“Le pays vient d’amorcer une nouvelle phase de son histoire. Nous sommes dans la mouvance d’un environnement international en train de mettre en place la trame d’un ordre nouveau. » Quel a été le réel impact de ces mots prononcés le 28 août 1991, à l’issue de la Conférence Nationale Souveraine ?
Le Président-Général Gnassingbé Eyadema continue dans son message : “Les plus vieilles démocraties du monde libre, secouées, sortent de leur isolement. Les régimes monolithiques du bloc de l’est s’écroulent un à un. L’Afrique n’est pas épargnée, notre pays qui est entré dans la turbulence, s’achemine enfin vers la zone de l’accalmie en balisant la voie qui pourra nous y conduire sans dérapage. Pendant huit semaines, les forces vives de la nation, réunies en Conférence Nationale, ont essayé de faire l’autopsie de notre société”. A l’orée des années 1990, dans le contexte de la chute du mur de Berlin et de l’effondrement du bloc soviétique, les conférences nationales sont un phénomène qui se répand dans plusieurs pays francophones africains. Le climat politique du Togo, qui voit dans les rues de Lomé – capitale du pays – la lutte entre partisans du Président-Général Eyadema Gnassingbé et fervents opposants au régime militarisé, conduit à la tenue d’une assemblée, qui s’autoproclame “souveraine”. Ce “haut lieu de dialogue, de concertation et de prises de décision” a vocation à donner une réponse constitutionnelle à la crise politique que connaît le Togo pour tenter d’amorcer un processus démocratique.
Les facteurs contribuant à la remise en cause du système politique togolais
Le Togo indépendant, et démocratique?
Mandat de l’ONU placé sous la tutelle de la France depuis la fin de la Seconde Guerre Mondiale, le Togo déclare son indépendance le 27 avril 1961 et se dote d’une Constitution qui impose un régime présidentiel. Sylvanus Olympio, alors considéré comme le père de l’indépendance, devient président et commence à mettre en place une politique autoritaire contestée, notamment par une branche de l’armée togolaise revenue d’Algérie. Ce groupe de soldats, engagé au côté de la France, majoritairement issu de l’ethnie Kabyé et dont fait partie Eyadema Gnassingbé, s’est vu refuser son intégration au sein de l’Armée Nationale Togolaise. Il en résulte la tentative de premier coup d’Etat par l’assassinat de Sylvanus Olympio le 13 janvier 1963. Un comité militaire insurrectionnel organise de nouvelles élections présidentielles, remportées par Nicolas Grunitsky, et la rédaction d’une nouvelle Constitution. Mais face à la persistance de difficultés économiques, politiques et socio-ethniques, l’armée renverse à nouveau le pouvoir le 13 janvier 1967, suspend la Constitution, dissout l’Assemblée nationale et met en place le Lieutenant-colonel Gnassingbé Eyadema qui reste au pouvoir jusqu’en 2005.
Un pouvoir militaire et exclusif contesté
Chef d’Etat-Major des Armées lors de sa montée au pouvoir, Gnassingbé Eyadema devient officiellement président de la République du Togo, chef du gouvernement et ministre de la Défense le 15 avril 1967. Ses premières actions consistent à supprimer le multipartisme pour faire de son parti le Rassemblement du peuple togolais (RPT), le seul autorisé et par conséquent, devenir le seul candidat officiel aux élections présidentielles. Durant ses mandats, il tente de développer le pays par une politique de nationalisation et favorise l’entrée des investissements étrangers, ce qui lui confère une image favorable. Ainsi, jusque dans les années 1980, le Togo connaît une croissance économique importante, corrélée à une période de “calme” politique. Mais à partir de 1986 avec le coup d’Etat manqué organisé par le Ghana contre le Président togolais, le gouvernement devient intransigeant face à toute force d’opposition : les répressions militaires fortement usitées déclenchent un cercle vicieux de violence, comme le démontre le massacre de la Lagune de Bè le 10 avril 1991.
