puzzle afghan », dossier de l’hebdomadaire Réforme, n°3556, 10 avril 2014

LEFEUVRE, G. « La frontière afghano-pakistanaise, source de guerre, clef de paix », Le Monde Diplomatique, octobre 2010

LEFEUVRE, G. « Après l’attaque de Peshawar, ‘le risque d’escalade est très important’ », France 24, 18 décembre 2014

LEYMARIE, P. « Sortir de l’enlisement en -Afpak- », Le Monde diplomatique, 2 juillet 2009

KARATSIOLI, B. « Les drones : nouveau médium de guerre ? », Multitudes, vol. 51, no. 4, 2012, pp. 111-119.

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