Par ailleurs, un certain nombre d’événements comme la tenue de la conférence du professeur Adani Ifè “Problématique de la démocratie et progrès social” (1989) condamnant fermement le régime eyadémiste, mais également l’affaire des “Tracts séditieux” de Hilaire Dossouvi Logo et Tino Doglo Agbélenko (1990) marquent le début de la démythification du Président-Général. En parallèle, l’appel au processus de démocratisation du président François Mitterrand lors du Sommet franco-africain de La Baule en juin 1990 et la création de la Ligue Togolaise des Droits de l’Homme le 20 juillet 1990 par Joseph Kokou Koffigah contribuent à la révolte d’intellectuels et à des soulèvements populaires.
Entre opposition au pouvoir personnel et militaire de Gnassingbé Eyadema et volonté de libéralisation démocratique, les grèves, manifestations et soulèvements populaires demandant une nouvelle Constitution se font de plus en plus nombreux. Le gouvernement répond d’abord aux revendications par la répression, puis des concessions sont faites comme l’instauration du multipartisme et la mise en place de la Commission des Cent-Neuf pour la rédaction d’une Constitution. Mais cette Commission est tuée dans l’œuf, les réclamations – notamment le meeting du 29 mai 1991 sur le stade de Lomé et la grève du 6 juin – portent sur la tenue d’une Conférence nationale à l’image de celle réalisée au Bénin. Face à ces moyens de pression, le Président togolais signe les Accords du 12 juin 1991 sur la tenue d’une Conférence nationale.
Le déroulement de la Conférence Nationale : instaurer un dialogue en faveur de la nation togolaise
Le 8 juillet 1991 dans la salle Fazao de l’Hôtel du 2 février s’ouvre la Conférence nationale togolaise organisée par un présidium élu, avec à sa tête Monseigneur Philippe Kpodzro Fanoko, archevêque émérite de Lomé. La nécessité d’inclure les prérogatives du peuple se traduit dans le concept de “souveraineté” imposé au président.
L’importance de la notion de souveraineté
L’objectif premier de l’élaboration de la Conférence est, selon les revendications populaires, de recentrer les pouvoirs décisionnels en faveur de la population togolaise et de contribuer à la libéralisation de la démocratie. Ainsi, il semble légitime de trouver à l’Article 1er de l’Acte n°1 du 16 juillet 1991 l’affirmation suivante : “La Conférence Nationale est souveraine”. Pourtant, ce point primordial a fait grand débat dans le processus de négociation de la Conférence. En effet, Gnassingbé Eyadema se considérant comme représentant du peuple et garant de son unité, il refuse de reconnaître certaines formules de l’acte de la Conférence Nationale comme l’importance “de rétablir le Peuple togolais dans la plénitude de ses attributs de souveraineté” ou encore la mission qu’elle se donne énoncée de la manière suivante “la Conférence nationale a pour mission essentielle de redéfinir les valeurs fondamentales de la Nation et de créer les conditions d’un consensus national en vue de l’instauration d’un Etat de Droit et d’une démocratie pluraliste”. En ce que les membres du présidium reconnaissent comme symbole de la réappropriation du pouvoir par le peuple, le président Gnassingbé Eyadema y voit un “coup d’Etat civil” qu’il dénonce dans son discours inaugural de la Conférence. Les représentants des Forces Armées Togolaises (FAT) ainsi que les membres du gouvernement qui avaient accepté de participer aux travaux, quittent la Conférence, laissant les membres du présidium décider seuls des mesures à prendre.
Complot contre le président ou compromis du gouvernement ?
L’absence de représentation du pouvoir en place lors de la Conférence va permettre au présidium de revenir sur des révélations qui entachent le pouvoir d’Eyadema Gnassingbé comme l’existence de bagnes où les conditions de vie seraient abominables, ou encore la pratique de tortures et assassinats de détenus politiques dans les années 1970. L’assassinat de l’ex-président Sylvanus Olympio est également évoqué du fait de la présence de son fils, Gilchrist Olympio, chef de l’Union des Forces de Changement. A travers ces dénonciations, le présidium décide que la Conférence Nationale doit permettre la mise en place d’une transition pour priver Eyadema Gnassingbé de ses pouvoirs régaliens. Ainsi, la Conférence se clôt le 28 août 1991 par l’élection de Joseph Kokou Koffigoh au poste de Premier ministre de transition, assisté par le Haut Conseil de la République chargé d’élaborer une nouvelle Constitution et de préparer des élections pour 1992. Alors qu’il se voit attribuer un rôle purement honorifique, Gnassingbé Eyadema accepte les termes de la Conférence – à demi mot puisqu’il ne se présente pas à la cérémonie de clôture et fait lire son discours par Alex Gachin Mivêdor. En revanche, il propose un compromis : rester président lors de la période de transition et avoir le droit de se présenter aux élections de 1992, qui est accepté.
Pendant que les principaux opposants au régime d’Eyadema Gnassingbé se réunissent pour tenter de mettre en place une Conférence, d’abord souveraine, puis opposée au président, celui-ci s’emploie à verrouiller militairement et méthodiquement le Togo afin de pourvoir des forces militaire opérationnelles capables de répression. Le 28 novembre 1991, dans un climat de quasi guerre civile, Joseph Kokou Koffigoh enlevé par l’Armée togolaise est contraint d’ouvrir son gouvernement aux membres du Rassemblement du peuple togolais et d’annoncer la fin du régime de transition.
L’impact de la Conférence nationale souveraine : vers une démocratisation du Togo ?
Le constat d’un régime de transition déchu, d’un projet de Constitution abandonné, du pouvoir politique repris par Gnassingbé Eyadema et légitimé par sa victoire aux élections de 1993, met en évidence que les efforts de la Conférence nationale souveraine semblent n’avoir servis à rien. Pourtant, les impacts de cette initiative sont encore visibles 25 ans après sa clôture.
Un échec démocratique
Les conséquences immédiates de la Conférence nationale souveraine ont surtout favorisé Gnassingbé Eyadema, dissimulant ce qui est, de facto, son troisième coup d’Etat,en montée au pouvoir démocratique, de jure. En effet, sa place de président est légitimée par le compromis de 1991 et par sa déclaration d’entreprendre (une nouvelle fois) une Constitution dans laquelle les modalités d’accès à la tête du gouvernement sont fixées par l’expression du suffrage universel direct lors d’élections, avec des candidats ne pouvant s’y présenter plus de deux fois. Ainsi, en août 1993 Eyadema Gnassingbé se soumet à ce jeu politique qu’il remporte avec 94,4% des voies. L’opposition organise de nombreuses grèves et manifestations auxquelles le gouvernement répond – à nouveau – par des répressions excessives faisant une cinquantaine de morts. Si l’Union Européenne décide de tourner le dos au Togo, ce n’est pas le cas du Ghana et de l’Afrique du Sud qui tentent d’établir des relations diplomatiques, par lesquels les chefs d’Etats espèrent faire cesser ce qu’Amnesty International qualifie en 1999 de “règne de la Terreur”. Ce rapport affirme que des centaines de personnes sont exécutées extrajudiciairement suite à la proclamation des résultats des élections de 1998 en faveur de Gnassingbé Eyadema, alors que celui-ci s’était engagé à respecter la Constitution de 1992, à savoir ne pas se présenter pour un troisième mandat. Cette Constitution établie par le Président-Général et adoptée par référendum par le peuple togolais en 1992, subit quelques modifications permettant à Gnassingbé Eyadema de construire une véritable dynastie politique. Réélu en 2003, celui qui détenait le record de longévité politique à la tête d’un Etat africain décède brutalement en 2005 et son fils, Faure Gnassingbé, prend le pouvoir, conformément à la Constitution de 1992 qui confie le gouvernement à l’Assemblée Nationale si le Président n’est plus en mesure d’exercer ses fonctions. Sous la pression internationale, Faure Gnassingbé est contraint de démissionner mais se porte candidat aux élections, qu’il remporte avec plus de 60% des voix. Ce résultat, salué par des partenaires extérieurs comme la France, mais fortement contesté par l’opposition, divise le pays et l’entraîne dans une crise politique provoquant plus de 500 morts.
Le symbole de la lutte contre la dynastie Gnassingbé
La réélection systématique de Faure Gnassingbé (2010, 2015) dans des conditions douteuses, le non respect de la Constitution adoptée par le peuple en 1992, la répétition de manifestations et la réponse toujours aussi violente du gouvernement constituent un ensemble de facteurs qui amènent au constat de l’échec de la Conférence nationale souveraine qui visait à établir une totale souveraineté du peuple togolais en débarrassant le gouvernement des Gnassingbé. Pourtant, en août 2016, l’anniversaire de la Conférence nationale souveraine est fêté dans Lomé et semble devenir le symbole des protestations qui ont lieu actuellement au Togo. En effet, selon les « Forces démocratiques » composées des quatorze partis opposés au gouvernement, célébrer les vingt-cinq ans de la Conférence figure comme un devoir de mémoire à la gloire de ceux qui se sont levés contre Eyadema et qui ont œuvré à la création d’une Constitution juste et démocratique. Ils appellent à présent le peuple à se soulever pour rétablir cette Constitution, mettre en place un Etat de droit et « rompre définitivement avec l’exercice dictatorial et oligarchique du pouvoir d’Etat concentré dans les mains d’un seul individu ou d’un seul clan qui tient la grande majorité des Togolais en situation d’esclaves ». Depuis août 2017, le Togo est plongé dans un climat politique complexe que la communauté internationale feint d’ignorer. La nomination de Faure Gnassingbé à la tête de la Communauté économique des États de l’Afrique de l’Ouest (CEDEAO) et son implication majeure dans la réduction de la pauvreté togolaise séduisent à la fois les chefs d’Etats étrangers, et les classes populaires intérieures. Ces constats se basent notamment sur des chiffres qui attestent du progrès économique majeur du Togo mais tendent à invisibiliser les difficultés politiques internes.
Le Togo est un exemple percutant du déferlement de volonté démocratique à travers l’Afrique à la fin du XXe siècle, car il montre la détermination dont fait preuve la population pour lutter contre un pouvoir dynastique et militaire qui perdure depuis 50 ans. Si la Conférence nationale souveraine n’a pas atteint immédiatement les objectifs qu’elle s’était fixée, elle n’en demeure pas moins un étendard érigé contre la violence du système gouvernemental en place. Elle est aussi le symbole d’un dialogue possible pour l’établissement d’un Etat de droit dans un pays au fort potentiel économique, dont seul l’apaisement politique permettra un réel développement de puissance.
Amélie Delcamp
Bannière : Faure Gnassingbé, le président togolais, aux Nations Unies en 2015.
Bibliographie
Actes du 16 juillet 1991 de la Conférence Nationale Souveraine
Conférence Nationale Souveraine du Togo : message de Gnassingbé Eyadema lu par Ayité Mivêdor, TOGOVISION, 8 mars 2015, URL
Page de la Banque mondiale sur le Togo
Témoignage de Hilaire Logo Dossouvi URL
Articles de presse
Togo : il y a vingt ans, la tuerie de la lagune de Bè, RFI, 16/04/2011 URL
Le président togolais Faure Gnassingbé élu à la tête de la CEDEAO, RFI, le 05/06/2017 URL
Togo : Revendication d’un retour à la Constitution de 1992 / conference de presse des forces democratiques a l’occasion du 25 ème anniversaire de l’adoption de la constitution de 1992, TOGOSITE, le 27/09/2017 URL
Togo : l’opposition de retour en masse dans les rues, JEUNE AFRIQUE, le 06 septembre 2017 URL
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